La Guerre dans les airs

Chapitre 10LE MONDE PENDANT LA GUERRE

1.

Bert vécut deux jours encore dans l’île de la Chèvre, et ilépuisa ses provisions, sauf les cigarettes et l’eau minérale, avantde se décider à essayer la machine volante asiatique.

À la fin même, ce n’est pas lui qui partit dessus, mais plutôtl’engin qui l’emporta. Deux heures à peine lui avaient suffi poursubstituer aux traverses rompues les traverses intactes del’aéroplane disloqué et pour replacer les écrous qu’il avaitenlevés. Le moteur n’avait aucune avarie, et il ne différait quepar des détails très simples et aisément compréhensibles du moteurhabituel des motocyclettes. Le reste du temps se passa enhésitations et en tâtonnements dilatoires. Une appréhension lepoursuivait surtout : il se voyait barbotant dans les rapides,cramponné au monoplan, et tournoyant dans le courant quil’entraînait vers la chute ; et il se voyait aussi, avançant àtoute vitesse dans les airs, et incapable d’atterrir. Son espritétait trop accaparé par l’inquiétude de son prochain vol, pourqu’il se tourmentât beaucoup de l’accueil réservé à un faubourienanglais, aux idées peu précises, qui débarquerait d’un aéroplaneasiatique, et sans lettres de créance, au milieu d’une populationsurexcitée par la guerre.

Un reste de sollicitude pour l’officier au profil d’oiseau lelui représentait gisant, immobilisé par ses blessures, dans quelquecaverne ou crevasse. Ce ne fut donc qu’après avoir fouillé tous lescoins de l’île qu’il renonça à cette préoccupation importune.

– Si je le trouvais, – raisonnait-il, tout en cherchant, –qu’est-ce que je ferais de lui ? On ne casse pas la tête desgens quand ils ne peuvent bouger… Et je ne vois pas quel autreservice je pourrais lui rendre.

Son sens hautement développé de la responsabilité sociale futobsédé par le sort du chat :

– Si je le laisse ici, il mourra de faim… à moins qu’iln’attrape des souris pour se nourrir… Mais y a-t-il dessouris ?… Des oiseaux, peut-être ?… Trop jeune, pourcela… Il est comme moi… un peu trop civilisé.

Finalement, il le logea dans une des vastes poches de savareuse, où l’animal s’intéressa vivement aux vestiges de bœufconservé qu’il y découvrit.

Avec la petite bête ainsi casée, il se percha sur la selle de lamachine volante. Cette grande chose volumineuse, encombrante, neressemblait pas du tout à une bicyclette. Pourtant, la manœuvre enparaissait assez facile. On mettait le moteur en marche commeça ; on embrayait le gyroscope comme ça… puis on poussait celevier comme ça… Il était plutôt serré, le levier, mais soudain ilcéda…

Les grandes ailes incurvées se mirent à battre de façondéconcertante : clic-clos, clic-cloc, clitta-cloc.

Stop ! La machine filait droit vers le fleuve, sa roued’avant entrait dans l’eau. Bert, le cœur serré, eut un grognementrauque et tira sur le levier pour le ramener à sa positionpremière… Clic-cloc, clic-doc… Il s’enlevait ! La machinesortit du courant sa roue trempée… Bert montait dans les airs.Inutile de stopper maintenant ; rigide et cramponné au volant,les yeux fixes et la face pâle comme la mort, Bert s’envolaitau-dessus des rapides, tressautant à chaque coup d’ailes etmontant, montant, montant…

Entre un aéroplane et un ballon, aucune comparaison n’estpossible pour la sérénité et le confort. Excepté dans la descente,le ballon est un véhicule d’une urbanité impeccable ; l’enginasiatique faisait des sauts, comme une mule qui se cabre, sansredescendre jamais.

Clic-cloc, clic-cloc ; à chaque battement des ailes siétrangement façonnées, la machine lançait Bert en l’air et lerattrapait, une demi-seconde plus tard, en l’asseyant sur la selle.Et, tandis qu’en ballon on ne sent aucun souffle, puisquel’aérostat est entraîné à la même vitesse que le vent, le vol enaéroplane est une folle et perpétuelle création de vent, contrequoi on avance. Ces remous de l’air semblaient vouloir aveuglerBert, le contraignaient à fermer les yeux. Bientôt, pour éviterd’être finalement ouvert en deux par les secousses sur la selle, ilserra les genoux et croisa les jambes autour de la tige de support.Pendant ce temps, il continuait de monter, à cent, deux cents,trois cents mètres, par-dessus le désert bouillonnant des rapides.C’était fort bien, mais comment prendre une directionhorizontale ? Il essaya de se remémorer s’il avait vu cesmonoplans horizontalement. Non, leur ascension s’effectuait à coupsd’ailes, et ils descendaient en planant selon une légèreinclinaison. Il décida de monter encore. Des larmes gonflaient sespaupières, et, pour les essuyer, il s’aventura témérairement àlâcher d’une main le volant.

Valait-il mieux risquer une chute par terre, ou sur l’eau ?Sur de pareilles eaux ?

Il montait par-dessus des Upper Rapids, dans la direction deBuffalo, et il éprouvait un certain soulagement à penser que lesChutes et le furieux tourbillon des eaux étaient maintenantderrière lui. Il observa qu’il s’élevait en droite ligne.

Comment virait-on ?

Bientôt, tout son sang-froid lui revint : ses yeux s’habituaientau vent, et il montait toujours, très haut, très haut… Il pencha latête en avant et promena des regards clignotants sur la contrée…Trois grandes balafres de ruines noires et fumantes sabraient lacité de Buffalo ; plus loin, des collines et des plaines. Ilse demanda s’il était à un kilomètre de hauteur, ou plus ?

Près de la station située entre Niagara et Buffalo, il aperçutdes gens qui entraient dans les maisons et en sortaient, comme desfourmis. Deux automobiles glissaient sur la route vers NiagaraCity. Tout au loin, vers le sud, il distingua un immense dirigeableasiatique qui filait vers l’est.

À cette vue, il s’occupa sérieusement du moyen de changer dedirection. Mais l’aéronat ne parut pas se préoccuper de lui et Bertcontinua à monter par bonds successifs. Le monde s’étendait sousses yeux comme une carte toujours plus vaste. Clic-cloc, clic-doc.Au-dessus de lui, toute proche maintenant, s’éployait un voiletransparent de nuages.

Le moment était venu, songea-t-il, de débrayer la commande desailes. Le levier opposa quelque résistance ; quand il eutcédé, la queue de la machine se redressa et les ailess’allongèrent, rigides. Aussitôt, tout fut silencieux, doux etrapide. Les paupières aux trois quarts closes, Bert opérait unedescente inclinée contre une violente rafale de vent.

Un petit levier, qui jusqu’ici s’obstinait à ne pas fonctionner,était devenu mobile. Il le poussa doucement vers la droite : l’ailegauche modifia mystérieusement sa bordure extrême, et la descentese poursuivit en une spirale qui s’enroulait vers la droite.Pendant quelques secondes, Bert connut les sensations désespéréesque donne une catastrophe inévitable. Non sans difficulté, ilreplaça le levier à sa position première, et la bordure de l’aileobéit à la manœuvre.

Presque aussitôt il poussa le levier vers la gauche, et crutfaire un tête-à-queue.

– Pas si fort ! – balbutia-t-il, terrifié, en s’apercevantqu’il dégringolait à toute vitesse sur une voie ferrée et quelquesbâtiments d’usines qui semblaient l’attirer pour le happer. Uninstant, il se vit aussi impuissant qu’un cycliste emballé dans unecôte ; par surprise, il était descendu jusqu’au sol.

– Hé là ! – s’écria-t-il, et, d’un effort de tout son être,il embraya le mouvement des ailes. L’appareil releva le nez, etreprit sa montée tressautante.

Bert gagna une grande hauteur, et la partie pittoresque etmontagneuse de l’État de New York s’étala sous ses yeux. À ladescente qui suivit, il découvrit une longue côte, et, à la montée,il en entrevit une autre encore. Un peu plus tard, comme il passaiten planant à une faible hauteur au-dessus d’un village, ildistingua des gens qui couraient en tous sens, qui s’enfuyaient,épouvantés sans doute par sa venue inopinée. Il se figura mêmequ’on avait tiré sur lui.

– Montons, – se dit-il.

Il empoigna la manette d’embrayage, qui obéit avec uneremarquable docilité, et soudain les ailes parurent céder vers lemilieu… Le moteur était muet ; il ne marchait plus ! Parinstinct plutôt que par réflexion, Bert débraya. Quefaire ?

Le reste du voyage dura quelques secondes, mais l’esprit de Bertfut animé d’une activité prodigieuse ; il ne pouvait plusmonter, il descendait… irrémédiablement il y aurait un chocinévitable.

L’appareil glissait à une vitesse de peut-être cinquantekilomètres à l’heure… Cette plantation de mélèzes, là-bas,promettait un moelleux atterrissage – un lit de moussepresque !

Irait-il jusque-là ? Il s’occupa uniquement de son volantde direction, le tourna un peu à droite, puis en plein àgauche…

Brrrr ! crac ! Il arrivait sur les cimes des arbres,dans lesquelles l’appareil se creusa un profond sillon, pourchavirer finalement au milieu d’un nuage d’aiguilles vertes et debranchages noirs. Il y eut un craquement sec, et Bert, désarçonné,partit en avant, en brisant quelques branches dont les rameaux luifouettèrent le visage.

Il se retrouva entre la selle et un tronc d’arbre, une jambepar-dessus le levier de direction, et, autant qu’il pouvait s’enrendre compte, indemne. Comme il cherchait à se dégager, il perditl’équilibre et tout céda sous lui. Quand il put se raccrocher, ilétait perché dans les branches basses de l’arbre, sousl’aéroplane ; une agréable odeur résineuse embaumait l’air.Sans se risquer à bouger, il envisagea sa position, puis, avecmille précautions, il descendit, branche par branche, jusque sur lesol tapissé d’une épaisse couche d’aiguilles sèches.

– Bonne affaire ! – se dit-il, en levant la tête vers legrand cerf-volant disloqué. – Presque aussi doux qu’enascenseur.

Sa main caressait doucement son menton.

– Dans mon malheur, j’ai tout de même un peu de chance –remarqua-t-il méditativement, en examinant le sol tacheté desoleil, sous les arbres.

Un violent tumulte attira son attention vers sa poche, d’où ilfinit par extraire le petit chat.

– Pauvre minet ! Tu dois être à moitié asphyxié !

L’animal, tout ébouriffé, paraissait fort joyeux de revoir lalumière, et le bout de sa petite langue rose passait entre sesdents. Bert le posa à terre ; la bête menue se mit à courir,se secoua, fit le gros dos, s’assit et commença à se lécher.

– Et à présent ? – fit Bert, en regardant autour de lui. Etsoudain, avec un geste de dépit : – Sapristi ! j’aurais dûapporter le fusil !

Il l’avait, par une fâcheuse précaution, appuyé contre un arbre,avant de s’installer sur la selle de l’aéroplane. L’immense paixqui l’entourait le déconcerta, et il s’aperçut qu’il n’avait plusdans les oreilles le mugissement de la cataracte.

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