La Guerre dans les airs

3.

Bert se réveilla paisiblement, mais à demi asphyxié, glacéjusqu’aux os et parfaitement incapable de se rappeler où il était.Il avait vaguement rêvé d’Edna, de Derviches du Désert, de course àbicyclette sur une piste extrêmement périlleuse, disposée à unehauteur vertigineuse, au milieu de flammes de Bengale et de feuxd’artifice, et à la grande colère d’un personnage composite faitd’une mixture du Prince et de M. Butteridge. Puis, pour une raisonimprécise, Edna et lui commencèrent à s’apitoyer l’un sur l’autre,et c’est alors qu’il s’éveilla, les yeux trempés, dans l’obscuritésuffocante du coffre. Il ne verrait plus Edna, jamais plus…

Il pensa qu’il était de retour et couché dans l’arrière-boutiquedu magasin de cycles, au bas de la côte de Bun Hill, et il futpersuadé que la vision qu’il avait eue de la destruction, au moyende bombes, d’une cité magnifique, d’une cité incroyablement vasteet splendide, n’était rien de plus qu’un cauchemar particulièrementprécis.

– Grubb ! – appela-t-il, désireux de raconter ce rêve à soncamarade.

L’absence de réponse et la résonance assourdie du coffre fermé,jointes à la suffocation qu’il éprouvait, lancèrent ses idées surune nouvelle voie. Il leva les bras et les jambes et se heurta àune résistance inflexible. Il était dans un cercueil, songea-t-il,on l’avait enterré vivant…, et il s’abandonna aussitôt à unepanique affolée.

– Au secours ! – hurla-t-il. – Au secours ! – Et il sedébattit, donnant de grands coups de pied dans sa prison. –Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi !

Il lutta un instant, torturé par cette atroce conviction.Soudain le flanc de son imaginaire cercueil céda et Bert futdéversé à la clarté du jour : il roula, sur une surface qui luiparut être un plancher capitonné, en compagnie de Kurt, qui luiflanquait des bourrades en jurant avec pétulance.

Enfin, il put se mettre sur son séant. Son pansement s’étaitdesserré et lui recouvrait un œil : il l’arracha tout à fait. Kurt,aussi rose que jamais, était, lui aussi, sur son séant, à un mètrede Bert ; enveloppé dans ses couvertures, un casqued’aluminium sur un genou, et caressant d’une main son mentonhérissé de poils courts, il dévisageait Bert avec une expressionsévère. Tous deux se trouvaient sur le capitonnage cramoisi d’unplancher en pente, et au-dessus de leur tête s’ouvrait une sorte delongue trappe que, par un louable effort cérébral, Bert reconnutpour la porte de la cabine dans une position renversée. La cabinetout entière avait chaviré.

– Que diable vous prend-il, Smallways, de sortir ainsi àl’improviste de ce coffre, quand j’étais certain que vous aviezsauté par-dessus bord avec les autres ? Comment se fait-il quevous soyez là ?

– Qu’est-ce qu’il y a ? – bredouilla Bert.

– Il y a que cette extrémité du ballon lève le nez et que laplus grande partie du reste est en bas.

– Mais on s’est battu ?

– En effet !

– Qui a gagné ?

Je n’ai pas encore vu les journaux, Smallways. Nous sommespartis avant la fin, désemparés et dans l’impossibilité degouverner… Nos collègues… nos conserves, je veux dire, étaient bientrop occupés pour se tourmenter de nous, et le vent nous pousse… Mafoi ! du diable si je sais où le vent nous emmène ! Entout cas, il nous a entraînés loin de la bataille, à la vitesse decent cinquante kilomètres à l’heure. Gott ! C’enétait, un vent ! Et quelle bataille ! Enfin, nous voilàici.

– Où donc ?

– Dans les airs, Smallways, dans les airs. Quand nous seronsredescendus sur le sol, nous ne saurons plus nous servir de nosjambes.

– Mais qu’est-ce qu’il y a en dessous de nous ?

– Le Canada… autant que je sache… et ça m’a l’air d’un jolipays, désert, glacé, inhospitalier…

– Mais pourquoi ne sommes-nous pas d’aplomb ?

Kurt se dispensa de répondre tout de suite.

– Ce dont je me souviens en dernier, – reprit Bert, – c’estd’une sorte de machine volante, dans un éclair et un coup detonnerre. Bigre ! c’était épouvantable !… Les canons quitiraient… Les obus qui éclataient. Des nuages et de la grêle… Duroulis et du tangage, des secousses dans tous les sens… J’étaismalade, terrifié, désespéré… oh ! ces nausées l… Et vous nesavez pas comment s’est terminée la bataille ?

