La Guerre dans les airs

Chapitre 8LA GUERRE MONDIALE

1.

Cette idée que le monde entier était en guerre n’entra quelentement dans le cerveau de Bert. Son imagination fut lente aussià se représenter les contrées riches et populeuses, loin dessolitudes arctiques, affolées d’épouvante en voyant glisser dans leciel, comme un fléau nouveau, les armées aériennes. Il n’était pasaccoutumé à penser au monde comme à un ensemble ; il ne levoyait que comme un espace sans limites, où se produisaient desévénements en dehors de sa vision immédiate. La guerre pour luiétait une source de nouvelles sensationnelles, quelque chose qui sepassait dans une région restreinte, appelée « le théâtre de laguerre », et tout pays étranger était, à ses yeux, une arène decombat. Les nations avaient tellement rivalisé d’ardeur dans ledomaine des recherches et de l’invention, leurs plans et leursacquisitions avaient été si secrets et en même temps si parallèlesque, quelques heures après que la flotte germanique eut quitté laFranconie, une Armada asiatique prit son essor vers l’ouest,au-dessus des multitudes émerveillées de la plaine du Gange. Maisla Confédération de l’Asie orientale avait conçu ses préparatifssur une échelle infiniment plus colossale que ne s’y étaientrisqués les Allemands.

– Du coup, – déclara Tan Ting-siang, – nous rattrapons etdépassons l’Occident. Nous rétablissons la paix du monde, que cesbarbares ont ébranlée.

La multiplicité des inventions asiatiques, la promptitude et lemystère avec lesquels on les avait mises en œuvre avaient debeaucoup surpassé l’énergie teutonne. Là où les Allemandsemployaient cent hommes, les Asiatiques en avaient dix mille à labesogne. Les monorails qui parcouraient alors en tous sens lasurface de la Chine amenaient aux gigantesques parcs aéronautiquesde Chinsi fou et de Tsingyen, une inépuisable quantité d’ouvriershabiles dont les capacités et le rendement industriel étaient fortau-dessus de la moyenne européenne. La nouvelle de l’initiativeinattendue de l’Allemagne ne fit qu’accélérer les efforts desJaunes. Au moment du bombardement de New York, les Allemandsdisposaient à peine de trois cents navires évoluant dans les airs.Le total des unités qui composaient les flottes asiatiques partiesvers l’est, l’ouest et le sud, devait se monter à plusieursmilliers. En outre les Asiatiques possédaient une réelle machinevolante de combat, appelée le Niaio, engin léger et efficace,infiniment supérieur aux Drachenflieger. C’était, commeces derniers, une machine montée par un seul homme, mais construitetrès légèrement d’acier, de bambou et de soie chimique, avec unmoteur transversal et des ailes latérales battantes. L’aéronauteemportait un canon qui lançait des projectiles explosifs chargésd’oxygène, et, conformément à la tradition japonaise, il était arméd’un sabre. Ces aviateurs étaient tous japonais et c’est un faitcaractéristique qu’on avait imposé à chacun d’eux d’être un expertà l’arme blanche. Les ailes de ces aéroplanes se terminaient, commecelles des chauves-souris, par des crampons, grâce auxquels ilss’accrochaient aux dirigeables ennemis qu’ils assaillaient. Ceslégers engins étaient transportés par les escadres aériennes etexpédiés, par terre ou par mer, sur le théâtre de la guerre. Selonle vent, ils franchissaient d’une traite des distances de deux àcinq cents milles.

Dès que fut connu le but de l’expédition que commandait leprince Karl Albert, les essaims asiatiques prirent l’atmosphère.Aussitôt, chaque puissance commença frénétiquement à construire desdirigeables et tous les genres approximatifs de machines volantesque les inventeurs présentèrent. Ce n’était plus l’heure d’êtrediplomate. Les injonctions et les ultimatums furent télégraphiés entous sens, et, en quelques heures, le monde entier, affolé par lapanique universelle, fut ouvertement en guerre, une guerre des pluscompliquées. L’Angleterre, la France et l’Italie avaient ouvert leshostilités contre l’Allemagne et violé la neutralité suisse. À lavue des aéronefs asiatiques, une insurrection hindoustane avaitéclaté au Bengale, en même temps qu’une contre-révolte mahométanegagnait les provinces du nord-ouest et s’étendait du désert de Gobià la Côte de Guinée. La Confédération de l’Asie orientale s’emparades sources de pétrole de la Birmanie et attaqua indistinctementl’Amérique et l’Allemagne. En moins d’une semaine, elle installades chantiers de construction d’aéronefs à Damas, au Caire, àJohannesburg. L’Australie et la Nouvelle Zélande se hâtaientfébrilement de se pourvoir d’engins aériens. Cette véhémenteactivité offrait un aspect unique et terrifiant : la rapidité aveclaquelle on pouvait produire ces monstres. Alors qu’il fallait dedeux à quatre ans pour acheter un cuirassé, deux ou trois semainessuffisaient pour un dirigeable. De plus, comparé même à untorpilleur, l’aéronat était remarquablement simple à établir : dèsqu’on disposait des matériaux nécessaires aux compartiments quirenfermaient le gaz, dès qu’on possédait les moteurs, les appareilsde production du gaz et les plans, le montage était infinimentmoins compliqué et beaucoup plus facile que l’assemblage desparties d’un vaisseau de bois cent ans auparavant. Or, à présent,du Cap Horn à la Nouvelle Zambie, et de Canton à Canton par le tourdu monde, on trouvait en tous lieux des usines, des manufactures,des ressources industrielles infinies.

Les dirigeables allemands étaient à peine en vue des flots del’Atlantique, et la première flotte asiatique était à peineannoncée dans la Haute Birmanie, que le fantastique édifice ducrédit et de la finance, qui avait soutenu économiquement le mondedepuis un siècle, branla sur ses bases et s’écroula. Dans toutesles Bourses de la terre, ce fut une avalanche de titres que lesporteurs voulaient vendre ; les banques suspendirent leurspaiements, les affaires furent paralysées et cessèrent ; parune sorte d’élan acquis, les manufactures demeurèrent actives,achevant les commandes de clients en déconfiture ou massacrés déjà.Cette cité de New York, que Bert admira, se débattait, malgré toutela splendeur de ses lumières et de son mouvement, dans un krachéconomique et financier, sans exemple dans l’histoire. Le torrentdes approvisionnements diminuait et, avant que la guerre mondialeeût duré quinze jours (vers le temps à peu près où le mât defortune fut planté dans le désert du Labrador), il n’existait plusune ville au monde, en dehors de la Chine, où le gouvernement etles autorités locales n’eussent adopté des mesures de circonstancepour obvier au manque de nourriture et à l’encombrement des genssans emploi.

La guerre aérienne, une fois déchaînée, devait presquefatalement entraîner la désorganisation sociale. Les Allemandsfurent les premiers à discerner cette conséquence, lors de leurattaque contre New York ; ils constatèrent qu’un aéronatpossède un énorme pouvoir de destruction sur tout ce qui s’étendau-dessous de lui, mais qu’il est à peu près incapable d’occuper etde maintenir en état de soumission une position qui s’est rendue.En face de populations citadines souffrant de la débâcleéconomique, exaspérées par la famine, cette impuissance relativedes flottes aériennes permit nécessairement des collisionsviolentes et funestes ; de sorte que, sous la menace même desaéronats évoluant inactifs dans les airs, des troubles sanglantséclataient et la guerre civile régnait. Jamais encore on n’avaitenregistré une pareille perturbation, à moins qu’on n’en prennecomme une image réduite l’attaque de quelque vaste agglomérationsauvage ou barbare par un navire de guerre au XIXe siècle, ou l’unde ces bombardements navals qui déparent l’histoire de l’Angleterreà la fin du XVIIIe siècle. Ce furent alors des destructions et desmassacres qui laissaient vaguement prévoir les atrocités de lalutte aérienne. De plus, avant le XXe siècle, on n’avait eu qu’unexemple, et relativement sommaire, avec l’insurrection de laCommune de Paris, en 1871, de ce dont était capable une populationurbaine moderne en temps de conflit armé.

Les mêlées aériennes révélèrent une autre particularité qui eutson contrecoup sur le bouleversement social. Les aéronatsmilitaires ne pouvaient à peu près rien les uns contre les autres.Il leur était facile de lancer, avec les effets les plusmeurtriers, une pluie d’explosifs sur tout ce qui se trouvaitau-dessous d’eux. Les villes et les campagnes, les forts et lesnavires étaient à leur merci ; mais, à moins qu’ils fussentdisposés à un abordage qui devenait un suicide, ils étaientcomplètement impuissants à se causer mutuellement d’importantsdommages. Le seul armement des énormes dirigeables allemands, aussigigantesques que les plus grands transatlantiques, consistait en uncanon-revolver qu’on aurait pu aisément, avec tous ses accessoires,charger sur deux mules. En outre, quand il devint évident que ladomination de l’air ne s’obtiendrait pas sans combat, les soldatsaéronautes et aérostiers furent pourvus de petites carabines àballes explosibles chargées d’oxygène et de substancesinflammables. Mais, somme toute, les dirigeables n’étaient pasmieux fournis, en fait de cuirassement et d’armement, que la pluspetite canonnière. En conséquence, lorsque ces monstres devaient envenir aux prises, ou bien ils manœuvraient pour s’élever et pourdominer l’adversaire, ou bien ils s’abordaient comme des jonques,et leurs équipages combattaient en se lançant des bombes, enluttant corps à corps, tout comme au moyen âge. Les risques dechavirer et de choir sur le sol équilibraient, pour l’assaillant,les chances de victoire. Aussi remarque-t-on, chez les amirauxaériens, après leurs premières expériences, une tendance croissanteà éviter la défensive et à chercher plutôt l’avantage moral d’unecontre-attaque.

Si, en vue des résultats immédiatement décisifs, les dirigeablesse montraient insuffisants, les aéroplanes apparaissaient aussi outrop instables, comme ceux des Allemands, ou trop légers comme ceuxdes Japonais. Plus tard, il est vrai, les Brésiliens firent usagede machines volantes de type et de dimensions tels qu’ellespouvaient attaquer les dirigeables, mais ils n’en construisirentqu’un petit nombre dont ils se servirent seulement chez eux, et onn’en retrouva plus trace par la suite.

Les luttes aériennes étaient donc extraordinairementdévastatrices, et demeuraient cependant tout à fait indécises. Cegenre d’hostilités offrait ce trait unique, de laisser chacun desbelligérants exposé aux représailles de l’ennemi. Dans toutes lesprécédentes formes de guerre, sur terre ou sur mer, le vaincu étaitrapidement mis hors d’état d’envahir le territoire de sonantagoniste et d’inquiéter ses communications. On combattait sur unfront de bataille, et, derrière ce front, le vainqueur, sesapprovisionnements et ses ressources, ses villes, ses manufactures,son capital, le pays entier, restaient en sécurité. Lors d’unecampagne navale, quand il avait anéanti les escadres del’adversaire, le vainqueur bloquait ses ports, s’emparait de sesstations de charbon et donnait la chasse à tous les navires quimenaçaient ses propres ports. Établir un blocus et investir descôtes demeure dans la limite des choses possibles, mais commentbloquer et cerner la surface entière d’un pays ? Il faut unlong temps pour construire des croiseurs, armer des corsaires, etl’on ne peut les emballer et les transporter subrepticement d’unpoint à un autre. Dans la guerre aérienne, le vainqueur, même s’ilannihilait la flotte antagoniste, était contraint de surveillertoute la contrée ennemie, de découvrir et de détruire tous leschantiers où il serait possible de construire des engins nouveauxet peut-être plus redoutables. La nécessité impérieuse s’imposaitpour lui d’emplir le ciel de dirigeables, par conséquent de lesconstruire par milliers et de former des aéronautes par centainesde milliers. Un aéronat dégonflé peut aisément se dissimuler sousun hangar, dans une rue de village, dans un bois ; unaéroplane démonté est encore moins encombrant.

Dans les airs, en outre, toutes les directions mènent partout.Il n’y a ni passages, ni défilés, ni détroits, où l’on puisse dired’un adversaire : « Pour assiéger ma capitale, il faut qu’ildébouche par ici. »

Ce n’était donc par aucune des méthodes établies qu’on pouvaitmettre fin aux hostilités. La flotte du parti A, comprenant unmillier de dirigeables, a défait la flotte du parti B, et, évoluantau-dessus de la capitale du vaincu, menace de la bombarder si B necapitule. Par la télégraphie sans fil, B réplique qu’en ce momentmême une de ses escadres aériennes, composée de trois aéronefscorsaires à grande vitesse, bombarde la principale villemanufacturière de A. Celui-ci dénonce comme pirates les aéronefs deB, bombarde sa capitale, se lance à la poursuite des corsaires,tandis que B, dans un état de surexcitation passionnée etd’héroïsme indomptable, se met à l’œuvre au milieu de ses ruines,fabrique de nouveaux vaisseaux aériens et des approvisionnementsd’explosifs, qui, du reste, profitent à A. La guerre devient ainsiforcément une guérilla universelle, impliquant inévitablementl’élément civil et tout l’appareil de la vie sociale.

Le monde ne s’attendait pas à ces aspects de la lutte aérienne.Nulle sagacité clairvoyante n’avait déduit ces conséquences, qui,si on les avait présagées, auraient pu être réglées par laConférence Universelle de la Paix dès 1900. Mais l’inventionmécanique se développait avec une rapidité d’allure que neparvenait pas à suivre l’organisation intellectuelle et sociale, etle monde, avec ses vieux drapeaux, son absurde tradition desnationalités, sa presse populaire, ses impérialismes et sespassions plus populaires encore, ses bas mobiles commerciaux, sesvulgarités et ses mensonges habituels, ses hypocrisies et sesconflits de race, fut surpris par la catastrophe. Une fois laguerre commencée, rien ne l’arrêta plus. Le fragile édifice ducrédit, – qui avait des proportions que nul n’avait prévues, et quiavait tenu dans une dépendance réciproque des centaines de millionsd’hommes, sans que personne s’en rendît clairement compte, –s’effondra dans la panique. Partout, dans l’atmosphère, lesdirigeables évoluaient, faisant pleuvoir les bombes, détruisanttout espoir même de relèvement, et partout, sur terre, régnaient lecataclysme économique, l’émeute et le désordre social, la faminequi exaspérait les foules sans travail. Toutes les intelligencesdirigeantes et créatrices qui guidaient les nations avaient étéemportées dans le torrentueux écroulement. Les journaux et lesdocuments historiques qui survivent de cette période répètent lemême récit : les villes privées de leurs approvisionnements, lescitoyens affamés et chômant, se pressant par les rues ; lesadministrations désorganisées, remplacées par l’état desiège ; des gouvernements provisoires et des comités dedéfense, et, dans le cas de l’Inde et de l’Égypte, des comitésinsurrectionnels se chargeant d’armer les populations, dedistribuer l’artillerie aux révoltés, et de fabriquerprécipitamment des dirigeables et des aéroplanes.

On entrevoit cet universel tohu-bohu, par intermittence, comme àtravers un voile de nuages qui se déchire. C’est la dissolutiond’une époque, l’anéantissement d’une civilisation qui s’était fiéeau machinisme, et qui vit la machine devenir l’instrument de saruine.

Alors que l’effondrement des grandes civilisations précédentes,celle de Rome, par exemple, avait été l’œuvre de plusieurs siècles,s’était produit phase après phase, comme un homme vieillit etmeurt, le cataclysme qui anéantit notre civilisation survint tout àcoup, comme la locomotive ou l’auto qui écrase le piéton, et ladestruction qu’il causa fut rapide et définitive.

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