La Guerre dans les airs

4.

Au moyen d’un siège pliant, Kurt et Bert parvinrent à se hisserchacun à leur tour jusqu’au vasistas, d’où ils contemplèrent unecontrée parsemée de menus bouquets d’arbres, sans chemins de fer niroutes, et avec de rares vestiges d’habitations. Bientôt un claironlança une brève note, que Kurt interpréta comme un appel au repas.Non sans difficulté, ils grimpèrent jusqu’au passage, presquevertical à présent, et avancèrent en se cramponnant désespérémentdes pieds et des mains aux ouvertures perforées dans le plancher.Les cuisiniers avaient retrouvé intacts leurs appareils dechauffage sans feu et ils avaient préparé du cacao pour lesofficiers et de la soupe pour les hommes.

L’étrangeté de la situation frappa Bert à ce point que toutsujet d’appréhension en fut écarté pour lui. À vrai dire, il étaità présent beaucoup plus intéressé qu’effrayé, et l’on eût dit que,la veille, il avait atteint les limites de la terreur et dudésespoir. Il s’accoutumait à l’idée qu’il serait probablement tuéavant peu, et que ce singulier voyage dans les airs était, selontoute vraisemblance, une course à la mort. Aucun être humain nepeut supporter une terreur continuelle : la peur se retirefinalement au second plan de l’esprit ; on l’accepte, on lamet en, place et on n’en veut plus entendre parler. Berts’accroupit de son mieux, trempa son biscuit dans sa soupe etobserva ses camarades. Tous avaient des mines blêmes et sales, avecdes barbes de quatre jours, et ils se groupaient malgré eux à lafaçon lasse des naufragés sur une épave. Ils parlaient peu. Leurposition les rendait si perplexes qu’aucun n’était capable desuggérer la moindre idée. Trois d’entre eux s’étaient blessés entombant, quand le dirigeable avait si brutalement levé le nez, etun autre avait reçu un coup de feu. Comment croire que cette petitetroupe d’hommes avait commis des meurtres et des massacres dans desproportions sans précédent ? Aucun de ceux qui se tenaient là,le bol de soupe à la main, affalés sur cette cloison inclinée,transformée en plancher, ne paraissait coupable d’un acte pareil,ne paraissait même capable de faire volontairement du mal à unchien. Tous étaient manifestement créés pour habiter de rustiqueschalets sur les pentes boisées des montagnes, pour labourer deschamps fertiles, pour vivre auprès de leurs épouses blondes et sedivertir aux fêtes villageoises. L’homme aux cils blancs dans saface rubiconde avait déjà avalé sa pitance et, avec une sollicitudematernelle, il rajustait le pansement d’un tout jeune soldat dontle bras était démis.

Bert morcelait le reste de son biscuit dans son reste de soupe,s’y attardant le plus possible, lorsque soudain il remarqua quetous avaient les yeux tournés vers une paire de bottes qui sebalançait par l’ouverture de la porte. Le corps entier passa :c’était Kurt. Par un mystérieux tour de force, il avait réussi à seraser et à lisser ses cheveux dorés. Son visage était tout à faitséraphique.

– Der Prinz ! – annonça-t-il.

On eut le spectacle d’une seconde paire de bottes, gesticulantmajestueusement, à la recherche d’un point d’appui. Kurt les guidajusqu’à la paroi, et le Prince apparut, rasé, peigné, la moustachecirée, énorme et terrible. Les hommes et Bert se levèrent etsaluèrent.

Le Prince les inspecta, comme s’il eût passé une revue, à chevalsur un fringant coursier. Pendant ce temps, Herr Kapitan prenaitplace à côté de lui.

Bert alors éprouva un moment d’angoisse. L’œil bleu du Prince sefixa sur lui, un long doigt se leva dans sa direction, et unequestion fut posée. Kurt intervint et fournit de brèvesexplications.

– So ! – fit laconiquement le Prince, et le sortde Bert fut décidé.

Alors, le chef adressa à l’équipage des phrases courtes ethéroïques, s’appuyant d’une main contre une cloison et agitantl’autre en des gestes éloquemment variés. Bert ne comprenait rien àcette harangue, mais il constata que l’attitude des hommeschangeait et qu’ils redressaient leur taille. Des hourrasponctuèrent le discours du Prince, qui, à la fin, entonna une hymneque tous les hommes reprirent avec lui : « Ein fester Burg istunser Gott ! C’est un rempart que notre Dieu ! »

Les hommes chantaient d’une voix forte et profonde et ces gravesaccents raffermissaient les cœurs. Ce cantique triomphal étaitmanifestement déplacé, psalmodié ainsi dans un dirigeable délabré,à demi chaviré, désemparé et entraîné à la dérive, après qu’ilavait infligé à une ville civilisée le plus cruel bombardementqu’enregistre l’histoire : mais c’était néanmoins très poignant, etBert se sentait profondément remué. Il ne savait aucune des parolesdu grand choral de Luther, mais il ouvrait toute grande sa boucheet émettait des sons vastes, graves et partiellementharmonieux…

Cette psalmodie parvint aux oreilles d’un petit campement, demétis convertis, qui abattaient du bois. Ils étaient sous leurtente à prendre leur repas, mais ils sortirent tout joyeux,s’attendant à un second Avent. Les yeux écarquillés, ilscontemplaient l’épave du Vaterland, chassée par le vent.Ils demeuraient bouche bée, ahuris ; cela s’accordait, à tantd’égards, avec leur idée de l’Avent, et à tant d’autres égards,c’en était différent ! Ils restaient là, frappés de terreur etincapables de prononcer une syllabe.

L’hymne cessa. Puis, une voix descendit du ciel :

– Comment s’appelle ce pays ?

Ils ne surent que répondre, car, à vrai dire, ils ne comprirentrien à la question, bien qu’elle eût été répétée.

Le monstre disparut finalement vers le nord, derrière une crêteplantée de sapins, et ils ne le virent plus… Ils entamèrent alorsune discussion animée et interminable…

Quand l’hymne fut terminé, le Prince se hissa jusqu’àl’ouverture, et ses jambes dansèrent de nouveau dans le vide… Leshommes à présent étaient prêts aux efforts héroïques et aux actestriomphants.

– Smallways ! – appela Kurt. – Venez ici.

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