La Guerre dans les airs

2.

Bert n’avait pas une idée bien claire du genre de populationqu’il allait trouver dans la contrée. Il savait qu’il était enAmérique, une grande et puissante nation, dont les citoyens avaientdes manières sèches et humoristiques, se servaient à tout propos derevolvers et de couteaux à virole, et employaient dans laconversation des mots insolites. Il s’imaginait aussi que tousétaient millionnaires, se balançaient dans des rocking-chairs,plaçaient leurs pieds à des altitudes extravagantes, chiquaientinfatigablement du tabac, des gommes et autres substances. À cesbaroques personnages, se mêlaient des cow-boys, des Peaux-Rouges,et des nègres comiques et obséquieux. Ces connaissances provenaientde lectures fournies par la bibliothèque publique, et Bert n’enavait guère appris davantage. Aussi n’éprouva-t-il un peu plus tardaucune surprise quand il rencontra des gens armés.

Une fois descendu de son perchoir, l’aviateur improvisé avaitdécidé d’abandonner sa machine endommagée. Après avoir erré uncertain temps sous bois, il déboucha sur une route qui parut, à sesyeux de citadin anglais, remarquablement large, mais un peusommairement construite. Ni haie, ni fossé, ni trottoir distinct nela séparaient du fourré, et elle décrivait une vaste courbe, aveccette aisance des grands chemins d’un continent neuf. À quelquedistance, Bert vit un individu portant un fusil sous le bras,coiffé d’un chapeau noir mou, et d’une blouse bleue : sa grosseface ronde n’était ornée d’aucune touffe de barbe, ni du « bouc »qui caractérisait alors toutes les caricatures de l’Américain.L’homme reluqua Bert avec une certaine méfiance, et il tressaillitquand il l’entendit parler.

– Pouvez-vous me dire en quel endroit je suis ? –s’enquérait Bert.

Le personnage le toisa des pieds à la tête et lorgna desoupçonneuse manière les bottes de caoutchouc.

Enfin, il se décida à répondre en un dialecte inconnu, qui setrouvait être le tchèque.

Devant l’air ahuri de Bert, il s’interrompit soudain et articulade son mieux :

– Moi, pas parler anglais.

– Oh ! – fit Bert, qui réfléchit gravement et poursuivit saroute.

Presque aussitôt, il se retourna pour lancer un merci aimable.Le Tchèque, resté sur place, contempla le dos de Bert quis’éloignait, parut frappé d’une idée, fit un geste inachevé,soupira, haussa les épaules et s’éloigna à son tour d’une allureexténuée.

Bert arriva bientôt près d’une grande cabane campée de guingoisau milieu des arbres – une simple boite dénudée, une caissegrossière, aux yeux de Bert, sans plantes grimpantes, sans haie, nimur, ni clôture d’aucune sorte pour la séparer des boisenvironnants. Il fit halte devant les marches qui menaient à uneporte, éloignée d’une trentaine de mètres. L’habitation semblaitdéserte, et Bert se disposait à aller frapper à l’huis, maissoudain un grand chien noir apparut qui le dévisagea fixement.C’était un chien aux mâchoires énormes, d’une race bizarre, et ilavait au cou un collier garni de pointes. La bête n’aboya pas, nefit même pas mine d’avancer, mais elle hérissa paisiblement sonpoil, et émit un grognement unique, comme une toux brève etprofonde.

Bert hésita, et passa son chemin.

À trente pas de là, il s’arrêta, regardant autour de lui, sousla futaie.

– Allons, bon ! J’ai laissé le minet là-bas.

Un remords aigu le tortura un instant. Le molosse surgit entreles troncs, pour mieux voir le passant, peut-être, et émit ànouveau sa toux discrète. Bert reprit sa marche.

– Il se tirera d’affaire sans peine, le minet… Il attrapera deschoses… oh ! oui, il s’en tirera très bien, – répéta-t-il,sans conviction.

N’eût été le chien noir, il serait retourné sur ses pas.

Quand il fut hors de vue de la cabane et du mâtin, il entra dansle bois, d’où il ressortit un peu après, écorçant avec son couteauune trique de grosseur assez respectable. Puis, apercevant, sur lesentier du bas-côté, un caillou dont l’aspect lui convint, il leramassa et le mit dans sa poche. Il déboucha bientôt devantplusieurs chalets, construits en planches comme le dernier, avecchacun une sorte de véranda mal peinte en blanc, et tous plantéssur le sol, dans le même désarroi. Derrière, auprès des étables àporcs, entourée d’une portée grouillante, une truie noire fouillaitla terre.

Une femme à l’aspect farouche, avec des yeux noirs et une têtebrune échevelée, était assise sur les marches, dorlotant unbébé ; mais à la vue du passant, elle se leva, rentra, etpoussa le verrou.

Vers les étables, un gamin apparut, mais il feignit de ne pasentendre l’appel de Bert.

– Ils sont tous comme ça, je suppose, en Amérique, – observaBert.

Les maisons devinrent de plus en plus fréquentes et il croisadeux hommes à l’air hagard et très sales, qu’il n’osa pasinterpeller. L’un portait un fusil et l’autre une hachette, et ilsl’examinèrent, lui et sa trique, avec une expression fortdédaigneuse.

Une route que bordait un monorail traversait celle qu’ilsuivait, et, à l’un des coins du carrefour, se dressait un écriteauavec cette inscription : « Attendre ici les trains. »

– Ça, c’est parfait, mais je me demande s’il va falloir attendrelongtemps ! – se dit Bert.

L’idée lui vint alors que, dans l’état de bouleversement dupays, le service était certainement interrompu. Aussi, comme leshabitations semblaient plus nombreuses sur la droite que sur lagauche, il tourna à droite. Un vieux nègre passa.

– Bonjour, – fit Bert.

– Bonjou, mousseu, – répondit le nègre d’une voix chantante.

– Comment s’appelle ce village ?

– Tanouda, mousseu.

Je vous remercie.

– Méci, mousseu, – insista le nègre.

En approchant, Bert constata que les maisons étaient du mêmetype en bois, détachées les unes des autres et sans clôture, etelles s’ornaient d’enseignes de tôle émaillée avec des indicationsen anglais. Il se dirigea vers l’une des cahutes qu’il jugea devoirêtre une boutique d’épicerie.

C’était la première demeure qui offrit l’invite hospitalièred’une porte ouverte, et de l’intérieur sortait un bruit étrangementfamilier.

– Diable ! – s’écria Bert tout à coup, en fouillant Sespoches. – Voilà des semaines que je n’ai eu besoin d’argent… Je medemande si… C’est Grubb qui tenait la caisse… ah !

Il tira une poignée de monnaie et l’examina : trois pennies, unepièce de six pence et une d’un shilling.

– C’est parfait ! – prononça-t-il.

Au moment où il obliquait vers le seuil, un homme, en manches dechemise, à tête grise et de solide carrure, apparut et ledévisagea.

– …njour, – salua Bert. – Est-ce que je pourrais manger quelquechose dans votre établissement ?

L’homme répliqua, Dieu merci, en bon et clair dialecte américain:

– Ce n’est pas un établissement ici, monsieur, c’est unmagasin.

– Très bien, – acquiesça Bert, – pourvu que je puisse mangerquelque chose.

– C’est facile, – déclara l’Américain sur un ton encourageant,et il recula en invitant Bert à entrer.

D’après les éléments de comparaison que lui fournissaient sessouvenirs de Bun Hill, Bert estima que le « magasin » étaitextrêmement spacieux, très clair et fort peu encombré. Sur lagauche, se dressait un comptoir très long, derrière lequels’étageaient des tiroirs, des rayons et divers autresaménagements ; sur la droite, étaient rangés un certain nombrede chaises, plusieurs tables et deux crachoirs ; dans le fond,s’entassaient des futailles, des fromages et des quartiers de porcfumé ; en face, une vaste ouverture en forme d’arche menait àune autre salle. Autour d’une table, un groupe d’hommes étaientrassemblés, et une femme de trente à trente-cinq ans s’accoudaitsur le comptoir. Tous les hommes, armés de fusils, écoutaientnonchalamment, sans y prêter grande attention, un mauvaisphonographe, aux accents métalliques. Du pavillon sonore sortaientdes paroles qui serrèrent le cœur de Bert d’une angoissenostalgique et lui remémorèrent une plage ensoleillée, unattroupement d’enfants, des bicyclettes émaillées en rouge, ladégaine de Grubb et un ballon à ras de terre. Le phonographenasillait une chanson du répertoire des Derviches duDésert !…

