La Guerre dans les airs

5.

Quand Bert et Edna furent face à face, ils se contemplèrent avecahurissement, en riant d’un rire niais, tant était grande leursurprise à se voir si changés, si hérissés, si déguenillés. Puis,tous deux se mirent à pleurer.

– Oh ! Bertie, te voilà revenu, te voilà revenu ! –S’écria-t-elle, se jetant tout en larmes à son cou. – Je le luidisais bien !… mais il menaçait de me tuer si je ne lui cédaispas.

Pourtant Edna n’avait pas cédé, et quand Bert put tirer d’elledes propos cohérents, elle lui expliqua la tâche qui lui incombaitdès son retour.

Ce coin de campagne agricole était tombé au pouvoir d’une bandede malandrins que commandait un certain Bill Gore, qui avait débutédans la vie comme garçon boucher, pour devenir ensuite boxeurprofessionnel. Ces malandrins avaient été réunis par un seigneurlocal, fameux autrefois sur les champs de course, mais qui avaitdisparu soudain, sans qu’on sût comment, et Bill Gore lui avaitsuccédé comme potentat de ce territoire, poussant les méthodes deson prédécesseur à leurs conséquences extrêmes. Le seigneur avait,semble-t-il, professé une sorte de philosophie avancée, quil’amenait à se préoccuper de « l’amélioration de la race » jusqu’àla production du Surhomme, et consistant, dans la pratique, pourlui et ceux de sa bande, à contracter de fréquents et peu légitimesmariages. Cette doctrine philosophique avait particulièrementséduit Bill Gore, et il la développa avec un enthousiasme qui finitpar nuire à sa popularité auprès de ses acolytes.

Un beau jour, il surprit Edna occupée à soigner ses cochons, etil se mit immédiatement à lui faire une cour pressante, au milieudes auges graisseuses. Edna avait opposé une vaillante résistance,mais il continuait ses vigoureuses insistances et se montraitextraordinairement impatient.

– Il peut venir à tout moment, – dit-elle, en regardant Bertdans les yeux.

On était retourné à l’âge barbare où l’homme devait conquérir sacompagne par la force.

Il faut, ici, déplorer que la vérité soit en conflit avec latradition chevaleresque. On aimerait à montrer Bert s’élançantaussitôt pour défier son rival ; puis, au milieu de l’arèneentourée de spectateurs, une rencontre acharnée se livre, et lechampion de la bonne cause, par quelque miracle d’audace, d’amouret de bonne chance, reste finalement vainqueur.

Mais rien de la sorte n’arriva : Bert chargea soigneusement sonrevolver, puis il s’installa dans la grande salle du cottage, àl’entrée de la briqueterie abandonnée, et, l’air anxieux etperplexe, il écouta tout ce qu’on lui raconta sur les faits etgestes et sur la personne de Bill, se plongeant parfois dans delongues méditations.

Tout à coup, la tante d’Edna, avec un trémolo dans la voix,annonça l’apparition du personnage. En compagnie de deux chenapansde son espèce, il franchissait la barrière du jardin. Bert se leva,écarta du geste les deux femmes et regarda à travers la vitre.

Les nouveaux venus offraient un remarquable spectacle. Ilsportaient une sorte d’uniforme composé d’une veste rouge et d’unjersey de laine blanche, comme en mettent les joueurs de golf, etd’une culotte, de bas et de chaussures comme les joueurs defootball. Pour la coiffure, chacun d’eux s’abandonnait à safantaisie personnelle. Bill arborait quelque chose comme un chapeaude femme couvert de plumes de coq, et les autres avaient de grandsfeutres mous à large bord.

Bert soupira, profondément pensif, et Edna, quelque peuinquiète, l’épiait du coin de l’œil. Ni sa tante ni elle n’osaientbouger. Bert s’éloigna de la fenêtre, gagna lentement le corridor,et, avec l’expression soucieuse d’un homme dont l’esprit estpréoccupé par un problème complexe et indécis, il appela Edna.Quand elle l’eut rejoint, il ouvrit la porte d’entrée.

– C’est lui ?… Sûr ? – demanda-t-il simplement, enindiquant du doigt le premier des trois individus.

