La Guerre dans les airs

Chapitre 11L’EFFONDREMENT

1.

L’édifice entier de la civilisation se lézardait, croulait ets’anéantissait dans la fournaise de la guerre.

Les phases de l’effondrement universel où sombra la civilisationscientifique et financière du XXe siècle se succédèrent trèsrapidement, – si rapidement que, sur le raccourci de l’histoire,elles paraissent se chevaucher.

Tout d’abord, le monde semble avoir atteint son maximum derichesse et de prospérité, ce qui équivalait, pour ses habitants, àun maximum de sécurité. Quand d’un coup d’œil rétrospectif,l’observateur réfléchi envisage l’activité intellectuelle de cetteépoque abolie, – quand il lit les fragments survivants de salittérature, ses bribes d’éloquence politique, quand il entend lesquelques menues voix que le hasard désigna, parmi des centaines demillions de discoureurs et de hâbleurs, comme prophètes des menacesprochaines, – le trait le plus singulier, dans cet enchevêtrementde sagesse et d’erreur, est assurément cette hallucination de lasécurité. Rien ne paraît à présent si précaire, si étourdimentdangereux que l’ordre social dont se contentèrent les hommes du XXesiècle. Il semble qu’alors les institutions et les rapports sociauxsoient le fruit du hasard, de la tradition et des coups du sort,que les lois soient faites pour des occasions isolées et sansaucune relation avec des besoins futurs, que les coutumes soientdénuées de logique et l’éducation reste incohérente et stérile. Lesméthodes d’exploitation économique forment le désarroi le plusinsensé, le plus désastreux qu’il soit possible de concevoir ;le système monétaire et le système du crédit reposent sur une vainetradition de la valeur de l’or et offrent une instabilité presquefantastique. On s’entasse dans des agglomérations établies sans lemoindre plan et pour la plupart dangereusement encombrées ;les routes, les voies ferrées et la population sont réparties surla terre selon une confusion créée par des milliers deconsidérations dues au caprice. Cependant, on admet volontiers quec’est là un système progressif, sûr et permanent, et, sous leprétexte que le progrès a depuis trois cents ans poursuivi malgrétout sa route hasardeuse et irrégulière, on répond à qui doute : «Bah ! les choses ont toujours bien marché finalement. On s’entirera comme on pourra.»

Mais quand on compare l’état de l’homme au début du XXe siècleavec sa condition à toute autre période, on arrive à comprendre lesmotifs de cette confiance aveugle. Ce n’était pas tant uneconfiance raisonnée que l’inévitable conséquence du succèspersistant. D’après l’idéal accepté, les choses s’étaient toujoursfort bien passées. Il n’y a aucune exagération à alléguer que, pourla première fois dans l’histoire de l’humanité, les populations setrouvaient approvisionnées plus qu’à leur suffisance, et lesstatistiques de l’époque révèlent, dans les conditions hygiéniques,une amélioration rapide, au-delà de tout précédent, et un vastedéveloppement d’intelligence et de capacité dans tous les arts quirendent la vie bonne et saine. L’éducation moyenne atteignait unniveau extraordinaire, et, à l’aube du XXe siècle, on trouvaitrelativement peu de gens, dans l’Europe occidentale, qui ne sussentlire et écrire. Jamais encore on n’avait vu de pareilles massesd’hommes capables de lire.

Une immense sécurité sociale existait. Un individu quelconquepouvait parcourir sain et sauf les trois quarts du globe habitableet faire le tour du monde, pour un prix moindre que le salaireannuel d’un habile artisan. Comparé à la libéralité et au confortde la vie ordinaire de l’époque, l’ordre de l’Empire romain, sousles Antonins, apparaît local et limité. Chaque année, chaque mois,ajoutait quelque chose aux conquêtes humaines : de nouvellescontrées s’ouvraient, de nouvelles mines étaient exploitées, denouvelles découvertes enrichissaient les sciences, des machinesnouvelles collaboraient à l’activité de l’homme.

Pendant trois siècles, ce mouvement en avant parut profitable àl’humanité. Certains affirmaient, pourtant, que l’organisationmorale n’allait pas de pair avec le progrès matériel, mais peu degens attachaient une signification à ces phrases. Pendant un temps,les forces de construction et de consolidation contrebalancèrentles impulsions contraires du hasard et aussi l’ignorance naturelle,les préjugés, les passions et l’égoïsme dissipateur del’humanité.

L’équilibre accidentel en faveur du progrès était de beaucoupplus précaire et infiniment plus complexe et délicat que les gensde cette époque ne le soupçonnaient. Mais le fait n’en restait pasmoins que c’était un équilibre effectif. On ne se rendait pascompte que cet âge de relative prospérité offrait, pour la race,des chances énormes mais temporaires. On en concluait à uneévolution fatale, envers laquelle on n’avait pas de responsabilitémorale. On ne comprenait pas que cette sécurité pouvait encore seconsolider ou se perdre, et que le moment opportun de la consoliders’échappait. Chacun vaquait énergiquement à ses affaires, avecpourtant une curieuse indolence envers les dangers menaçants, – lesdangers réels dont personne ne se préoccupait. Les armées et lesmarines devenaient plus formidables ; les cuirassés, vers lafin, coûtaient à eux seuls autant que le budget annuel consacré àl’éducation supérieure ; les explosifs et les engins dedestruction s’accumulaient ; les jalousies et les traditionsnationales s’aggravaient. La haine de race croissait à mesure queles peuples se rapprochaient sans intérêts communs et sanscompréhension réciproque ; on tolérait le développement d’unepresse malveillante, mercenaire et sans scrupules, incapabled’aucun bien, puissante pour le mal, et sur laquelle l’Étatn’exerçait pratiquement aucun contrôle. On laissait négligemmenttraîner ces amorces autour des magasins à munitions que la moindreétincelle pouvait embraser.

Tous les précédents de l’histoire relataient de même manièrel’effondrement des civilisations, et les périls connus semanifestaient à cette époque. Comment croire que personne neprévoyait le résultat ?

L’humanité avait-elle les moyens de prévenir ce désastre de laguerre dans les airs ? Question oiseuse, aussi oiseuse que dedemander si elle aurait pu empêcher la décadence qui transformal’Assyrie et Babylone en des déserts arides, ou le lent déclin, ladésorganisation graduelle, qui, phase après phase, a délabrél’Empire occidental. C’était impossible, puisqu’on ne l’a pas fait,et nul n’avait la volonté d’enrayer la chute. Supputer ce qui eûtété accompli, avec une volonté différente, est une spéculationaussi vaine que magnifique. Et ce ne fut pas une lente décadencequi surprit le monde européanisé ; les civilisations antiquespourrirent et s’effritèrent ; la civilisation européaniséesauta d’un coup, pour ainsi dire. En l’espace de cinq ans, elle futentièrement ébranlée et détruite. Jusqu’à la veille même de laguerre dans les airs, on assiste au spectacle grandiose d’uneincessante marche en avant, d’une sécurité mondiale, d’étenduesénormes de pays couvertes de populations sédentaires qu’employaientdes industries hautement organisées, de cités gigantesquess’agrandissant prodigieusement, d’océans et de mers parsemés devaisseaux, de continents découpés par des réseaux de routes et devoies ferrées.

Puis, tout à coup, les flottes aériennes allemandes surgissentdans le ciel, et l’on contemple le commencement de la fin.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer