La Guerre dans les airs

2.

Bert Smallways ignorait tout de ces forces mondiales et de cesdesseins gigantesques. Soudain, il se trouva transporté au centremême du remue-ménage, et, du haut de sa nacelle, il écarquillaitles yeux, ahuri par le spectacle de ce troupeau d’aéronats géants.Chacun d’eux semblait aussi long que le Strand et aussi large queTrafalgar Square. Certains même devaient avoir un tiers de mille delongueur. Jamais encore il n’avait rien vu de si vaste et de sidiscipliné que ce parc fantastique. Pour la première fois de savie, il eut vraiment un soupçon des choses extraordinaires et toutà fait importantes dont un contemporain peut rester ignorant. Ils’en était toujours tenu à cette idée que les Allemands étaient desindividus stupides et gras, qui fumaient dans des pipes enporcelaine, passaient leur vie sur des grimoires, et senourrissaient de viande de cheval, de choucroute et en général detoute sorte d’aliments indigestes.

Son coup d’œil fut très court. Au premier projectile, il n’osaplus pencher la tête par-dessus bord. Dès que le ballon commença àdescendre, Bert s’affola, se demandant comment il expliquerait sonpersonnage, et s’il devait ou non prétendre être Butteridge.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! – bredouillait-il, dans uneagonie d’indécision.

Ses yeux se portèrent sur ses sandales et il éprouva un spasmede dégoût pour lui-même.

– Ils vont me prendre pour un imbécile ! – songea-t-il.

Et c’est alors que, dans un effort désespéré, il trouva lecourage de se lever et de lancer par-dessus bord le sac de lest quiprovoqua le second et le troisième projectiles.

Blotti de nouveau au fond de la nacelle, cette idée lui traversal’esprit qu’il s’éviterait sans doute toute sorte d’explicationsdésagréables et compliquées en simulant la folie. C’est la dernièrepensée qu’il eut, à la seconde où les aéronats semblèrent sedresser autour de lui comme pour l’épier dans sa cachette et où lanacelle heurta le sol, rebondit, et le déversa violemment la têteen avant…

Au réveil, il était devenu un homme fameux. Une voix gutturalerépétait :

– Bouteraidge ! Ya, ya, Herr Bouteraidge !Selbst !

Il était étendu sur un talus de gazon, au bord de l’une desprincipales avenues du parc aéronautique. Les dirigeablesreculaient dans une perspective immense, et, sur chacune de cesmasses, un aigle noir d’une centaine de pieds d’envergure ouvraitses ailes. Par-delà l’autre côté de l’avenue, se rangeait une sériede générateurs de gaz, et d’immenses tuyaux traînaient à terre,dans tous les sens. Tout auprès, contrastant avec l’énorme volumedu dirigeable le plus proche, le sphérique aux trois quartsdégonflé, avec sa nacelle minuscule, paraissait n’être qu’une bulleflasque, un jouet brisé. Autour de Bert, se pressait une troupe degens surexcités, pour la plupart vêtus d’uniformes collants. Tousparlaient allemand, et plusieurs même à très haute voix. Bert nes’y trompa point, parce que ces hommes sifflaient et aspiraient lessons comme font les petits chats surpris. Il ne reconnaissait,répété à toute minute, que ce nom : Herr Bouteraidge !

– Ça y est ! – se dit Bert. – Ils ont mis le doigtdessus.

Besser ! – prononça quelqu’un, et un rapide colloques’ensuivit.

Il aperçut non loin un officier de haute taille, en uniformebleu, qui parlait dans un téléphone portatif, et, à côté, un secondofficier tenait le portefeuille renfermant les dessins et lesphotographies. Ils se retournèrent vers lui.

– Parlez-fous allemand, Herr Bouteraidge ?

Bert décida qu’il était préférable de jouer l’inconscience, etil fit de son mieux pour paraître hébété.

– Où suis-je ? – balbutia-t-il.

Mais le colloque se poursuivait avec volubilité. On mentionnaDer Prinz. Au loin un appel de clairon résonna, qui fut repris àune distance plus rapprochée, puis tout près. À ce signal, lasurexcitation s’accrut. Un wagon de monorail passa à toute vitesse.La sonnerie du téléphone retentit impérieusement, et l’officierbleu engagea un dialogue animé. Ensuite, il se dirigea vers legroupe qui entourait Bert, en criant une phrase d’où se détacha lemot mitbringen.

Un homme à moustache blanche, aux traits émaciés et au regardardent, interpella Bert.

– Herr Bouteraidge, c’est le moment du départ.

– Où suis-je ? – répéta Bert.

Quelqu’un le secoua par l’épaule.

– Êtes-vous Herr Bouteraidge ?

– Herr Bouteraidge, c’est le moment du départ, – répéta l’hommeà la moustache blanche, et il ajouta :

– À quoi bon ?… Qu’est-ce qu’on fera de lui ?

L’officier au téléphone débita derechef son Der Prinz et sonmitbringen. L’homme à la moustache blanche regarda Bert unmoment sans rien dire, puis, saisi d’une activité soudaine, ilbrailla des ordres à des subalternes invisibles. Des questionsfurent posées au docteur qui tâtait le pouls du blessé. Il réponditpar plusieurs ya, ya affirmatifs et une courtephrase où il était question de Kopf. Sans la moindrecérémonie, il obligea Bert à se mettre debout. Deux vigoureuxsoldats s’avancèrent et prirent Bert chacun par un bras.

– Hé là ! – s’écria le faux Butteridge, effrayé… Qu’est-cequ’il y a ?

– Ce n’est rien, – expliqua le docteur, – ils vont vousporter.

– Où ?

– Passez vos bras sur leurs épaules.

– Oui. Mais où me… ?

– Tenez bon.

Avant que Bert eût pu ajouter un mot, il fut soulevé brusquementpar les soldats qui avaient joint leurs mains pour lui faire unsiège.

Vorwärts ![1]

Quelqu’un marchait devant avec le portefeuille, et, au long del’avenue qui séparait les générateurs et les aérostats, Bert futemporté rapidement et sans secousse : une fois seulement ses deuxporteurs trébuchèrent sur des tuyaux de gonflement et manquèrent lelâcher.

Il était coiffé de la petite casquette de M. Butteridge ;la pelisse de M. Butteridge couvrait ses épaules étroites ; ilavait répondu au nom de M. Butteridge…

Partout régnait une précipitation endiablée. Pour quelmotif ? Dans ce demi-jour crépusculaire, Bert écarquillait lesyeux, abasourdi, éberlué, perplexe.

Le fractionnement systématique de vastes surfaces libres, laquantité de soldats affairés en tous sens, les entassements dematériel neuf, les lignes de l’omniprésent monorail, les coquesimmenses qui surplombaient de tous côtés lui rappelaient lesimpressions d’une visite qu’il avait faite étant enfant à l’arsenalde Woolwich. Du camp tout entier irradiait la puissance colossalede la science moderne qui l’avait créé. Un aspect particulièrementétrange résultait du système d’éclairage : les lampes électriques,posées sur le sol, projetaient en l’air toutes les ombres, ettraçaient sur le flanc des colosses la silhouette grotesque de Bertet de ses porteurs, les fondant en un seul animal monstrueux auxjambes courtes, avec un immense tronc bossu en éventail. Cettedisposition de l’éclairage avait été adoptée parce qu’il avaitfallu, autant que possible, éviter les poteaux et les pylônes, quiauraient pu provoquer des embarras et des complications pour lamise en route des aéronats.

Le crépuscule s’assombrissait dans le soir tranquille, sous unciel bleu profond. Hors des flaques de lumière, tous les objets sedressaient en formes confuses et translucides. Dans la cavité desballons, de petites lampes d’inspection brillaient comme desétoiles voilées de nuages transparents, et donnaient à ces énormesmasses un aspect immatériel. Chaque vaisseau aérien portait, àbâbord et à tribord, son nom en lettres noires sur fond blanc, et àl’avant l’aigle menaçant déployait ses ailes sinistres. Des appelsde clairon éclataient ; sur le monorail, des trains de soldatspaisibles glissaient en ronflant. Sous la proue des dirigeables,les cabines s’allumaient, et leurs portes ouvertes révélaient descloisons capitonnées. De temps à autre, une voix intimait desordres à des ouvriers qu’on n’apercevait qu’indistinctement.

Des sentinelles, des passerelles, un long couloir étroit, undésordre de bagages qu’on enjambe, et Bert se trouva posé à terre,debout sur le seuil d’une spacieuse cabine, de dix pieds carrés surhuit de haut. Au moment où Bert entrait, un grand jeune homme àtête d’oiseau, avec un nez allongé et des cheveux très pâles, lesmains pleines d’objets tels que cuirs de rasoir, tire-bottes,brosses à cheveux et autres accessoires de toilette, proféraitdiverses aménités, dans lesquelles il impliquait Dieu, le tonnerreet Dummer Bouteraidge : évidemment un occupant évincé.Enfin, il disparut, et Bert fut étendu sur un coffre, dans un coin,avec un oreiller sous la tête. On ferma la porte sur lui : ilrestait seul. Tout le monde s’était éclipsé avec une rapiditésurprenante.

–Et puis quoi encore ? – se demanda Bert, en inspectant duregard la cabine. – Butteridge ?… Faut-il ou faut-il pasmarcher ? – la pièce et son ameublement le rendaient perplexe: – Ce n’est pas une prison et ce n’est pas un bureau. – Repris deson inquiétude première, il grommela encore d’un ton dolent : – Jedonnerais gros pour avoir aux pieds autre chose que ces mauditessandales de cycliste… Pour sûr qu’elles vont vendre la mèche.

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