La Guerre dans les airs

3.

Le lendemain matin, la firme Grubb et Smallways était dans unétat de profond découragement. Peu importaient aux associés lesplacards aux titres sensationnels collés sur la vitrine du marchandde journaux d’en face. Les uns proclamaient :

ON PARLE D’UN ULTIMATUM DE L’AMÉRIQUE

LA GUERRE INÉVITABLE POUR L’ANGLETERRE

LE MINISTÈRE DE LA GUERRE CONTINUE À BERNER L’INVENTEURBUTTERIGDE

IMMENSE CATASTROPHE SUR LE MONORAIL DE TOMBOUCTOU

Un autre journal annonçait plus brièvement

LA GUERRE N’EST PLUS QU’UNE QUESTION D’HEURES

NEW-YORK EST CALME

L’EFFERVESCENCE RÈGNE À BERLIN

Non moins prévenante, une feuille étalait à son tour sesen-têtes d’articles

WASHINGTON RESTE MUET.

QUE FERA-T-ON À PARIS ?

LA PANIQUE À LA BOURSE

LES TOUAREGS MASQUÉS À LA GARDEN PARTY DU ROI

M. BUTTERIGDE FAIT UNE NOUVELLE OFFRE

RÉSULTAT DES COURSES DE TÉHÉRAN

Enfin, sur une quatrième affiche, on lisait

LES ÉTATS-UNIS DÉCLARERONT-ILS LA GUERRE ?

ÉMEUTES ANTIALLEMANDES À BAGDAD

LES SCANDALES MUNICIPAUX DE DAMAS

L’INVENTION DE M. BUTTERIGDE VENDUE À L’AMÉRIQUE

D’un œil vague, Bert entrevoyait ces phrases, par un intervallevide, dans le carreau de la porte, au-dessus d’une carte surlaquelle étaient fixées des valves neuves. Il était vêtu des restesde son complet des dimanches, et d’une chemise de flanellenoirâtre. La boutique obscure aux volets fermés engendrait uneinexprimable sensation de détresse. Les quelques machines delocation n’avaient jamais paru aussi lamentables. Il songea aunouveau propriétaire et à l’ancien, aux termes en retard et auxtraites impayées. Pour la première fois, la vie se présentait à luicomme une lutte sans espoir contre le destin.

– Dis donc, Grubb, mon vieux, j’en suis dégoûté, de cetteboutique, – déclara-t-il, distillant la quintessence de sesréflexions.

– Moi aussi, – avoua Grubb.

Ça ne me dit plus rien du tout, je n’ai plus envie d’adresser laparole à un client.

– Il y a la voiturette, – observa Grubb, après un silence.

– Au diable, la voiturette ! – riposta Bert. En tout cas,je n’ai pas laissé d’arrhes en la prenant… Pas de danger…Cependant… Vois-tu, – ajouta-t-il, en se tournant vers son compère,– il n’y a rien à fricoter ici.

– Nous avons perdu de l’argent à pleines mains. La situation estbouclée de tous les côtés… Que faire ?

– Se défiler ! Bazarder ce que nous pourrons pour la sommequ’on en donnera, et décamper ! Comprends-tu ? À quoi bons’obstiner à trimer pour manger de l’argent ? Ça seraitidiot !

– C’est très bien, tout cela, c’est très bien, – objecta Grubb,– mais ça n’est pas ton capital, à toi, qui coule à fond.

– Pas besoin de couler à fond avec notre capital, – répliquaBert, sans se soucier de la distinction soulignée par sonassocié.

– En tout cas, je ne suis pas responsable de la voiturette. Çan’est pas mon affaire.

– Personne ne te demande de t’en occuper. Si tu tiens à resterlà, tu es libre. Moi, je déguerpis. Je t’aiderai jusqu’à ce soirpour la rentrée des machines, et après… la fille de l’air. C’estcompris ?

– Tu me plaques…

– Je te plaque, si tu ne viens pas.

Grubb jeta un regard circulaire dans la boutique. Elle lui étaitdevenue infiniment antipathique. Jadis, elle avait resplendi desespoirs du début et des attentes du crédit. Maintenant, c’était ladéconfiture, sous la poussière. Fort probablement, le propriétaireallait reparaître pour se chamailler avec eux à propos de ladevanture…

– Où vas-tu aller, Bert ? – s’enquit Grubb.

– J’y ai bien réfléchi, hier soir, pendant que je revenais àpied, et dans mon lit aussi, parce que je n’ai pas fermé l’œil.

– À quoi as-tu réfléchi ?…

– À des projets.

– Quels projets ?

– Est-ce que tu as vraiment l’intention de moisir ici ?

– Non, si quelque chose de mieux se présente.

– C’est seulement une idée que j’ai…

– Dis-la.

– Tu as tant fait rire nos petites amies, hier, avec tachansonnette…

– Ça semble bien loin maintenant, – observa Grubb, avec unegrimace d’amertume.

– Et quand j’ai chanté la mienne, Edna était prête àpleurer.

– Pas étonnant, elle avait un moucheron dans l’œil… Je l’ai vu…Mais qu’est-ce que tout cela vient faire dans nosprojets ?

– C’est l’essentiel, – répondit Bert.

– Comment ?

– Tu ne vois pas ?

– Chanter dans les rues ?

– Dans les rues ! Pas de danger ! Mais qu’est-ce quetu dirais d’une tournée sur les plages et dans les villesd’eaux ? Avec des chansons… Des jeunes gens de famille enpartie de plaisir… Tu n’as pas une vilaine voix et la mienne esttrès bien. De tous les chanteurs de plages que j’ai entendus, iln’y en a pas un seul que je n’aurais dégoté facilement. Et tous lesdeux, nous savons comment on se grime… Eh bien ! la voilà, monidée. Nous nous mettons en route, on fera pour gagner sa vie cequ’on faisait hier pour s’amuser. C’est comme ça que l’idée m’enest venue. Pas difficile de se monter un répertoire… Six chansonsde choix, un ou deux couplets pour les bis et les rappels… Pasdifficile !

Grubb inspectait du regard sa boutique obscure et démoralisante.Il pensa à son ancien propriétaire et à l’actuel, et aux mécomptesinévitables des affaires dans un âge où les Gros écrasent lesPetits ; puis il lui sembla entendre dans le lointain letintement d’un banjo et la voix d’une sirène échouée sur le sableet qui chantait. En une image très vive et nette, il vit le chaudsoleil sur la plage, les enfants de baigneurs opulents, – opulentspour quelques jours du moins, – groupés en cercle autour d’eux, desmurmures admiratifs et des « ce sont vraiment des jeunes gens detrès bonne famille », et enfin l’averse des pièces de cuivre oumême d’argent dans le chapeau tendu. Tout était bénéfice dansl’affaire ; pas de frais ni de mise de fonds.

– J’en suis !

– Il y a du bon ! – s’écria Bert. – Et ça ne va pastraîner !

– Il serait plus prudent, tout de même, de ne pas s’embarquersans capital, – dit Grubb. – Si nous menons les moins mauvaises denos machines au Marché des Bicyclettes d’occasion à Finsbury, nousen tirerons bien six ou sept livres sterling. Nous pourrionsfacilement faire ce sacrifice-là demain matin avant qu’il y aittrop de voisins par les rues.

Ça me console de penser à la tête que fera le vieux Fressure deVeau quand il viendra, avec son tablier de boucher tout sale, pournous chercher noise, et qu’il trouvera une pancarte. « Fermé pourcause de réparations ! »

– Il faut faire ça ! – approuva Grubb avec enthousiasme. –Il faut faire ce coup-là, et nous mettrons une autre pancarteindiquant aux clients de s’adresser chez lui pour tousrenseignements. Tu saisis ? Comme ça, ils sauront à quoi s’entenir.

Dès l’après-midi, les plans furent établis par le menu. D’abordils avaient décidé de s’intituler « les Chanteurs de la Mer », cequi plagiait un peu grossièrement des prédécesseurs bien connus.Bert voulait un uniforme de serge bleue, couvert de galons, debroderies d’or et de passementerie, dans le genre de l’uniforme desofficiers de marine, mais plus galonné. Cette idée dut êtreabandonnée comme impraticable : il aurait fallu trop de temps etd’argent. Ils se rendirent compte que leurs ressources leurpermettaient seulement des costumes moins chers et moins longs àconfectionner : Grubb en revint aux dominos blancs. Ilscomplotèrent aussi de choisir les deux moins bonnes machines deleur stock, de les vernir en rouge cramoisi, et de remplacer lesgrelots par les plus bruyantes trompes d’auto. Chacune de leursreprésentations commencerait et se terminerait pas des exercices dehaute école. Ils doutèrent pourtant de la sagesse de ce plan.

– Il y a certainement des gens, – dit Bert, qui, s’ils ne nousreconnaissent pas, reconnaîtront les machines au premier coupd’œil, et il est inutile de se fourvoyer dans de vieilleshistoires. Il faut que nous fassions peau neuve.

– Absolument, – approuva Grubb.

– Il nous faut oublier le passé et rompre entièrement avec tousces maudits tracas qui nous découragent.

Néanmoins, ils résolurent de courir le risque des bicyclettes.Leur costume se composerait de sandales, de bas bruns, de blousesfaites d’un drap écru, avec un trou au milieu pour y passer latête, de perruques et de fausses barbes en étoupe. Ainsi affublés,ils se dénommeraient « les Derviches du Désert », et les principauxmorceaux de leur répertoire seraient pris parmi les scies envogue.

Ils commenceraient par des plages modestes et, graduellement, àmesure qu’ils gagneraient de l’assurance, ils s’attaqueraient à descentres plus importants. Pour débuter, ils choisirent, à cause del’humilité de son nom, Littlestone, sur la côte du Kent. Ainsi ilséchafaudaient leurs projets, et il leur était indifférent que,pendant qu’ils discutaient, les gouvernements de plus de la moitiédu monde se laissassent entraîner à la guerre. Vers midi, lepremier placard de journal du soir, qu’afficha le marchand dejournaux d’en face, leur cria à travers la rue :

LES MENACES DE GUERRE S’AGGRAVENT

Rien de plus.

– Ce ne sont que des histoires de guerre à présent, – remarquaBert, – ça leur tombera sur le dos pour de bon un de ces jourss’ils n’y prennent pas sérieusement garde.

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