La Guerre dans les airs

5.

Alors, sous la direction de Kurt, Bert débuta dans ses fonctionsd’aérostier.

La tâche immédiate qui s’offrait au capitaine duVaterland était très simple : il fallait flotter à toutprix. Bien qu’il eût perdu de sa première violence, le ventsoufflait encore assez fort pour rendre très dangereuxl’atterrissage d’une masse aussi malaisément maniable, au cas mêmeoù il aurait été avantageux pour le Prince d’atterrir dans unecontrée inhabitée, pour risquer finalement d’être fait prisonnier.Il était donc de toute nécessité de maintenir le dirigeable dansl’air, jusqu’à la prochaine accalmie, et de descendre alors dansquelque district désert du territoire canadien, où l’on aurait lachance peut-être de procéder en paix à des réparations de fortuneou bien de pouvoir attendre qu’un autre aéronat vînt recueillir lesnaufragés. Dans ce but, il fallait se débarrasser de tout poidsinutile. Avec une douzaine d’hommes, Kurt fut désigné pour allerdans la partie défoncée du dirigeable, où il devait tailler etdépecer, bribes par bribes, à mesure que l’aéronef s’approchait dusol, tout ce qui était inutilisable. Ainsi, Bert se trouva, arméd’un coutelas, grimpant de-ci de-là dans le filet du ballon, àquatre mille pieds au-dessus du sol, s’efforçant de comprendre Kurtquand l’officier s’exprimait en anglais et de le deviner quand ilparlait allemand.

C’était un exercice à donner le vertige, mais pas autantcertainement que se l’imagine le lecteur confortablement assis dansune chambre bien chaude, les pieds au feu et le ventre plein. Bertpouvait, sans être incommodé, regarder au-dessous de lui etcontempler le paysage arctique où, à présent, n’apparaissait plusla moindre trace d’habitation : c’étaient de hautes falaisesrocheuses, des cascades et de larges fleuves bouillonnants etdésolés, des bouquets d’arbres et des fourrés de plus en plusrabougris. Et, sur les pentes, de temps à autre, des vallonnementspleins de neige. Pendant que cette morne contrée se déroulait souslui, Bert, solidement cramponné au filet, tailladait la toilerésistante et glissante. Bientôt, ses compagnons et lui parvinrentà disjoindre de la carcasse un enchevêtrement de tiges et detringles tordues, qu’ils jetèrent à bas, en même temps qu’un grosfragment du ballonnet compensateur. Ce fut un instant critique :allégé de cette pesante entrave, le dirigeable fit dans les airs unbond soudain ; on eût pu croire à bord que le Canada toutentier tombait du même coup. L’encombrant paquet de débris s’étalaen dégringolant et alla de nouveau s’entortiller inextricablementsur le bord d’une gorge abrupte. Comme un singe transi de froid,Bert s’agrippa aux cordages, et, pendant cinq bonnes minutes, pasun de ses muscles ne bougea.

Ce dangereux travail lui offrait une réelle distraction :par-dessus tout, il ne se sentait plus l’étranger isolé et dont onse méfie ; il poursuivait maintenant avec les autres un butcommun, et il rivalisait amicalement avec eux pour achever sa tâchele premier. Le respect et l’affection qu’il avait éprouvés àl’égard de Kurt d’une façon latente seulement croissaient etgrandissaient. Avec une corvée à commander, Kurt devenait admirable: prompt, attentif, indulgent, fécond en ressources et toujoursprêt à mettre lui-même la main à l’ouvrage, on le voyait partout àla fois. On oubliait son teint trop rose, ses airs légers etpersifleurs ; dès qu’un des hommes se trouvait embarrassé, ilsurvenait avec des conseils pratiques et sûrs il leur apparaissaitcomme un frère aîné.

L’escouade du lieutenant détacha encore trois énormes morceauxde carcasse, après quoi Bert fut fort heureux de regrimper dans lescabines et de laisser la place à une autre escouade. En rentrant decorvée, les aérostiers reçurent une ration de café chaud, car,malgré leurs vêtements et leurs gants épais, ils étaient glacés.Ils s’assirent pour boire, se contemplant les uns les autres avecsatisfaction. Un de ses voisins adressa à Bert, sur un ton aimable,quelques mots en allemand, auxquels l’Anglais répondit par unhochement de tête et un sourire. Grâce à l’entremise de Kurt, Bert,qui avait les chevilles à moitié gelées, réussit à obtenir unepaire de bottes que lui prêta l’un des blessés.

Dans l’après-midi, le vent perdit beaucoup de sa force, et detemps en temps des flocons voltigèrent. Au-dessous, les surfacesneigeuses devenaient aussi de plus en plus fréquentes et étendues,et les seules traces de végétation consistaient en bouquets de pinset de sapins dans les vallées basses. Kurt, accompagné de troishommes, pénétra dans les compartiments encore intacts, en fits’échapper une certaine quantité de gaz, et vérifia une série depanneaux de déchirure pour la descente. Tout ce qui restait debombes et d’explosifs dans les soutes fut lancé par-dessus bord, etle désert retentit de formidables détonations. Vers quatre heuresaprès midi, sur une vaste plaine rocheuse, en vue de falaisescouronnées de neige, l’aéronat atterrit.

Ce fut nécessairement une opération difficile et violente, carle Vaterland n’avait pas été construit en vue desmanœuvres de sphérique. Le capitaine fit déchirer un panneau troptôt et les autres pas assez tôt. La masse s’abattit lourdement surle sol et rebondit de guingois ; la galerie extérieures’enfonça dans le carré des officiers, blessant mortellement vonWinterfeld ; puis, après avoir traîné à terre un bon moment,le Vaterland s’effondra définitivement. Le bouclier deproue et le canon-revolver culbutèrent sur les cabines, deux hommesfurent grièvement meurtris par des montants et des fils de ferrompus, et Bert demeura quelque temps immobilisé sous une traverse.Quand enfin il put se dégager et envisager la position, le grandaigle noir qui avait si magnifiquement pris son essor en Franconie,six jours auparavant, était affalé lamentablement sur les rochersde cette région désolée ; il avait l’air ainsi d’un volatilefort misérable, que quelqu’un aurait jeté de côté après lui avoirtordu le cou. Debout et muets, plusieurs aérostiers contemplaienttour à tour l’épave et la contrée déserte où ils étaient venuss’échouer. D’autres travaillaient déjà sous la tente improvisée queformait déjà la toile du ballon. Le Prince avait fait quelques pasà l’écart et scrutait les crêtes lointaines au moyen de sesjumelles. Ces crêtes barrant l’horizon ressemblaient à d’anciennesfalaises marines ; en deux endroits tombaient de hautescascades, et ailleurs de petits bouquets de conifères tranchaientsur le roc. Plus près, le sol était recouvert de roches arrondies,entre lesquelles poussait une végétation rabougrie, arbustes sansramifications et fleurs sans tiges. On n’apercevait nulle part decours d’eau, mais l’air était sonore du fracas d’un torrent proche.Un vent glacial et mordant soufflait. De temps à autre, un floconde neige voltigeait. Après le dirigeable léger et rapide, le solgelé de cette terre sans printemps paraissait, sous les pieds deBert, singulièrement mort et pesant.

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