La Guerre dans les airs

2.

À cette époque, la situation navale dans l’Atlantique du Nordprésentait un aspect particulier. La majeure partie de la flottedes États-unis, la puissance la plus forte sur mer, naviguait dansl’Océan Pacifique. On avait redouté un conflit du côté de l’Asiesurtout, car les relations entre les Asiatiques et les Blancsétaient devenues violentes et extrêmement dangereuses, et legouvernement japonais se montrait depuis quelque temps plussusceptible et plus exigeant. Au moment où l’Allemagne déclarait laguerre, la moitié des forces navales américaines faisaient relâcheà Manille, et ce qu’on appelait la seconde flotte traversaitl’Océan Pacifique, communiquant par la télégraphie sans fil avec lastation asiatique et avec San Francisco. L’escadre de l’Atlantique,la seule capable de protéger les côtes de l’Est, revenait d’unevisite amicale en France et en Espagne. Des transports spéciaux laravitaillaient de combustible au milieu de l’océan, car la plupartde ses navires étaient encore mus par la vapeur. Cette flottecomprenait quatre cuirassés et cinq croiseurs cuirassés presqueaussi puissants, tous construits depuis 1913. Les Américainss’étaient tellement accoutumés à l’idée qu’on pouvait compter surl’Angleterre pour maintenir la paix dans l’Atlantique qu’uneattaque de leurs côtes orientales les trouva, même en imagination,absolument dépourvus. Mais, bien avant l’ouverture des hostilités –à vrai dire, le lundi de la Pentecôte, – toute la flotte allemande,– composée de dix-huit cuirassés, accompagnés d’une flottille detransports pour le combustible et de transatlantiques convertis enmagasins d’approvisionnement destinés à la flotte aérienne, – avaitfranchi le Pas de Calais et mis hardiment le cap sur New York. Nonseulement les cuirassés allemands dépassaient en nombre lesAméricains dans la proportion de deux contre un, mais ils étaientplus puissamment armés et de construction plus récente : – septd’entre eux disposaient de formidables moteurs à explosion en acierde Charlottenburg, et toute leur artillerie était de ce mêmemétal.

Les flottes ennemies entrèrent en contact le mercredi, avanttoute déclaration de guerre. Les Américains s’étaient espacés,selon la mode nouvelle, à des distances de trente milles, etnaviguaient de manière à couper à l’ennemi la route des États del’est et celle de Panama. En effet, si essentiel qu’il fût dedéfendre les villes de la côte, et particulièrement New York, ilétait plus essentiel encore de protéger le canal contre touteagression qui aurait pu empêcher le retour de la flotte principale.Sans doute, expliquait Kurt, cette flotte traverse l’OcéanPacifique à toute allure « à moins que les Japonais n’aient eu lamême idée que nous ». De toute évidence, il était humainementimpossible que l’escadre américaine de l’Atlantique pût vaincre lesAllemands ; mais, d’autre part, on espérait qu’avec de lachance elle pourrait retarder leur marche et leur infliger despertes assez sérieuses pour affaiblir grandement leur attaquecontre les positions fortifiées de la côte. Son devoir, donc,n’était pas de vaincre, mais de se sacrifier, le plus sévère devoirau monde. Pendant ce temps, on s’occuperait de vérifier lesdéfenses sous-marines de New York, de Panama et des autres pointsvulnérables.

Telle apparaissait la position navale, en effet, et, jusqu’aumercredi qui suivit la Pentecôte, les Américains n’en surent pasdavantage. Mais alors, ils entendirent pour la première fois parlerdes véritables dimensions du parc aéronautique de Dornhof et de lapossibilité d’être assaillis non seulement par mer, mais aussi parles airs. Pourtant, la presse s’était à ce point discréditée qu’uneénorme majorité de New-Yorkais, par exemple, refusèrent d’ajouterle moindre crédit aux rapports circonstanciés et aux copieusesdescriptions de la flotte aérienne allemande, tant qu’elle ne futpas en vue.

Kurt continuait à soliloquer. Penché sur la carte, ils’inclinait au balancement du ballon, parlant de tonnage,d’armement, de canons, pérorant sur les vaisseaux, leurconstruction, leur force motrice, leur vitesse, indiquant despoints stratégiques et des bases d’opération. La timidité qui leréduisait au rôle d’auditeur à la table des officiers ne leretenait plus.

Debout à côté de lui, et ouvrant rarement la bouche, Bertsuivait sur la carte le mouvement du doigt de Kurt.

– Il y a longtemps qu’on parlait de ça dans les journaux, –remarqua-t-il. – C’est curieux que ça se réalise à présent.

Kurt possédait une connaissance détaillée du MilesStandish :

– Il avait la meilleure artillerie et les meilleurs pointeurs…Je voudrais bien être là-bas et savoir lequel de nos vaisseaux l’amis hors de combat… Peut-être les machines ont-elles été atteintes…Entre les deux flottes, c’est une lutte de vitesse…

Après un instant de silence, il reprit :

– Et que fait le Barbarossa ?… C’est mon ancienbateau… pas le plus parfait, mais dans les bons. Si le vieuxSchneider est en forme, je parierais bien qu’il a logé en bonneplace deux ou trois de ses projectiles. Songez donc ! Ils sontlà à aboyer les uns après les autres, on tire les énormes canonsdes tourelles, les obus éclatent, les soutes font explosion, lesfragments de blindages d’acier volent comme de la paille au vent…Enfin, tout ce qu’on a rêvé depuis tant d’années ! Je supposeque nous allons voguer droit sur New York… tout comme s’il nes’était rien passé… On n’a probablement pas besoin de nous pourcorser la bataille, qu’on n’a livrée, d’ailleurs, que pour couvrirnotre flanc, pour laisser la route libre aux transports et auxtransatlantiques qui filent au sud-ouest vers New York où ilsconstitueront notre dépôt de ravitaillement. Vous comprenez ?– fit-il, en posant son index sur la carte. – Nous sommes ici.Notre convoi de transports passe là, et nos cuirassés refoulent lesAméricains hors de notre route…

Quand Bert descendit à la cantine pour y chercher sa ration dusoir, on ne fit pas attention à lui, sinon d’abord pour le montrerdu doigt. Tout le monde parlait de la bataille navale, émettant desavis, discutant et contredisant, et parfois la rumeur des voixs’enflait à tel point que les sous-officiers étaient obligés deréclamer le silence. Un nouveau bulletin fut communiqué, auquelBert ne comprit rien, sinon qu’on y mentionnait leBarbarossa. Quelques soldats le regardaient de temps àautre, et il entendit plusieurs fois prononcer le nom deButteridge. Mais personne ne le molesta, et sans aucune difficultéon lui remit son pain et sa soupe, quand son tour vint, le dernierà la queue. Il avait craint qu’il ne restât plus de portion pourlui, auquel cas il eût été bien embarrassé.

Après avoir mangé, il s’aventura sur la petite galeriesurplombante que gardait une sentinelle solitaire. Le cieldemeurait beau, mais le vent fraîchissait et le roulis de l’aéronats’accentuait. Bert se cramponnait à la balustrade, se sentant prisde vertige. On n’apercevait plus la terre dans aucune direction, etils avançaient au-dessus des flots bleus qui s’élevaient etretombaient en masses énormes. Le seul bateau en vue était un vieuxbrigantin battant pavillon anglais, qui bondissait à la crête desgrandes vagues et plongeait dans leur creux.

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