La Guerre dans les airs

5.

Le sommeil de Bert fut bientôt entremêlé de rêves. Dans laplupart, il fuyait d’informes épouvantails au long del’interminable corridor d’un aéronef, un corridor dont le planchertantôt était armé de trappes voraces, et tantôt consistait en unetoile, à claire-voie fixée de la façon la plus insouciante.

– Cristi ! – fit Bert en se retournant après sa septièmechute dans l’espace infini.

Il se mit sur son séant et frictionna ses genoux. La marche dudirigeable n’était pas aussi douce que celle du ballon ; ilconstatait un balancement régulier, un mouvement de montée suivid’un mouvement de descente, avec la trépidation et le halètementdes moteurs.

Soudain, les souvenirs affluèrent, à toute minute plus nombreux,et, avec eux, comme un nageur qui lutte dans des eauxtourbillonnantes, revenait cette inquiétante question : « Quevais-je faire demain ? »

Demain, d’après ce que lui avait dit Kurt, le secrétaire duPrince, le Graf von Winterfeld, viendrait discuter avec lui ausujet de sa machine, après quoi, on le mènerait au Prince. Ilfallait bien, maintenant, qu’il prétendît obstinément êtreButteridge et qu’il vendît la fameuse invention. Mais si ondécouvrait l’imposture ? Devant ses yeux passa la vision deButteridge furieux… À supposer, après tout, qu’il avouât ! Ilsoutiendrait que le malentendu ne venait pas de lui. Et il commençaà imaginer des expédients pour vendre le secret et frustrerimpunément Butteridge.

Quelle somme demanderait-il ? Vingt mille livres sterlinglui parurent une exigence raisonnable…

Il tomba dans cet abattement qui vous guette au petit jour. Ilavait sur les bras une grosse affaire, une trop grosse affaire… Desobjections importunes faisaient chavirer ses plans.

– Où étais-je hier à cette heure-ci ?

Paresseusement et presque amèrement, il se remémora sesdernières soirées. La veille, il voyageait au milieu des nuagesdans le ballon de Butteridge. Il revécut l’instant où, après sarapide descente à travers les nuées, il avait aperçu, tout près,au-dessous de lui, les crêtes des vagues argentées par lecrépuscule. Il se rappelait cet incident désagréable avec toute lanetteté d’un cauchemar. L’avant-veille, Grubb et lui étaient à larecherche d’un lit à bon compte dans le village de Littlestone.Combien lointain tout cela paraissait à présent, plusieurs années,peut-être. Pour la première fois, il songea à son confrère, lesecond Derviche du Désert, abandonné sur les sables de Dymchurchavec deux bicyclettes aux cadres et aux jantes peints en rouge.

– Il ne pourra pas faire grand’chose sans moi. En tout cas,c’est lui qui détenait le coffre-fort dans sa poche, avec larecette.

Avant cela, c’était le lundi de la Pentecôte, et ils avaientveillé assez tard, discutant leur équipée de chanteurs ambulants,combinant un programme et répétant des danses. Et le soir précédentétait celui de la Pentecôte…

– Bigre, j’en ai eu, du tintouin, avec la moto ! se ditBert en songeant aux coups de coussin éventré et à sa lutteimpuissante contre les flammes qui renaissaient sans cesse. Desimages confuses s’évoquaient avec ces lueurs tragiques, une petitefigure émergeait nette et claire, et singulièrement séduisante, lafigure d’Edna lançant son « À demain ! » du marchepied del’automobile. D’autres souvenirs d’Edna se rassemblèrent autour decette impression. Ils amenèrent peu à peu l’esprit de Bert à unagréable état qui trouva à se formuler en ces termes :

– Je l’épouserai, si ça continue !

Tout aussitôt, la soudaine révélation se fit que, s’il vendaitle secret de Butteridge, il serait en situation de se marier. Àsupposer qu’il obtînt vingt mille livres sterling, – on a vu payerde plus grosses sommes pour moins, – avec cela il pourrait acheterune maison et un jardin, des vêtements neufs autant qu’il envoudrait, une automobile… Il pourrait voyager, s’offrir à lui-mêmeet à Edna tous les plaisirs de la vie civilisée telle qu’il laconnaissait. Sans doute, il y avait des risques à courir…

– J’aurai le vieux Butteridge sur le dos… Ça ne manquerapas.

À force de méditer sur ce point, il retomba dans l’accablement.Il n’était encore qu’au début de l’aventure : il lui faudraitd’abord livrer la marchandise et encaisser la somme. Mais avantcela… En ce moment, il ne prenait pas précisément le chemin de lamaison. Il s’envolait vers l’Amérique pour y déchaîner laguerre…

– Pas beaucoup de batailles rangées… d’en haut, on tape où l’onveut… Pourtant, si un obus atteignait le Vaterlandpar-dessous !… Il serait peut-être temps de faire montestament.

Il s’allongea de nouveau, s’ingéniant à rédiger des clausestestamentaires en faveur d’Edna, pour la plupart, – il s’étaitdécidé à présent pour vingt mille livres, – et à stipuler diversmenus legs, avec des codicilles de plus en plus fantasques etextravagants…

Puis, il s’éveilla à la huitième répétition de son cauchemar,une huitième chute à travers l’espace.

– Cette façon de voyager fatigue les nerfs, remarqua-t-il.

Le mouvement du ballon, son trajet sinueux, ses plongeons et sesremontées, étaient nettement perceptibles, et l’incessantetrépidation des moteurs semblait se ralentir et s’accélérer tour àtour.

Bientôt, il se leva tout à fait, endossa la pelisse de M.Butteridge, s’enveloppa dans toutes les couvertures, car l’airdevenait piquant ; il souleva le vasistas et aperçut une aubegrise qui commençait à teinter les nuages. Ensuite, il mit leverrou à sa porte, s’installa devant la table et ouvrit sonplastron de flanelle. Il retira les plans et les défroissa en leslissant avec la main. Puis, il prit les autres dessins dans leportefeuille. Vingt mille livres sterling ! S’il menaitl’affaire à bonne fin… En tout cas, ça valait la peine d’essayer,et il alla chercher du papier et « de quoi écrire » dans le tiroiroù Kurt les lui avait montrés.

Bert Smallways n’était pas un être absolument stupide, et, surcertaines matières, il possédait quelques utiles rudiments. Àl’école, on lui avait enseigné, avec le calcul, les éléments dudessin, et il en savait assez pour se débrouiller en géométrie.Certes, il trouvait ardu le problème de la machine volante deButteridge. Mais l’expérience qu’il avait de la motocyclette, lesinfructueux essais d’aéroplane tentés par Grubb, et les cours de «dessin mécanique » qu’il avait suivis jadis lui furent d’un grandsecours. En outre, l’auteur de ces plans, quel qu’il fût, s’étaitpréoccupé surtout d’être simple et de rendre évidentes sesintentions. Sur du papier pelure, Bert calqua les épures, prit desnotes, exécuta une copie passable des esquisses et se plongea dansune profonde méditation.

Puis, avec un gros soupir, il replia les originaux, les serradans la poche de côté de son veston et, très soigneusement, lesremplaça dans le portefeuille par les copies qu’il avait faites.C’est sans aucune idée préconçue qu’il procéda à cettesubstitution, tout simplement parce qu’il lui était désagréable dese séparer de son secret. Il se remit à méditer longuement, hochantde temps en temps la tête. Enfin il s’allongea de nouveau sur sacouchette, tourna le commutateur et s’endormit, lassé decombinaisons et de projets.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer