La Guerre dans les airs

2.

Bert, il est nécessaire de l’expliquer, était un Smallways àidées progressives.

Rien n’exprime avec plus d’éloquence l’impitoyable acharnementdu Progrès, que le fait qu’il s’inocula dans le sang même desSmallways. Déjà alors qu’il était bambin en culottes courtes, lejeune Smallways avait en lui quelque chose d’avancé etd’entreprenant. À l’âge de cinq ans, il disparut pendant unejournée entière, et, au cours de sa septième année, il manqua de senoyer dans le réservoir de la Compagnie des Eaux. À dix ans, il sefit confisquer un vrai revolver par un vrai sergent de ville. Ilapprit à fumer, non pas avec de vieilles pipes bourrées de papiergris et de rognures de roseau, comme Tom l’avait fait jadis, maisavec de véritables cigarettes achetées sou par sou chez un marchandde véritable tabac. Il n’avait pas douze ans que son langage imagéahurissait son père. Vers cet âge, il se faisait par semaine troisshillings et plus en portant les bagages des voyageurs à la stationet en vendant la gazette hebdomadaire de la localité. Il dépensaitcet argent en achats de journaux comiques illustrés, de cigaretteset de tout ce qui est indispensable à une vie adonnée au plaisir età la culture intellectuelle : tout cela ne l’empêcha pas determiner ses études classiques à un âge exceptionnellementprécoce.

Nantis de ces détails, vous voilà fixés à présent sur le genrede personnage qu’était Bert Smallways, de six ans le cadet de Tom.Pendant un temps, on avait essayé de l’employer dans la fruiterie,– lorsque Tom, à vingt et un ans, avait épousé Jessica qui en avaittrente et qui lui apportait ses économies de domestique. Mais cen’était pas la vocation de Bert d’être employé. Il éprouvait uneparticulière aversion pour la bêche, et, quand on le chargeait delivrer un panier de légumes, un instinct nomade s’éveillaitirrésistible en lui ; désormais le panier lui appartenait : ilne se souciait ni du poids ni de la destination des légumes, aussilongtemps que rien ne l’obligeait à les porter à leur adresse. Pourlui, un charme magique imprégnait l’univers, et il se lançait à lapoursuite de ce charme, oubliant panier et le reste. Aussi, Tom sedécida-t-il à s’occuper lui-même de ses livraisons et à se mettreen quête, pour Bert, de patrons qui ignoreraient le penchantpoétique de son frère. Bert effleura successivement un bon nombrede métiers : il fut groom dans un magasin de nouveautés et chez unmédecin, garçon de pharmacie, apprenti plombier, griffonneurd’adresses, garçon laitier, « golf caddie », et enfinaide-mécanicien chez un loueur et réparateur de bicyclettes. En cedernier avatar, il trouva apparemment les débouchés que sa natureprogressive exigeait. Son patron, dénommé Grubb, était un jeunehomme à l’âme de pirate et à la figure noire, qui passait sessoirées au café-concert et rêvait d’inventer une mirifique chaînede transmission. Bert voyait en lui le modèle du parfait gentleman.Grubb donnait en location les bicyclettes les plus sales et lesplus dangereuses de tout le sud de l’Angleterre, et il conduisait,avec une verve déconcertante, les discussions qui s’ensuivaient.Bert et lui s’entendirent à merveille. Bert devint presque uncycliste acrobate, capable de franchir de nombreux kilomètres surdes machines qui se seraient immédiatement démolies sous vous oumoi ; il prit l’habitude de se débarbouiller après le travailet parfois même de laver son cou. Avec le surplus de ses gains, ilachetait des cigarettes, des cols et des cravates sensationnels, etse payait des cours de sténographie à l’Institut Philotechnique deBun Hill.

De temps à autre, il entrait chez son frère : alors Tom, quiavait un penchant naturel à témoigner du respect à n’importe qui età n’importe quoi, s’émerveillait de son élégance et de saconversation.

– C’est un garçon qui va de l’avant, ce Bert – disait-il. – Ilsait pas mal de choses.

– Espérons qu’il n’en sait pas trop, – répondait Jessica – quiavait le sens de la mesure.

– À notre époque, il faut aller de l’avant – affirmait Tom. –Les pommes de terre nouvelles, et bien anglaises, nous les auronsen mars, si ça continue de ce train-là. Je n’ai jamais vu uneépoque pareille… As-tu remarqué sa cravate, hier soir ?

– Elle ne lui allait pas, Tom. C’est une cravate de beaumonsieur, mal assortie avec le reste… Ça ne lui va pas, cegenre-là.

Bientôt, Bert fit l’emplette d’un complet de cycliste, avec lacasquette, l’insigne et tous les accessoires. Et à le voir, le dosarrondi, la tête baissée sur le guidon très bas, pédaler encompagnie de Grubb, jusqu’à Brighton, on avait la révélationmiraculeuse de ce que promettait la race des Smallways.

On va de l’avant à notre époque !

Le vieux Smallways, assis au coin du feu, bredouillant entre sesdents, célébrait la grandeur des temps passés : il parlait du vieuxsir Peter qui menait lui-même son « coach » à Brighton – aller etretour en vingt-huit heures, – des chapeaux hauts de forme blancsdu vieux sir Peter, de lady Bone qui ne mit jamais le pied à terresinon pour se promener dans son jardin, et des grands combats deboxe à Crawley. Il parlait de culottes de peau couleur saumon, dechasses au renard à Ring’s Bottom, où s’élève maintenant un asiled’aliénés pour les indigents de Londres, des robes de soie et descrinolines de lady Bone… Mais personne ne l’écoutait. Le mondeavait impatronisé un type de gentleman absolument nouveau, dontl’énergie et l’activité n’avaient rien de celle du gentlemand’autrefois, un personnage enveloppé d’imperméables poudreux, levisage caché sous des lunettes monstrueuses, et surmonté d’unecoiffure baroque, un gentleman fabricant de puanteurs nauséabondes,et qui, à toute vitesse, sur les routes, fuyait devant la poussièreet devant les fumées infectes qu’il dégageait. Sa compagne, d’aprèsce qu’on en pouvait voir des fenêtres de la Grand’Rue de Bun Hill,était une déesse du plein air et du plein vent, aussi affranchiedes soucis du confort qu’une bohémienne de grands chemins, et moinshabillée qu’empaquetée pour se faire transporter à destination àune allure vertigineuse.

Bert grandit ainsi avec un idéal de mobilité et de vastesentreprises. Il devint, autant du moins qu’il pouvait devenirquelque chose, un mécanicien cycliste du genre écorneur d’émail etforceur d’écrous. Sa bicyclette de course, qui développait au moinsneuf mètres de multiplication, n’arrivait pas à le satisfaire, etlongtemps il s’acharna à pédaler à une vitesse de trente kilomètresà l’heure sur des routes sans cesse plus poussiéreusesqu’encombrait une circulation de véhicules mécaniques toujours plusnombreux. Mais enfin ses économies accumulées lui offrirent lachance impatiemment attendue. Le système d’achat par paiementsmensuels lui permit d’obvier à l’insuffisance de ses ressources et,par une matinée de dimanche, mémorable et ensoleillée, il sortit dela boutique sa nouvelle acquisition. Avec l’aide et les conseils deGrubb, il se mit en selle, et, dans les détonations assourdissantesdu moteur, il se lança à travers l’épais brouillard poussiéreux dela grand’route, pour s’ajouter volontairement, comme un dangerpublic de plus, aux charmes champêtres de l’Angleterreméridionale.

– Parti pour Brighton ! – bredouilla le vieux Smallways quiobservait son fils avec un sentiment mêlé d’orgueil et deréprobation. Et il ajouta : – À son âge, je n’avais jamais été àLondres… jamais été nulle part où mes jambes ne pouvaient meporter. Et tout le monde en était là… à moins qu’on ne fût de lahaute… Maintenant tout un chacun s’en va partout. C’est à sedemander comment ils reviennent. Parti pour Brighton, ah !oui… qui est-ce qui voudrait acheter des chevaux, àprésent ?

– Vous ne pouvez pas dire que je sois allé à Brighton, moi, –fit remarquer Tom.

– Ni qu’il ait même envie d’y aller pour perdre son temps etdépenser son argent – insista sèchement Jessica.

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