Sur la réponse affirmative d’Edna, il tira immédiatement sur sonrival et l’abattit d’une balle en pleine poitrine. Un secondprojectile cassa la tête du lieutenant de Bill, et un troisièmeblessa le dernier qui prit la fuite en hurlant avec destortillements comiques.

Puis, le revolver à la main et indifférent à la présence desdeux femmes terrifiées derrière lui, Bert demeura immobile, absorbédans ses pensées.

Jusqu’ici les choses avaient bien tourné.

Bert comprit, de toute évidence, que, s’il ne se lançait pasimmédiatement dans la politique, il risquait fort d’être penducomme assassin, et, en conséquence, sans dire une seule parole auxdeux femmes, il descendit à l’auberge du village, devant laquelleil était passé peu de temps auparavant. Il y pénétra par l’arrièreet se trouva en face d’une bande de quidams douteux qui buvaient endiscutant de questions matrimoniales et des amours de Bill, sur unton facétieux sous lequel perçait néanmoins leur envie. Bert tenaitnégligemment à la main son revolver minutieusement rechargé, et ilinvita l’honorable assemblée à se joindre à ce qu’il eut l’audaced’appeler un « Comité de vigilance » placé sous sa direction.

– Le besoin s’en fait sentir dans la région, et nous sommesquelques-uns qui y avons pensé, – ajouta-t-il.

Il se présenta hardiment comme ayant des amis dans le voisinage,alors que, somme toute, il n’avait, à part son frère, Edna et satante, que deux vieilles cousines dont il ignorait le sortactuel.

La situation fut débattue rapidement, mais avec beaucoupd’égards. Les malandrins le prenaient pour un fou qui arrivait dansla localité sans avoir entendu parler de Bill, et ils désiraientgagner du temps jusqu’à ce que leur chef revînt et disposât del’intrus. Quelqu’un mentionna le nom de Bill.

– Bill est mort, – déclara laconiquement Bert. – Je viens de luienvoyer une balle dans la peau… Inutile de nous préoccuper de luipour l’instant. Il a son compte, et le rouquin qui louchait a soncompte aussi… On n’entendra plus parler de Bill, plus jamais. Ilavait des idées saugrenues sur le mariage, et ce sont les typescomme lui qu’il va falloir mettre à la raison.

Ce discours souleva l’enthousiasme.

Bill fut sommairement enfoui, et le Comité de vigilance instituépar Bert régna à la place du pugiliste.

Nous laissons maintenant Bert et Edna se faire une place ausoleil, parmi les bois de chênes de la Weald, et loin du courantdes événements. Désormais, la vie n’est pour eux qu’une successiond’échauffourées entre paysans, la routine quotidienne au milieu despoules, des cochons, des enfants, des menues choses et desmesquines économies, et bientôt Clapham et Bun Hill et l’existenceau siècle de la science triomphante furent pour Bert le souveniraffaibli d’un rêve. Il ne sut jamais de quelle façon se poursuivitla guerre dans les airs, ni si elle se poursuivit. Des rumeurs luiparvinrent que les flottes aériennes parcouraient toujours lemonde, et que des événements considérables se passaient du côté deLondres. Plusieurs fois même l’ombre des dirigeables lui fitredresser son dos courbé sur le sol, mais il n’aurait su dire ni oùallaient ni d’où venaient ces monstres il n’éprouvait même plus ledésir de le savoir. Parfois, il fallut repousser des malfaiteurs etdes pillards ; parfois, des maladies s’abattirent sur lesanimaux, et la nourriture fut rare. Il aida à pourchasser et àdétruire une meute de chiens courants qui désolèrent le pays. Ileut ainsi des aventures disparates et bizarres et il survécut àtoutes.

Maintes fois la mort menaça de près Edna et Bert, sans lesatteindre. Ils s’aimèrent, souffrirent ensemble et furent heureux,et elle lui donna beaucoup d’enfants, onze, en fait, dont quatreseulement succombèrent aux inévitables privations de cette vieprimitive. Les deux époux vécurent et moururent bien, comme onentendait ce terme en ce temps-là, et leur sort fut le sortcommun.

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