– Pas le moins du monde. J’étais avec mon escouade, tous revêtusde scaphandres, dans l’intérieur des compartiments, avec de latoile pour calfater. Pas moyen de rien distinguer à l’extérieur, àpart les éclairs, et je n’ai pas même entrevu l’un de cesaéroplanes américains. J’apercevais seulement la lueur des coups defusil et j’envoyais mes hommes aux déchirures… Nous avons même prisfeu, un moment… oh ! pas grand’chose… La pluie avait touttrempé, et les flammes s’éteignaient avant qu’une explosion fûtpossible. C’est alors qu’une de leurs infernales machines noustomba dessus et nous défonça. Avez-vous senti le choc ?

– J’ai tout senti, mais je n’ai pas remarqué de chocparticulier.

– S’ils l’ont fait exprès, c’est vraiment qu’ils étaient résolusà tout. Dans leur chute, ils nous déchirèrent aussi bien qu’avec uncouteau. Ils éventrèrent les compartiments d’arrière comme unhareng saur, cassèrent l’hélice, défoncèrent les moteurs, dont lesorganes dégringolèrent par-dessus bord quand l’aéroplane se détachade nous… À la suite de ça, nous avons levé le nez en l’air et nousrestons dans cette position. Onze hommes ont basculé dans le videet le pauvre vieux Winterfeld fut lancé, à travers la porte de lacabine du Prince, jusque dans le cabinet des cartes, et se brisa lacheville. En outre, notre batterie électrique a été démolie etemportée on ne sait où par un projectile. Voilà la situation,Smallways. Nous flottons dans les airs, comme le plus ordinaire desaérostats, à la merci des éléments, et dans la direction du nord…Qui sait ? On ira peut-être jusqu’au Pôle ! Nous ignoronsle nombre d’aéroplanes que possèdent les Américains… Sans rienpouvoir affirmer, il est très probable que nous leur avons donné lecoup de grâce. L’un nous a abordés, un autre a été atteint par lafoudre, quelques-uns ont fait la culbute… Ils ne se ménageaientpas, en tout cas !… Nous-mêmes, nous avons perdu la plupart denos Drachenflieger ; ils se sont envolés, éclipsés dans lanuit, sans tambour ni trompette… c’est la stabilité qui leurmanquait, voilà tout ! Est-on vainqueur ou vaincu ?Sommes-nous en guerre ou en paix avec l’Empire britannique ?Nous n’en savons rien, et, en conséquence, nous n’osons pasatterrir. Nous ignorons ce qui nous attend et ce que nous devonsfaire. Notre Napoléon médite, seul à l’avant, et je suppose qu’ilse préoccupe de combiner de nouveaux plans. Nous verrons bien siNew York sera notre Moscou… Quoi qu’il arrive, nous avons eu desjournées mouvementées et nous avons massacré une multitudeincalculable de nos semblables… Quelle guerre ! Quelle nobleguerre !… Ça me soulève le cœur, ce matin. J’aime me trouverdans des appartements qui tiennent d’aplomb et non pas sur desplafonds en pente. Je suis un être civilisé, après tout !… Etje ne puis m’empêcher de penser à mon pauvre vieilAlbrecht et au Barbarossa… J’éprouve le besoin deme laver, d’entendre des paroles affectueuses, de me sentir dans unlogis confortable… Et quand je vous regarde, ma conviction serenforce que j’ai besoin d’un bain. Gott ! – fit-ilen étouffant un bâillement, – vous avez l’air d’un véritableApache.

– Est-ce qu’on aura du fricot ? – s’enquit Bert.

– C’est le secret de la Providence ! – répondit Kurt, quimédita un moment. – Autant que je puis le présumer, Smallways, –reprit-il, – le Prince jugera peut-être nécessaire de vous envoyerpar-dessus bord, la prochaine fois qu’il songera à vous… S’il vousaperçoit, ça ne ratera pas… Et après tout, n’est-ce pas, VOUS êtesprévenu…, on vous a pris comme lest. Or, avant peu, il faudraalléger à tout prix notre véhicule. À moins que je me trompe, lePrince ne va plus tarder à se mettre en mouvement et à exécuter sesdesseins avec une énergie implacable… Ma foi, vous m’inspirezquelque chose comme de la sympathie, à cause sans doute de mesorigines mi-anglaises. Vous n’êtes pas un mauvais type, et ça meferait de la peine de vous voir descendre la tête la première dansle vide… Le mieux que vous ayez à faire, Smallways, c’est de vousrendre utile, et je vais vous réquisitionner pour mon escouade. Ils’agit de travailler, comprenez-vous, et de donner des preuves desavoir-faire et d’intelligence, de se débrouiller, de s’habituer àaller et venir dans une espèce de maison à l’envers : c’est laseule chance de salut pour vous. Il est peu probable que noustransportions des passagers plus loin, à ce voyage-ci… Impossiblede garder le moindre brin de lest, si nous ne voulons pas toucherterre tout de suite et être faits prisonniers de guerre. Le Princene s’y résoudra à aucun prix, et il ira jusqu’au bout, coûte quecoûte.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer