La Guerre dans les airs

2.

Bert, tout d’abord, n’envisagea pas sa situation d’une façonprécise et définitive. Il avait, en un temps si court, assisté àtant d’événements, où ses propres efforts avaient compté pour sipeu, qu’il était devenu passif et résigné. Le dernier projet laisséà son initiative avait été de parcourir les plages anglaises encostume de soi-disant derviche, pour dispenser à ses contemporainsdes distractions raffinées. Le destin, annulant sa décision, avaitjugé bon de l’expédier dans d’autres directions, l’avait ballottéde lieu en lieu, pour le lâcher soudain sur ce roc, entre lescataractes. Il ne vint pas immédiatement à l’esprit de Bert quec’était son tour de jouer, à présent ; une impression bizarrel’égarait, l’impression que cette fantasmagorie s’achèverait commeun cauchemar, que bientôt, à coup sûr, il se retrouverait dansl’atmosphère quotidienne de Bun Hill, avec Edna et Grubb ; quele rugissement et le scintillement de l’eau courante allaients’effacer, comme sur un rideau, après la représentationcinématographique, et que les choses coutumières et familièresreprendraient leur cours. Comme ce serait intéressant de raconterdans quelles circonstances il avait vu le Niagara !

Les paroles de Kurt lui revinrent en mémoire ; « Des êtresarrachés à ceux qui les aiment… Les foyers dévastés…, des êtrespleins de vigueur, de souvenirs, doués de mille qualités agréables,mourant de faim, écharpés, anéantis… »

Il se demanda, incrédule, si tout cela était vrai, tant iléprouvait de difficulté à y croire. Là-bas, tout là-bas, était-ilpossible que Tom et Jessica fussent dans une aussi terribleextrémité, que la petite boutique de fruiterie ne fût pas ouverte,avec Jessica servant respectueusement les clients, stimulant Tom ende brefs apartés, et veillant au départ ponctuel deslivraisons ?

Quel jour de la semaine était-ce ? Il ne le savait plus.Peut-être dimanche ? Alors, ils devaient être à l’église… àmoins qu’ils ne fussent cachés aussi dans des fossés. Qu’était-ilarrivé au propriétaire, le boucher ? Et à Butteridge, et auxbaigneurs de la plage de Dymchurch ? À Londres, également, desévénements inouïs s’étaient accomplis, comme il l’avait appris deKurt… Un bombardement ! Mais qui avait bombardé laville ? Tom et Jessica étaient-ils traqués, eux aussi, pard’étranges guerriers jaunes aux yeux mauvais, brandissant de grandssabres nus ? Il voulut se représenter tous les aspectspossibles du désastre, mais un seul s’offrait, qui éclipsait lesautres. Avaient-ils à manger ? Cette question le hantait,l’obsédait.

– Si l’on a très faim, peut-on manger des rats ?

L’accablement particulier qui l’oppressait ne provenait pas tantd’une anxiété patriotique que de la faim ; évidemment, il sesentait très affamé.

Après un instant de réflexion, il se dirigea vers le kiosquesitué non loin du pont écroulé.

Il doit bien s’y trouver quelques vivres…

Il en fit le tour deux fois, et s’attaqua aux volets, avec soncouteau de poche d’abord, et ensuite avec un solide piquet de bois.Finalement, un des volets céda ; il acheva de l’arracher etpassa sa tête à l’intérieur.

– Bon, il y a de la boustifaille !

Après avoir fait sauter le crochet du second volet, il entra etse mit en devoir d’explorer l’établissement. Il y découvritplusieurs flacons de lait stérilisé, des bouteilles d’eau minérale,deux énormes boites de biscuits, un grand bocal de gâteaux éventés,des cigarettes en quantité mais trop sèches, quelques boîtes deviande et de fruits conservés, et des assiettes, des couteaux, desfourchettes, des verres pour plus de cinquante personnes. Il yavait aussi un buffet en zinc, mais il ne sut en ouvrir lecadenas.

– En tout cas, je ne mourrai pas de faim avant quelque temps, –se dit-il, et, assis sur le siège du comptoir, il se régala debiscuits et de lait. Après quoi, il ressentit une béatitudeparfaite.

– Ça fait plaisir, après tout ce que je viens de passer ! –murmura-t-il, sans cesser de mâcher, et en reluquant tous les coinsde la salle. – Sapristi ! quelle journée !

Avec ses souvenirs récents, une sorte d’ahurissementl’envahit.

– Nom d’un chien ! Quelle bataille ! Quelmassacre !… Les pauvres diables ! Pas und’épargné !… Les dirigeables, les aéroplanes et tout lereste ! Qu’est devenu le Zeppelin ?… Et lemalheureux Kurt ?… C’était un bon type !

Un vague souci des destinées de l’Empire britannique luitraversa l’esprit.

– Qu’est-ce qui se passe aux Indes, en ce moment ? Puis, cefut le tour d’une préoccupation d’ordre plus pratique.

– Est-ce que je trouverai ici un instrument pour ouvrir cesboites de conserve ?

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