La Guerre dans les airs

5.

À l’instant où Bert et Grubb allaient entonner leur refrain pourla troisième fois, ils aperçurent, très bas contre le ciel, dans lenord-ouest, un énorme ballon jaune doré qui s’avançait rapidementdans leur direction.

– Sapristi ! – maugréa Grubb. – Juste au moment où nouscommencions à empaumer le public, voilà une autre attraction. Tantpis ! Allons-y d’attaque.

Aux premières mesures du refrain, le globe doré descendit horsde vue.

– Ça y est ! Il est tombé, Dieu merci ! – soupiraGrubb.

D’un grand bond, le ballon reparut.

– Bigre ! – pesta Grubb. – Vas-y du rigodon, Bert, qu’ilsne regardent pas de l’autre côté.

À la fin de la danse, les deux artistes interrompirent lareprésentation pour contempler franchement le ballon.

– Il y a quelque chose qui ne va pas, – remarqua Bert.

Tout le monde à présent suivait des yeux l’aérostat quis’approchait à vive allure, poussé par une fraîche brise dunord-ouest. Les chants et les danses restèrent en panne : nul n’ysongeait plus. Bert et Grubb eux-mêmes les avaient oubliés, commele reste du programme. Le ballon avançait par sauts, comme si ceuxqui le montaient s’efforçaient d’atterrir. Il descendait lentement,touchait le sol et rebondissait instantanément à cinquante piedsdans les airs, pour se remettre aussitôt à descendre. La nacelleheurta un bouquet d’arbres, et la silhouette noire qu’on voyaits’affairer dans les cordages retomba ou chavira en arrière.L’aérostat, de plus en plus proche, apparaissait aussi gros qu’unemaison, et il arrivait tout droit sur la plage. Une longue cordependait de la nacelle, d’où un homme lançait des appelstonitruants. Tout à coup, on eût dit que l’aéronaute retirait sesvêtements, tout en penchant la tête par-dessus bord.

– Attrapez la corde ! – entendirent distinctement lesspectateurs.

– Un sauvetage, Bert ! – s’écria Grubb, en courant après lecordage.

Bert le suivit, et faillit culbuter en entrant en collision avecun pêcheur qui galopait vers le même but. Une femme, qui portait unbébé dans ses bras, deux garçonnets armés de pelles en bois, ungros monsieur en complet de flanelle atteignirent ensemble lacorde, et se mirent à danser comme des kangourous, dans leursefforts pour s’en saisir. Bert survenant réussit à poser le piedsur ce serpent frétillant et fugitif, se précipita dessus à platventre et l’empoigna ferme. En une demi-douzaine de secondes, toutela population éparse sur la plage se fut pour ainsi direcristallisée contre la corde, sur laquelle tout le monde tirait,obéissant aux ordres véhéments et stimulants de l’aéronaute.

– Tirez ! – criait l’homme. – Allez-y ! Tirezferme !

Le ballon, poussé par le vent, entraînait vers la mer sa grapped’êtres humains. Il s’inclina, toucha l’eau en un éclaboussementargenté et se releva vivement, comme on enlève son doigt quand, parinadvertance, on a frôlé quelque chose de brûlant.

– Tirez ferme, amenez toujours ! – continuait à crierl’aéronaute, – elle s est évanouie !

Il paraissait se démener autour d’un objet invisible, pendantque les sauveteurs amenaient la corde. Bert, en tête, aiguillonnépar la curiosité qui lui inspirait un beau zèle, trébuchaitcontinuellement dans l’ampleur de son costume de derviche… Il nes’était pas imaginé qu’un ballon pût être une chose aussivolumineuse, aussi légère, aussi instable. La nacelle, relativementpetite, se composait de panneaux en gros osier tressé. À quatre oucinq pieds au-dessus, était fixée, à un cercle d’aspect solide, lacorde sur laquelle on tirait. À chaque effort des sauveteurs, Bertamenait un mètre de corde, ce qui faisait descendre d’autant lanacelle d’où sortaient des rugissements furieux.

– Elle s’est évanouie !… C’est son cœur !… Son cœurs’est rompu après tout ce qu’elle a enduré !

Le ballon cessa toute résistance, et descendit presque d’un seulcoup. Bert, lâchant la corde, se précipita pour le maintenir duneautre façon et empoigna le rebord de la nacelle.

– Tenez bon ! – fit l’aéronaute dont la figure se relevatout contre celle de Bert.

C’était une figure bien connue, avec ses gros sourcils, son nezaplati, son énorme moustache noire. L’homme avait enlevé son vestonet son gilet dans l’idée probablement d’avoir à se jeter à l’eau,et sa chevelure noire était extraordinairement en désordre.

– Que tout le monde se cramponne après la nacelle ! –ordonna-t-il. – J’ai avec moi une dame qui s’est évanouie…, ou soncœur a cessé de battre… Mon nom est Butteridge… Butteridge, voilàmon nom… Tout le monde à la nacelle… Dans un ballon ! C’estbien la dernière fois que je me confie à un de ces appareilspaléolithiques…, la corde de dégonflement n’a pas fonctionné et lasoupape ne marche pas. Si jamais je mets la main sur la crapule quiaurait dû s’assurer !…

Il passa brusquement la tête entre les cordes et demanda sur unton suppliant :

– Vite, que quelqu’un aille chercher du cognac… du boncognac !

Quelqu’un se détacha et partit en courant.

Dans la nacelle, sur une sorte de couchette, en une attitudesavamment abandonnée, était étendue une dame grande, blonde,enveloppée dans un manteau de fourrure et coiffée d’un vastechapeau surchargé de fleurs. Sa tête se balançait contre le rebordcapitonné, ses yeux étaient fermés et sa bouche entrouverte.

– Ma chérie ! Nous sommes sauvés ! – cria M.Butteridge, d’une grosse voix à l’accent vulgaire.

La dame ne bougea pas.

– Ma chérie ! Nous sommes sauvés ! – répéta M.Butteridge sur un ton plus élevé encore.

La dame demeurait impassible.

Alors M. Butteridge révéla toute la fureur dont son âme étaitpleine.

– Si elle est morte, – tonitrua-t-il, en levant lentement sonpoing vers le ballon, au-dessus de sa tête, si elle est morte, jedéchir-r-r-r-rerai les cieux comme une loque !… Il faut que jela sorte d’ici. Je ne veux pas la laisser mourir dans un panierd’osier de neuf pieds carrés… elle qui est faite pour des palaisprinciers ! Tenez bon ! Y a-t-il parmi vous un hommesolide à qui je puisse la passer ?

D’un effort puissant, il prit la dame dans ses bras et lasouleva.

– Empêchez la nacelle de basculer, – fit-il à ceux quil’entouraient. – Pesez de tout votre poids… cette dame n’est paslégère et, quand je vous l’aurai passée, le ballon sera allégéd’autant.

D’un bond agile, Bert s’installa sur le rebord. Les autresempoignèrent plus fortement les cordages et le cercle.

– Êtes-vous prêts ? – demanda M. Butteridge.

Il monta sur la couchette, tout en soulevant soigneusement ladame. Puis il s’assit sur le bord opposé, en face de Bert, et passaune jambe à l’extérieur. Les cordages semblèrent le gêner.

– Quelqu’un veut-il m’aider ? Si l’un de vous veut recevoirmadame ?

À ce moment précis, alors que M. Butteridge se maintenaitd’aplomb avec son fardeau, en un équilibre essentiellementinstable, la dame revint de sa défaillance. Ce fut très prompt ettrès violent.

Alfred ! sauve-moi ! – fit-elle en un cri déchirant.Elle agita ses bras, cherchant un point d’appui, et étreignit M.Butteridge convulsivement.

Bert sentit la nacelle qui ballottait, sursautait et ledésarçonnait. Il aperçut aussi les bottines de la dame et la jambedroite de l’aéronaute, qui décrivaient un arc de cercle avant dedisparaître en dehors. Ses sensations furent complexes, etcomportèrent la certitude de ce fait, qu’il avait perdu l’équilibreet qu’il roulait la tête en bas et les jambes en l’air, àl’intérieur du panier d’osier. Il étendit les bras pour s’agripperà quelque chose. En effet, il se trouvait à peu près debout sur satête ; sa fausse barbe lui bâillonnait la bouche, sa joueglissa contre le capitonnage, son nez alla fouiller dans un sac desable. La nacelle fit un violent écart et ne bougea plus.

– Quelle maudite affaire ! – grommela-t-il.

Il se crut à moitié assommé, à cause d’un bourdonnement subitdans ses oreilles, et parce que les voix des gens lui arrivaientdiminuées et lointaines, comme des cris d’elfes dans l’intérieurdune colline.

Il éprouva une certaine difficulté à se remettre sur ses pieds.Ses membres s’enchevêtraient dans les vêtements dont M. Butteridges’était débarrassé pour être prêt à plonger dans les flots. Sur unton mi-fâché, mi-plaintif, Bert grogna :

– Vous auriez pu prévenir, avant de basculer le panier.

S’agrippant aux cordages, il se redressa tout étourdi.Au-dessous de lui, bien loin, les eaux bleues de la Mancheétincelaient. Presque à l’horizon, minuscule et ensoleillé, serapetissant comme si quelqu’un le tirait par les deux bouts,s’arrondissait le rivage, avec le groupe irrégulier de chalets quiconstituaient Dymchurch. Il apercevait encore la petite troupe degens à qui il avait brusquement faussé compagnie. Grubb, dans sonaccoutrement de Derviche du Désert, galopait au long de la mer, etM. Butteridge, dans l’eau jusqu’à mi-jambes, semblait pousser desappels formidables. La dame, accroupie sur le sable, avec sacoiffure florifère sur les genoux, était indignement délaissée. Àl’est et à l’ouest, la plage se parsemait de petits personnagesqui, les yeux au ciel, paraissaient n’avoir qu’une tête et despieds.

Le ballon, allégé de cent soixante kilos, poids de M. Butteridgeet de sa compagne, s’élevait dans les airs à la vitesse d’uneautomobile de course.

– Pour un sale coup, c’est un sale coup ! – opina Bert.

Avec une expression d’inquiétude, il contempla la plage fuyante,et se fit cette réflexion, qu’il ne se sentait pas pris de vertige.Ensuite, avec une vague idée d’essayer quelque chose, il examinasuperficiellement les cordages qui pendaient autour de lui. Mais,s’asseyant sur la couchette, il exprima à haute voix sa décision:

– Je ne vais pas me risquer à manipuler ces machines-là… Je netouche à rien… Pourtant, j’aimerais bien savoir ce qu’on fait enpareil cas.

Bientôt, il se mit debout et parcourut du regard le monde quis’enfonçait sous lui, les falaises crayeuses à l’est et le paysplat à l’ouest, des villes et des ports, des rivières et desroutes, et de nombreux navires avec leurs ponts et leurs cheminéesde plus en plus petits, sur la mer toujours plus vaste, et le grandviaduc du monorail qui franchissait le détroit de Folkestone àBoulogne, jusqu’à ce qu’enfin des nuages floconneux se fussentrassemblés en un voile opaque pour lui cacher la perspective. Iln’était ni effrayé, ni incommodé de vertige, mais seulement dans unétat de profonde consternation.

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