La Guerre dans les airs

3.

Après avoir festoyé, Bert alluma une cigarette, et médita.

– Je me demande où sont passés Grubb et les autres ; oui,je me le demande, – fit-il tout haut. Et je me demande aussi s’ilss’inquiètent de moi.

Il en revint à sa propre situation.

– Je vais être obligé sans doute de faire un petit stageici.

Il essaya de se persuader qu’il était à l’aise et ensécurité ; mais bientôt, l’indéfinissable inquiétude del’animal sociable, abandonné dans la solitude, le tourmenta. Iléprouvait le besoin de regarder par-dessus son épaule, et, pouréchapper à cet énervement, il décida d’explorer le reste del’île.

Ce n’est que très lentement qu’il se remit compte desparticularités de sa position, et comprit que la chute de l’archequi reliait l’île à la rive le séparait complètement du reste dumonde. Il ne constata le fait que lorsqu’il se retrouva à l’endroitoù la proue du Hohenzollern était échouée, et qu’il revit le pontdélabré. Même alors, son esprit n’en fut pas autrement frappé. Cen’était qu’un fait de plus au milieu d’une innombrable quantité defaits extraordinaires et inévitables. Il contempla un long momentles cabines démantelées du dirigeable et ses toiles déchiquetées,sans que l’idée lui vînt qu’il pût s’y trouver des créaturesvivantes, tant l’épave était tordue, brisée et chavirée. Puis sesregards parcoururent l’étendue du ciel : un nuage de brumeenveloppait l’horizon ; pas un aéronat n’était en vue ;une hirondelle fit un brusque crochet dans son vol pour happer uneinvisible victime.

– C’est comme un rêve, – répétait Bert.

Le spectacle des rapides captiva ensuite son attention.

– Quel boucan ! Ça gronde, ça roule, ça éclabousse,toujours, toujours… Ça ne cesse jamais…

Là-dessus ses préoccupations prirent un tour plus personnel.

– Dans la circonstance, qu’est-ce que je dois faire ?… Pasla moindre idée…

Il pensait surtout que, quinze jours auparavant, il était encoreà Bun Hill, sans projeter le plus petit voyage, et qu’à présent ilse voyait là, entre les cataractes du Niagara, au milieu de ladévastation et des ruines causées par la plus grande batailleaérienne du monde ; il songeait que, dans l’intervalle, ilavait passé par-dessus la France, la Belgique, l’Allemagne,l’Angleterre, l’Irlande, par-dessus des terres et des mers… C’étaitune réflexion intéressante, précieuse comme sujet de conversation,mais sans grande utilité pratique.

– Comment diable décamper d’ici ?… Où est la sortie ?…S’il n’y en a pas, sale histoire !… Je crois bien, fit-il,après quelques minutes de méditation, – que je me suis fourré dansun joli guêpier en franchissant ce pont… En tout cas, ça m’a évitéde tomber sous la patte de ces satanés Japonais… Ils n’auraient pasfait de cérémonie pour me couper la gorge, à coup sûr !Pourtant…

Il résolut de retourner à la pointe de Luna Island. De là,immobile, il surveilla la rive canadienne, les décombres des hôtelset des maisons, les arbres abattus du Victoria Park, qui sedétachaient à présent sur les teintes roses du couchant. Pas unêtre humain n’était visible dans ce tableau d’aveugle destruction.Il revint de l’autre côté, face à la rive américaine, passa devantl’épave du Hohenzollern, entra dans le Green Islet,observa l’irréparable brèche du second pont et les torrents d’eauqui bouillonnaient au-dessous.

Vers Buffalo, la fumée montait encore, épaisse, et, aux environsde la gare de Niagara, les bâtiments flambaient violemment. Toutétait désert, tout était calme. Dans une allée de l’avenue, sur lachaussée, gisait un morceau d’étoffe d’où sortaient des bras et desjambes…

Un coup d’œil aux alentours, maintenant dit Bert, et, prenant unsentier qui suivait le milieu de l’île, il découvrit bientôt lacarcasse de l’un des monoplans asiatiques qui avaient chavirépendant la lutte où le Hohenzollern succomba.

La machine avait évidemment opéré une chute verticale et elleétait demeurée à demi suspendue dans un groupe d’arbres ; sesailes tordues et rompues, ses étais disjoints s’enchevêtraient dansles branchages fracassés, et la pointe avant était fichée dans lesol. À quelques pas de là, dans les feuillages, l’aviateur sebalançait lugubrement, la tête en bas, mais Bert le remarquaseulement en se remettant en marche. Le soleil venait de secoucher, le vent soufflait à peine, et, dans l’obscurité et lesilence crépusculaires, cette face jaune à l’envers n’était guèreune découverte tranquillisante. Une branche cassée avait transpercéle thorax de l’homme, et il était resté accroché ainsi, les membrestendus vers la terre, en des contorsions grotesques. Dans sa mainil serrait, avec l’étreinte de la mort, une carabine courte etfine.

Bert demeura cloué sur place, les yeux fixes. Puis, secouant sastupeur, il s’éloigna, jetant de fréquents regards en arrière.Bientôt, parvenu à une clairière, il s’arrêta.

– Nom d’un chien ! – marmonna-t-il. – Je n’ai aucunesympathie pour les cadavres… J’aimerais mieux, ma foi, quel’individu fût vivant.

Il n’avait pas voulu s’engager dans le sentier où pendaitl’Asiatique, et maintenant il aurait préféré ne plus avoir d’arbresautour de lui ; il se serait senti plus à l’aise auprès dugrondement sociable et des éclaboussements des rapides.

Sur le bord du fleuve, dans un espace libre couvert de gazon, ilrencontra un autre aéroplane qui lui parut à peine endommagé. Oneût dit que le grand oiseau était descendu doucement se poster là,légèrement penché, avec une aile en l’air. Aucun aviateur, mort ouvivant, ne se trouvait auprès. Il reposait là, abandonné, et l’eauclapotait sur l’extrémité de sa longue queue.

Bert, à l’écart, scruta longuement les ombres sous les arbres,s’attendant à voir l’aéronaute ou son cadavre. Avec circonspection,il s’approcha, examina les ailes étendues, le large volant dedirection et la selle vide, mais il n’osa pas y toucher.

– Personne, ici… Dommage que l’autre ne soit pas tombé ailleurs,– fit-il.

Dans un remous auprès d’une roche, il aperçut quelque chose quisurnageait, et il se sentit attiré par une curiosité involontaire.Qu’était-ce ?

– Sapristi ! encore un ? – cria-t-il.

Fasciné malgré lui, il se dit que ce devait être le secondaéronaute, atteint d’une balle pendant la bataille et dégringolé desa selle avant d’avoir pu atterrir. Il fit un effort pour s’enaller, mais il remarqua soudain qu’avec une branche il pourraitrepousser dans le courant cet objet désagréable. Il ne resteraitplus qu’un seul cadavre pour le tourmenter, et peut-êtreparviendrait-il à s’en accommoder. Il hésita, puis, avec un certainémoi, il se força à mettre son projet à exécution. Il coupa unegaule dans les buissons, revint vers les rochers et grimpa sur unepointe, à portée du remous. L’obscurité s’épaississait, leschauves-souris commençaient à voleter, et il était trempé desueur.

Avec sa gaule, il essaya de harponner l’uniforme bleu, manquason coup, essaya encore, quand le tourbillon ramena le cadavre, etil réussit à le pousser vers le large. À ce moment, le corps seretourna, une tête blond doré apparut… c’était Kurt !

C’était Kurt, mort, le visage livide et calme. Impossible de seméprendre. Il y avait encore assez de lumière pour permettre de lereconnaître. Le courant s’empara de lui, et, dans cette rapideemprise, Kurt parut s’allonger paisiblement, comme on s’étend pourse reposer. Un sentiment d’infinie détresse accabla Bert quand lecorps disparut vers la cataracte.

– Kurt ! – appela-t-il. – Kurt ! Je ne l’ai pas faitexprès ! Je ne savais pas que c’était vous ! Kurt !ne me laissez pas, ne m’abandonnez pas !

Écrasé par la solitude et la désolation, il ne résista plus.Debout sur la roche, dans l’ombre épaissie du soir, il pleura etgémit passionnément, comme un enfant. L’anneau de la chaîne qui leretenait au monde de par-delà les rives semblait s’être rompu.Comme un enfant dans une chambre obscure, il avait peur, et, sanshonte, il cédait à son effroi.

Les premières ténèbres l’enserraient. Le sous-bois était pleinmaintenant d’ombres inquiétantes. Toutes choses autour de luidevinrent étranges et insolites, avec cette touche subtile defantasque qu’on observe parfois dans les rêves.

– Bon Dieu ! – fit-il. – C’est plus que je n’en puissupporter !

Il quitta les rocs de la berge et s’assit sur le gazon ;soudain un chagrin immense de la mort de Kurt, de Kurt le bon,s’ajouta à son affliction, et ses gémissements se changèrent ensanglots éperdus. Il se coucha de tout son long et serra ses poingsimpuissants.

– Oh ! cette guerre ! – grondait-il. – Quelle infecteabomination ! Oh ! Kurt, lieutenant Kurt !… J’en aiassez, j’en ai assez, j’en ai eu mon compte, et plus qu’il ne m’enfaut… Il n’y a pas de bon sens au monde, tout ça est idiot… La nuitarrive. Il va me hanter !… Oh ! non, il ne peut venir mehanter… Il ne peut pas !… Ou bien, s’il vient, je me jette àl’eau.

Bientôt, il se reprit à parler à mi-voix.

– Il n’y a pas de motif d’avoir peur, réellement… rien quel’imagination. Pauvre Kurt… il se doutait bien qu’il n’y couperaitpas… un pressentiment… Il ne m’a pas donné sa lettre, ni le nom dela dame… C’est bien ce qu’il disait : des gens séparés de ceux quiles aiment, partout… Tout juste ce qu’il disait… Et moi, je suisici, abandonné, à des milliers de lieues de Grubb, d’Edna, de ceuxque je connais, comme une plante arrachée avec ses racines… Ettoutes les guerres ont toujours été comme ça, seulement, je n’avaispas la jugeote de m’en rendre compte… toujours comme ça… Desmalheureux qui vont mourir n’importe où… Et personne n’a le bonsens de le comprendre, de s’en émouvoir et de l’empêcher… Et moiqui me figurais que la guerre était une chose magnifique ! BonDieu !… Et ma pauvre Edna, c’était une bonne fille,certes ! Je me souviens d’une partie de bateau avec elle, àKingstown… Eh bien ! malgré tout, je parie que je lareverrai…, et ce ne sera pas ma faute, si je n’y réussis pas.

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