La Guerre dans les airs

4.

Sans doute, à ce moment, tous étaient disposés à entendre denouveau le récit de Bert, mais, en cette circonstance, Laurieraffirma l’autorité de sa situation.

– Non, monsieur, il n’est pas trop tard, – répliqua t-il, enquittant la table qui le portait.

D’un tour de main, il rassembla les papiers épars, les sauvant,du même coup, des marques qu’allaient y poser les doigts de l’hommeà la voix sourde. Il les tendit à Bert.

– Remettez-les à la place où vous les teniez. Nous allons avoirdu chemin à faire.

– Où allez-vous ? – questionna l’individu au chapeau depaille.

– Nous partons, mon cher monsieur, retrouver le Président de cesÉtats et déposer les plans entre ses mains. Je refuse d’admettrequ’il soit trop tard !

– Où est le Président ? – demanda timidement Bert, pendantle silence qui suivit.

– Logan, – fit Laurier, dédaignant de répondre, il faut que vousnous aidiez.

Quelques minutes plus tard, Bert, en compagnie du commerçant etde Laurier, examinait des bicyclettes rangées dans la salle dufond. Les jantes étaient en bois, et l’expérience qu’il en avaitfaite sous le climat anglais avait enseigné à Bert leursdétestables inconvénients. Néanmoins, cette objection, et deux outrois autres, émises contre un départ trop immédiat, furentécartées par Laurier.

– Mais où se trouve le Président ? – répétait Bert,derrière le dos de Logan, tout en gonflant un pneu.

Laurier daigna abaisser ses regards.

– On dit qu’il est dans les environs d’Albany, là-bas, du côtédes collines. Il se transporte de lieu en lieu, organisant ladéfense, autant que cela lui est possible, par télégraphe et partéléphone. La flotte asiatique cherche à localiser l’endroit de saretraite. Quand les Jaunes croient avoir découvert le siège dugouvernement, ils lancent dessus des bombes. Cette tactique gêne lePrésident, mais, jusqu’ici, ils ne l’ont pas approché de plus d’unequinzaine de kilomètres. Les forces aériennes des envahisseurs sontà présent éparpillées au-dessus des États de l’Est, détruisant lesusines à gaz et tout ce qui peut apparemment abriter laconstruction d’aéronats ou dissimuler le transport des troupes. Nosreprésailles sont impuissantes à l’extrême. Mais, avec les machinesdont nous avons les plans, mon cher monsieur !… Notrerandonnée à bicyclette comptera parmi les entreprises historiquesde ce monde.

Il fut sur le point de prendre une attitude héroïque.

– Est-ce que nous le rejoindrons ce soir ! – s’enquitBert.

– Non, monsieur ! – répondit Laurier. – Il nous faudrapédaler pendant plusieurs jours, tout au moins.

– Et il n’y a pas moyen de faire un bout de route en chemin defer, ou dans un véhicule quelconque ?

– Assurément non ! Voilà trois jours qu’il n’a pas passé untrain, ici. Inutile d’attendre. Nous nous transporterons du mieuxque nous pourrons.

– On part tout de suite ?

– Tout de suite.

– Mais comment ?… Nous n’irons pas loin ce soir.

– Nous pédalerons jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, et ondormira après. Ça sera autant de gagné. Nous prendrons la directionde l’est.

– Il est certain… – commença Bert, avec des souvenirs de lamatinée passée dans l’île de la Chèvre ; mais il n’acheva passa pensée.

Il apporta toute son attention à l’empaquetage plus soigné deson plastron, car plusieurs papiers dépassaient le col de saveste.

Pendant une semaine, l’existence de Bert fut pimentée desensations mêlées, parmi lesquelles la fatigue de ses jambesprédomina. Presque sans cesse il fut en selle, pédalant derrièreLaurier inexorablement en tête, à travers une contrée plus grandeque l’Angleterre, avec des collines plus hautes et des vallées plusvastes, des champs plus étendus, des routes plus larges, rarementbordées de haies, et des maisons de bois précédées de coursspacieuses. Bert pédalait. Laurier s’enquérait de l’itinéraire,Laurier choisissait les tournants, Laurier hésitait, Laurierdécidait. Parfois ils étaient sur le point de communiquertéléphoniquement avec le Président, puis quelque chose survenaitqui les séparait brusquement. Il fallait sans cesse repartir etaller de l’avant, et sans cesse Bert pédalait. Un pneu se dégonfla.Il roula sans s’en inquiéter. Il s’endommagea le séant à ce contactprolongé avec la selle. Laurier déclara que ça n’avait pasd’importance. Des aéronats asiatiques évoluèrent dans le ciel : lesdeux cyclistes se mirent à l’abri jusqu’à ce que le ciel fût clair.Une fois, pendant plus d’un mille, un aéroplane rouge sembla lespoursuivre et descendit si bas qu’ils distinguèrent la tête del’aéronaute.

