La Guerre dans les airs

3.

Longtemps avant que le Zeppelin eût repéré la positionde l’épave du Vaterland, le Prince, par le moyen de latélégraphie sans fil, avait repris le commandement des forcesallemandes. Par ses ordres, la flotte, dont les éclaireurs étaiententrés en contact avec les Japonais vers les Montagnes Rocheuses,s’étaient concentrée autour de Niagara et attendait son retour.

Bert aperçut pour la première fois les gorges du Niagara aupoint du jour, alors qu’il prenait part à une manœuvre hors ducompartiment central. Le Zeppelin filait à toute vitesse,à une très grande hauteur, et, dans le lointain, Bert discerna leseaux marbrées d’écume ; plus loin, dans la direction del’ouest, le grand croissant de la chute canadienne scintillait,étincelait, écumait dans les rayons horizontaux du soleil etenvoyait vers le ciel un grondement ininterrompu. La flotteaérienne, stationnaire, était déployée en un immense arc de cercleaux extrémités pointées vers le sud-ouest, formant une longue lignede monstres luisants ; les hélices tournaient lentement et lesétendards impériaux flottaient en poupe, en arrière des appareilsMarconi.

Dans la ville de Niagara, la plupart des maisons et des édificesrestaient encore debout, mais les rues étaient désertes. Les pontsn’avaient pas été endommagés ; sur les hôtels et lesrestaurants claquaient d’immenses oriflammes, et les usinesélectriques étaient encore en activité. Mais alentour, on eût ditque sur la contrée avait passé un colossal coup de balai. Tout cequi pouvait fournir abri à une attaque contre la position allemandeavait été nivelé impitoyablement. On avait fait sauter lesconstructions, incendié les bois, détruit les clôtures et lesmoissons. Les voies du monorail avaient été arrachées, et lesroutes débarrassées de tous les obstacles. D’en haut, l’effet de cesaccagement était fantastique. Les arbres des jeunes plantations,arrachés et brisés, gisaient à terre, comme du blé coupé par lafaux. Les habitations semblaient écrasées, comme sous la pressiond’un doigt gigantesque. De nombreux incendies brûlaient encore etde vastes espaces étaient couverts de cendres fumantes. Ici et làs’entassaient des débris de charrettes et de camions, des cadavresde fugitifs attardés et d’animaux ; les jets des conduitesd’eau rompues inondaient les ruines et formaient des ruisseaux etdes mares. Plus loin, dans des champs intacts et des prairies, deschevaux et du bétail broutaient paisiblement. Par-delà ces paragesdésolés, rien n’était changé dans la campagne, mais toute lapopulation avait fui. La ville de Buffalo était presque entièrementla proie des flammes dont personne ne tentait d’enrayer lesravages.

Pendant ce temps, les Allemands s’efforçaient rapidement detransformer Niagara en un entrepôt militaire. Les dirigeablesavaient amené là toute une armée de mécaniciens habiles, venusd’Europe sur les transports de la flotte navale, et ils étaientdéjà à l’œuvre pour adapter tout le matériel industriel aux besoinsd’un parc aéronautique. Au-dessus du funiculaire, à l’extrémité dela Chute américaine, ils avaient installé une station de rechargede gaz pour les dirigeables, et, dans la partie sud, on déblayaitune aire plus vaste encore, dans ce même but. Enfin, sur toutes lesusines, sur tous les hôtels, sur tous les points élevés, flottaitle drapeau allemand.

Lentement, le Zeppelin parcourut deux fois le même cercle,au-dessus de cette scène, pour que le Prince, du haut de la galerieextérieure, pût se rendre compte de la situation. Le dirigeableensuite s’éleva vers le centre du croissant et transféra le Princeet son état-major, y compris le lieutenant Kurt, sur leHohenzollern, choisi pour porter le pavillon princier pendant labataille prochaine. Le transfert se fit au moyen d’un câble qu’ondescendit du Hohenzollern jusque sur la plateforme d’avant duZeppelin dont l’équipage, installé dans le réseau extérieur del’aéronat, salua ce départ de ses acclamations. Ensuite le Zeppelinvira de bord et, décrivant une vaste courbe, vint atterrir dansProspect Park, pour débarquer les blessés et s’approvisionnerd’explosifs. Pour son voyage du Labrador, incertain du fret qu’ilaurait à ramener, l’aéronat avait vidé ses soutes. Il lui fallutaussi réparer et regonfler d’hydrogène un de ses compartimentsd’avant qui fuyait.

Bert fut désigné comme brancardier, et il aida à transporter lesblessés dans le plus proche des vastes hôtels qui faisaient face àla rive canadienne, et où n’étaient restés qu’un portier nègre,deux infirmières américaines et quatre ou cinq Allemands. Ensuiteil accompagna le médecin du Zeppelin dans une rue voisine,et força la porte d’une pharmacie où le major choisit lesmédicaments dont il avait besoin. Au retour, ils rencontrèrent unofficier et deux hommes qui procédaient à un inventaire sommairedes marchandises utilisables que contenaient les magasins. Lagrande avenue était complètement déserte : on avait accordé troisheures aux habitants pour vider les lieux, et tout le monde,semblait-il, s’était hâté d’en profiter. Au coin d’une voietransversale, le cadavre d’un homme tué d’un coup de feu étaitappuyé contre un mur, et de-ci de-là on entrevoyait des chienserrants qui s’esquivaient. À l’extrémité de la rue, vers le fleuve,le passage inattendu d’une série de voitures monorail rompit tout àcoup la stagnation et le silence ambiants. Elles étaient chargéesde tubes et de tuyaux qu’on amenait aux équipes qui transformaientProspect Park en un arsenal aéronautique.

Ayant réquisitionné une bicyclette dans une boutique abandonnée,Bert l’enfourcha, et, maintenant en équilibre son chargementpharmaceutique, il revint à l’hôtel-hôpital. De là, on le renvoyaaider à l’emmagasinage des bombes dans les soutes duZeppelin, besogne qui exigeait un soin minutieux. Il futinterrompu dans cette corvée par le commandant de l’aéronat, qui lechargea, le téléphone de campagne ne fonctionnant pas encore, deremettre un pli à l’officier qui avait pris la direction des usinesde la Compagnie électrique. Bert devina plutôt qu’il ne comprit cesordres donnés en allemand, mais, ne se souciant pas de trahir sonignorance, il salua et partit avec l’air de savoir parfaitement oùil allait. Il s’engagea dans diverses voies et, au moment où il sedemandait comment il accomplirait sa mission, son attention futappelée vers les hauteurs de l’atmosphère par la détonation d’uncoup de canon que venait de tirer le Hohenzollern etqu’accompagnaient de célestes acclamations.

La vue étant obstruée de chaque côté par les hautes façades, ilcéda à la curiosité, après un moment d’hésitation, et revint versles quais. Là encore la perspective était masquée par desarbres ; toutefois ce ne fut pas sans stupéfaction qu’ilaperçut au-dessus de Goat Island le Zeppelin, qui,quelques instants auparavant, avait encore un quart de ses soutes àremplir. Le dirigeable était parti sans compléter sesapprovisionnements. Bert devina tout à coup qu’on l’avait oublié etalla se réfugier sous le couvert des feuillages, pour éviter qu’enl’apercevant le capitaine du Zeppelin n’éprouvât desremords et ne revînt le chercher. Mais le désir de savoir contrequel ennemi la flotte prenait sa formation de combat fut la plusforte, et il s’avança jusque vers le milieu du pont de Goat Island,d’où son regard commandait tout un hémisphère de ciel. Pardessus letumulte scintillant de la cataracte, il discerna très bas surl’horizon les premiers aéronats asiatiques.

Leur aspect était beaucoup moins impressionnant que celui desaéronefs du Prince. De plus, ils avançaient de côté, comme pourdissimuler leur véritable envergure, et Bert était incapabled’estimer à quelle distance ils se trouvaient.

Debout au milieu de la travée, à un endroit d’habitude encombrépar la cohue incessante des excursionnistes, Bert, seul dans cedésert, écarquillait les yeux. Au-dessus de lui, les flottesaériennes manœuvraient pour se gagner de hauteur ; au-dessous,les eaux bouillonnaient entre les rives.

Étrange spectateur du drame, Bert demeura là longtemps, dans sadéfroque hétéroclite. Les jambes de son pantalon de serge bleueétaient enfoncées dans des bottes caoutchoutées et, sur sa tête, ilportait une casquette blanche d’aérostier, trop grande pour lui :il la rejeta en arrière, pour dégager sa petite figure defaubourien ahuri, au front coupé d’une cicatrice.

– Bigre ! – s’exclamait-il par intervalles.

Bert braquait les regards de tous côtés, avec forcegesticulations. Deux ou trois fois, il poussa des acclamations etapplaudit. Puis, à un certain moment, la terreur s’empara de lui,et, dans un galop effréné, il s’enfuit du côté de Goat Island.

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