Un individu au cou épais, coiffé d’un chapeau de paille etmâchonnant une chique, arrêta la mécanique, et tous les yeux – desyeux aux regards fatigués – se tournèrent vers Bert.

– Peut-on donner quelque chose à manger à ce monsieur, lamère ? – interrogea le propriétaire.

– On lui donnera ce qu’il voudra, – assura, sans bouger, lafemme accoudée sur le comptoir, – depuis un biscuit sec jusqu’à unrepas complet.

Elle étouffa un bâillement, à la manière de quelqu’un quin’aurait pas dormi de la nuit.

– Je voudrais un repas, – expliqua Bert, – mais je n’ai pasbeaucoup d’argent et je ne voudrais pas payer plus d’unshilling.

Plus d’un quoi ?

– Plus d’un shilling, – répéta Bert, qui comprit tout à coup quesa monnaie n’avait peut-être pas cours.

– J’entends bien, – répliqua le propriétaire, qui perdit unmoment sa solennité. – Mais que diable voulez-vous dire en parlantde shilling ?

Bert, s’efforçant de dissimuler sa consternation, produisit lapièce d’argent :

– Voilà un shilling.

– Il appelle un magasin un établissement, – reprit le négociant,– il veut un repas pour un shilling !… Puis-je vous demander,monsieur, de quelle partie de l’Amérique vous arrivez ?

– De Niagara, – précisa Bert, en remettant le shilling dans sapoche.

– Et depuis quand avez-vous quitté Niagara ?

– Depuis environ une heure.

– Vraiment ! fit le propriétaire, en se tournant avec unsourire incrédule vers les autres. Ah vraiment !

Plusieurs questions simultanées furent posées au nouveau venu.Bert en choisit une pour y répondre.

– J’étais avec la flotte aérienne allemande. Ils m’avaient faitprisonnier, pour ainsi dire, et ils m’ont amené ici.

– D’Angleterre ?

– Oui… d’Angleterre, en passant par l’Allemagne. J’ai assisté àune grande bataille avec les Asiatiques et j’ai été abandonné dansune petite île, entre les cataractes…

– L’île de la Chèvre ?

– J’ignore le nom. Mais, en tout cas, j’y ai trouvé une machinevolante, je suis monté dessus et me voici.

Deux hommes se levèrent, en examinant Bert d’un œil méfiant.

– Où est-elle, cette machine volante ? Dehors ? –questionna l’un.

– Elle est là-bas, dans le bois, à un kilomètre d’ici.

– Est-ce qu’elle est en bon état ? – s’enquit un personnagelippu, dont le visage portait une cicatrice.

– J’ai atterri un peu brutalement…

Ils l’entourèrent, discourant tous à la fois et voulant,comprit-il, qu’il les menât immédiatement à l’endroit où il avaitlaissé l’aéroplane.

– Dites donc, – leur fit observer Bert, je veux bien vous ymener, mais depuis hier je n’ai pris qu’un peu d’eau minérale…

Un jeune homme mince, d’aspect militaire, avec de longues jambesmaigres enfermées dans des guêtres, et portant en bandoulière unecartouchière garnie, intervint alors en faveur de Bert, sur un tond’autorité manifeste :

– Ça va bien. Donnez-lui à manger à mon compte, M. Logan. Jetiens à ce qu’il me raconte son histoire plus en détail. Nousverrons la machine ensuite. Selon moi, j’ose dire que c’est unhasard remarquablement intéressant qui a débarqué ici ce monsieur…Si sa machine volante est là, nous allons la réquisitionner pournotre défense locale.

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