Tantôt ils traversaient des régions où régnait la panique,tantôt des régions aux trois quarts détruites. Ici des gens sebattaient pour s’arracher des vivres, là c’est à peine si leurroutine quotidienne était troublée.

Bert et Laurier passèrent une journée dans la ville d’Albanydéserte et en ruine. Les Asiatiques y avaient coupé tous les filsde transmission électrique et incendié la gare d’embranchement.

Les cyclistes continuèrent dans la direction de l’est,rencontrèrent mille aventures et anicroches qui ne les arrêtèrentpas, et sans cesse Bert pédalait derrière le dos inexorable deLaurier.

Des incidents frappaient l’attention de Bert et le rendaientperplexe, mais il roulait toujours, et ses questions sans réponses’effaçaient avec sa curiosité.

Sur un flanc de colline, vers la droite, une vaste demeureflambait, et personne n’y prenait garde…

Ils franchirent un étroit pont de chemin de fer, et rejoignirentbientôt une voiture du monorail, immobile en pleine voie, campéesur ses pieds de secours. C’était un wagon remarquablementsomptueux, le dernier mot du luxe pour les parcourstranscontinentaux ; les voyageurs jouaient aux cartes,dormaient ou préparaient un pique-nique sur une pente gazonnéetoute voisine. Il y avait six jours qu’ils attendaient là !…

À un endroit, aux arbres qui bordaient la route, dix individusde couleur se balançaient en file au bout d’une corde. Bert sedemanda pourquoi…

Dans un village d’aspect paisible, où ils s’arrêtèrent pourfaire réparer le pneu crevé et déjeuner de bière et de biscuits, ungamin extraordinairement sale et les pieds nus les aborda et, sanspréambule, leur annonça ce qu’il savait des événements :

– On a pendu un Chinois, dans les bois, là-bas.

– Pendu un Chinois ? – répéta interrogativementLaurier.

– Pour sûr ! On l’a surpris en train de voler dans lesmagasins de la voie.

– Ah !

– Il cherchait des cartouches de dynamite… On l’a pendu et on atiré sur ses jambes. On en fait autant à tous les Chinois qu’onpeut chiper… On ne les rate pas… tous les Chinois qu’on peutchiper…

Ni Bert ni Laurier ne répliquèrent.

Bientôt, après une expectoration savamment lancée à distance, lejeune gentleman s’éloigna en se dandinant et appela soudain, d’uncri sauvage, quelques-uns de ses congénères qui surgissaient plusloin…

Au sortir d’Albany, cet après-midi-là, ils trébuchèrent presquesur le corps d’un homme qu’une balle avait traversé de part en part: le cadavre à demi décomposé devait être resté depuis plusieursjours au beau milieu de la route…

Ils rattrapèrent une automobile dont un pneumatique avaitéclaté. Sur le siège de devant, une jeune femme demeuraitabsolument passive. Un vieillard, le corps à demi engagé sous lavoiture, essayait d’effectuer d’impossibles réparations.

Non loin de là, tournant le dos à l’automobile, et les regardsfixés sur la forêt, un jeune homme était assis, tenant un fusil surses genoux.

À leur approche, le vieillard se dégagea, et, toujours à quatrepattes, interpella les cyclistes. L’auto était en panne depuis laveille, et le vieillard avoua qu’il n’y comprenait rien, mais qu’ilvérifiait chaque organe du reste, ni lui ni son gendre nepossédaient d’aptitudes mécaniques. On leur avait garanti que cetteauto était à l’épreuve de tout… En outre, ils couraient un granddanger en s’arrêtant en cet endroit. Déjà, ils avaient été attaquéspar des vagabonds…, on savait qu’ils avaient des provisions… Pourse présenter, il prononça un nom fameux dans le monde de lafinance, et pria Bert et Laurier de lui prêter assistance. D’abord,il émit sa prière sur le ton de l’espoir ; il la réitéra avecinsistance, et enfin avec des supplications et des larmes deterreur.

– Non ! – refusa Laurier inexorablement. Il nous fautcontinuer notre route. Nous avons autre chose qu’une femme àsauver…, nous avons à sauver l’Amérique !

Dans l’auto, la jeune femme ne bougeait pas…

Une autre fois, ils croisèrent un fou qui chantait àtue-tête…

Finalement, ils découvrirent le Président, caché dans une petiteauberge, sur les confins d’un bourg appelé Pinkerville, au bord del’Hudson, et ils remirent entre ses mains les plans de l’aéroplanede Butteridge.

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