La Guerre dans les airs

Chapitre 2OÙ BERT SMALLWAYS EST ASSAILLI DE DIFFICULTÉS

1.

Il ne vint à l’idée ni de Tom ni de Bert Smallways que leremarquable exploit aérien de M. Butteridge pût en aucune manièreaffecter leur existence, ni qu’il en résultât pour eux d’êtredistingués parmi les millions d’individus qui les entouraient.Quand, du haut de Bun Hill, ils eurent vu la guêpe mécanique, avecses plans rotateurs dorés par le couchant, rejoindre en bourdonnantl’abri du hangar, ils reprirent le chemin de la fruiterie, encontrebas sous le grand pilier de fer de la ligne du monorailallant de Londres à Brighton, et aussitôt ils recommencèrent ladiscussion qu’ils avaient entamée avant que le miraculeuxButteridge eût surgi des brumes londoniennes.

C’était une discussion difficile et sans issue. Ils se criaientles phrases dans l’oreille, à cause du mugissement et du ronflementdes wagons gyroscopiques qui traversaient la Grand’Rue. Le sujet dudébat était litigieux et confidentiel. Les affaires de Grubbparaissaient en fâcheuse posture. Or dans un moment d’enthousiasmefinancier, il avait associé Bert pour moitié à son entreprise, cequi le dispensait de lui payer aucun salaire.

Bert s’efforçait de faire entrer dans la tête de Tom que lanouvelle firme « Grubb et Smallways » offrait des avantages sansprécédents et sans comparaison pour le petit capitaliste possédantdes fonds disponibles. Et Bert en arrivait à constater, comme sic’eût été un fait extraordinaire, que Tom restait absolument bouchéà toute idée. À la fin, il laissa de côté les considérationsfinancières, et, faisant exclusivement appel à l’affectionfraternelle, il réussit à emprunter à Tom un souverain, en échangede sa parole d’honneur comme garantie du remboursement.

La firme « Grubb et Smallways », anciennement « Grubb », avaiten réalité joué de malheur depuis quelque temps. Au cours desdernières années, les affaires avaient marché cahin-caha, avec uneprédisposition romanesque à l’insécurité, dans une petite échoppedélabrée ouvrant sur la Grand’Rue. Les murs du magasin étaientornés d’affiches brillamment coloriées, envoyées par des fabriquesde cycles, et de tout un assortiment de grelots et de timbres, depinces à pantalon, de burettes à huile, de valves, de clefsanglaises, de sacoches, et autres accessoires. Des écriteaux et despancartes annonçaient « Bicyclettes à louer », « Réparations », «Gonflement gratuit de pneus », « Huiles et essences » et toutesattractions similaires. La firme représentait diverses marquesobscures de bicyclettes, deux machines neuves constituant le fondsen magasin. À l’occasion, une vente s’opérait, mais le plus clairdes bénéfices des deux associés, quand la chance, qui n’était pastoujours de leur côté, les favorisait, provenait de menus travauxnécessités par des crevaisons de pneus et par d’autres accidents.Ils plaçaient aussi des phonographes à bon marché et tiraientquelques profits de la vente des boîtes à musique. Leur activité sedonnait surtout libre cours dans la location des bicyclettes.C’était là un singulier commerce que ne régissait aucun principecommercial ou économique connu, que ne régissait, à vrai dire,aucun principe. Le stock de location consistait en une quantité debicyclettes d’hommes et de dames, dans un état de dislocation quidéfiait toute description et toute tentative de réparation. Cesinstruments étaient loués à des individus téméraires et peuexigeants, inexperts aux choses de ce monde. Le tarif nominals’élevait à un shilling pour la première heure et à six pence pourles heures suivantes. Mais, en réalité, il n’existait aucun prixfixe, et d’avisés gamins, en insistant assez, pouvaient s’offrirune course à bicyclette et le frisson du danger pour le prix réduitde trois pence à l’heure, s’ils prouvaient que c’était là touteleur fortune. Pour les transactions régulières, on exigeait desarrhes, excepté avec les clients habituels la selle et le guidonrapidement mis à hauteur convenable, les engrenages et les moyeuxhuilés, l’aventureux cycliste se lançait dans la carrière. Ilfinissait presque toujours par revenir, mais parfois, en casd’accident sérieux, Bert ou Grubb devaient aller rechercher lamachine. La location comptait jusqu’au moment du retour à laboutique, et le prix en était déduit du montant des arrhes.Rarement une machine sortait de leurs mains en état de rouler sansaccrocs. Les plus fantaisistes possibilités de pannes se nichaientdans tous les organes : dans le pas de vis usé de l’écrou quimaintenait la selle, dans les pédales branlantes, dans la chaînedétendue, dans le guidon vacillant, et surtout dans les freins etles pneus. Des clappements, des crissements et d’étrangesgrincements rythmiques s’éveillaient, aussitôt que l’intrépidepédaleur avait fait quelques tours de roue. Ensuite, il arrivaitque le ressort du timbre ou du frein refusait de fonctionner devantun obstacle ; la douille du tube droit d’arrière se desserraitet la selle s’enfonçait brusquement avec un rebondissementdéconcertant ; la chaîne cliquetante sautait soudain hors desdents d’un des pignons, au milieu d’une descente, bloquant lamachine et l’obligeant à une halte aussi brusque que désastreuse,mais sans arrêter en même temps l’élan acquis du cycliste ; oubien enfin un pneu éclatait ou soupirait silencieusement,abandonnait la lutte, et s’affalait dans la poussière.

Quand le cycliste revenait, pédestrement, haletant et fourbu,Grubb n’écoutait aucune récrimination. Il examinait gravement lamachine :

– Vous l’avez rudement malmenée, cette bécane, – commençait-il,invariablement.

Et il devenait sur-le-champ la calme incarnation de l’esprit decontroverse.

– Vous ne voulez pourtant pas que la bicyclette vous prenne dansses bras et vous porte, – argumentait-il. – C’est à vous de fairepreuve d’intelligence. Après tout, ça n’est qu’une machine.

Parfois la liquidation des comptes frisait les moyens violents.C’était toujours un démêlé fort prolixe et souvent pénible, mais ànotre époque de progrès on ne gagne pas sa vie sans batailler.Malgré tous ces soucis, là location demeura une source assezrégulière de bénéfices jusqu’au jour où toutes les vitres de ladevanture furent brisées, et le stock de la vitrine grandementendommagé, par deux clients grincheux qui ne témoignaient d’aucungoût pour la controverse illogique. C’étaient deux vigoureux etgrossiers chauffeurs employés aux usines de Gravesend ; l’unmanifestait son mécontentement parce que sa pédale gauche s’étaitdétachée et l’autre parce que son pneumatique s’était dégonflé –menus accidents, négligeables, d’après la coutume acceptée à BunHill, et dus certainement à un usage par trop brutal de cesdélicates machines : mais cette méthode d’argumentation ne parvintpas à persuader aux deux clients qu’ils avaient tort. Toutefois,c’est un fâcheux moyen de démontrer à un homme qu’il vous a louédes machines défectueuses que de lancer sa pompe à pied au milieude la boutique et de sortir son assortiment de trompes pour lesfaire rentrer à travers la vitrine. Le procédé ne réussit àconvaincre ni l’un ni l’autre des deux associés, mais les vexaseulement et les irrita. Une querelle en engendre une autre et cedésagrément amena entre Grubb et son propriétaire une violentedispute sur les garanties morales et les responsabilités légalesimpliquées dans le remplacement des vitres. Le conflit atteignitson maximum à la veille des vacances de la Pentecôte.

Finalement, Grubb et Smallways n’eurent d’autre ressource que lastratégie d’un déménagement nocturne.

Ils guignaient depuis longtemps, pour leur nouvelleinstallation, au brusque tournant de la route, dans le bas de BunHill, une petite boutique, en forme de hangar, avec une vitrined’une seule glace et une unique pièce sur le derrière. C’est làqu’ils soutinrent bravement le combat pour l’existence, en dépitdes importunités persistantes de leur ancien propriétaire, avecl’espoir de certaines éventualités que semblait promettre lasituation particulière de leur magasin. Mais là aussi ils étaientcondamnés à la déconvenue.

La route de Londres à Brighton, qui traverse Bun Hill,ressemblait à l’Empire britannique et à la Constitution anglaise,en ce sens qu’elle avait acquis peu à peu son actuelle importance.À l’encontre des autres routes d’Europe, celles du Royaume Unin’avaient jamais été soumises à aucun essai organisé deredressement et d’aplanissement, et c’est à cela sans doute qu’ilfaut attribuer leur caractère pittoresque. L’antique Grand’Rue deBun Hill dégringole, au bout de l’agglomération des maisons,pendant huit ou neuf cents pieds, à une inclinaison de dix pourcent, puis elle tourne à angle droit sur la gauche, décrit unecourbe d’une trentaine de mètres jusqu’à un pont de briquesfranchissant un ravin desséché qui fut autrefois le lit del’Otterbourne, – et enfin elle fait un coude brusque autour d’unépais taillis d’arbres, avant de continuer à courir droite, simple,paisible. Il y avait eu là plusieurs accidents de voitures et debicyclettes, avant que fût construite la boutique qu’occupaientGrubb et Smallways, et, à parler franchement, la possibilité denouveaux accidents les avait surtout attirés.

Cette perspective s’était offerte à eux sous un jourhumoristique.

– Voilà un chic endroit où l’on pourrait gagner sa vie rien qu’àélever des poules, – avait remarqué Grubb.

– On ne gagne pas sa vie à élever des poules, – contreditBert.

– On les élève pour les automobiles, et celui qui les écrase lespaie, – expliqua Grubb.

Quand ils furent emménagés, ils se souvinrent de cetteconversation. Toutefois, il ne pouvait être question depoules ; pas un coin pour le plus petit poulailler, à moins del’installer sous l’établi où il aurait été sans doute déplacé.

– Tôt ou tard, – fit Bert, en indiquant la glace de la vitrine,– nous verrons bien une auto entrer par là.

– Ce serait parfait, et j’aime mieux plus tôt que plus tard,même si le choc m’ébranle les nerfs, – répliqua Grubb.

– Et en attendant, – reprit Bert, avec un air matois, – je vaism’acheter un chien.

Il en acheta successivement trois. Les autorités de l’Asile deschiens de Battersea furent fort surprises quand il leur demanda unépagneul sourd et refusa tous les candidats qui dressaientl’oreille.

– Je veux un bon chien, tranquille et sourd, insistait-il, – unchien qui ne se trémousse pas pour rien.

Les gens de l’Asile manifestèrent une curiosité gênante etdéclarèrent que les chiens sourds étaient très rares.

– Les chiens ne sont pas naturellement sourds,comprenez-vous ? – dirent-ils.

– Il faut que le mien le soit, – répétait Bert, sans endémordre. – J’en ai eu, des chiens qui n’étaient pas sourds. C’estdu joli ! Je vends des phonographes, et, pour décider leclient, il faut que je les fasse fonctionner un peu, cela va desoi. Alors un chien qui n’est pas sourd s’impatiente, gronde,aboie. Ça bouleverse l’acheteur, n’est-ce pas ? Et puis unchien qui entend se paie toute sorte de fantaisies ; il prendle premier passant venu pour un cambrioleur, ou il se lance aprèstoutes les automobiles qui font un peu de bruit. Tout ça, c’esttrès bien quand on a besoin de distraction, mais nous en avonssuffisamment eu là où nous sommes, je ne veux pas un chien de cetteespèce-là. Je veux un chien de tout repos.

Finalement, il en obtint ainsi trois tour à tour, mais ilstournèrent mal. Le premier prit la fuite à toutes jambes, sans sesoucier des appels de son nouveau maître. Le second passa, pendantla nuit, sous les roues d’un camion à fruits qui se mit horsd’atteinte avant que Grubb eût pu sortir pour le poursuivre. Letroisième s’embarrassa dans la roue d’avant d’un cycliste qui futlancé contre la vitrine qu’il brisa. C’était un acteur sans emploiet sans un sou, qui exigea des dommages-intérêts pour une prétendueblessure, sans vouloir rien entendre au sujet du précieux chienqu’il avait tué et de la glace qu’il avait fracassée. Avec unentêtement dont rien ne vint à bout, il obligea Grubb à redressersa roue d’avant tordue, et son homme de loi harcela les malheureuxmécaniciens de lettres rédigées en un style biscornu. Grubb yrépondit sur un ton… cinglant, et se mit ainsi, de l’avis de Bert,dans une mauvaise posture.

Au milieu de ces déboires, les affaires étaient devenues de plusen plus exaspérantes et malaisées. Le volet ne quittait plus ladevanture, et une désagréable altercation qu’ils eurent avec leurnouveau propriétaire, un boucher de Bun Hill, personnage braillardet tenace, au sujet du retard apporté au remplacement de la glace,ne servit qu’à leur rappeler les tracas dont ils avaient souffertdans l’ancienne boutique. Les choses en étaient à ce point quandBert songea à créer, pour leur affaire, un capital d’apport et à enfaire bénéficier Tom. Mais, comme on l’a vu, celui-ci ne possédaitpas le moindre esprit d’entreprise. Sa seule idée comme placementde fonds était le bas de laine avec quelques écus comptant, il sedébarrassa de son frère pour ne plus entendre parler du projet.

La malchance livra un dernier assaut à leur branlant négoce, quis’écroula irrémédiablement.

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