La Guerre dans les airs

6.

Cette nuit-là, le Hochgeborene Graf von Winterfeld futtourmenté, lui aussi, par l’insomnie. Du reste, il était coutumierdu fait, et, comme les gens qui dorment peu, il s’amusait, pourpasser le temps, à résoudre mentalement des problèmesd’échecs ; celui qu’il avait à résoudre pour l’instant étaitparticulièrement difficile, encore qu’il ne s’agît pasd’échecs.

Malgré l’aveuglante clarté du soleil reflété d’en bas par la merdu Nord, Bert était encore au lit, absorbant placidement le café etles petits pains qu’un soldat lui avait apportés, quand vonWinterfeld entra chez lui, un vaste portefeuille sous le bras. Dansla lumière matinale, sa tête grise et ses lunettes massives àbranches d’argent lui donnaient un air presque bienveillant. Ilparlait couramment anglais, mais avec un fort accent tudesque,qu’on remarquait spécialement dans la prononciation des lettresv et b ; il adoucissait ses th jusqu’àfaire entendre le son dz très doux, et il articulait lenom supposé de Bert avec un bruit de détonation : Pouteraidge.Après avoir débuté par quelques civilités indistinctes, il pritderrière la porte la table et le siège pliants, les approcha du litde Bert, s’assit, et, avec une petite toux sèche, ouvrit sonportefeuille. Puis, posant ses coudes sur la table, il pinça entrele pouce et l’index sa lèvre inférieure, et, avec ses yeuxtranquilles, dévisagea Bert de façon inquiétante.

– Fous êtes fenu nous retroufer malgré fous, Herr Pouteraidge, –dit-il enfin.

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? – demanda Bert aprèsquelques secondes d’étonnement.

– À chuger par les cartes tans fotre nacelle. Cartes anglaisestoutes… at aussi fos profisions… pour un técheuner… Aussi, foscortages, ils étaient emmêlés. Fous afez tiré dessus… mais en fain.Fous pouffez plus manœuvrer le pallon et c’est une folonté pluspuissante que la fôtre qui fous a amené à nous. N’est-cepas ?

Bert réfléchissait.

– Et la tame ? – reprit Winterfeld.

– Quoi ?… Quelle dame ?

– Fous êtes parti avec une tame. C’est éfident. Fous êtes partipour une petite excursion… une partie de plaicir… Un homme de fotretempérament… il tevait emmener sûrement une tame. Elle n’était pasavec fous tans le pallon quand fous êtes tescendu à Dornhof. Non…seulement la chaquette… C’est fotre affaire… Pourtant, che suiscurieux.

– Comment savez-vous tout cela ? – questionna Bert,perplexe.

– À chuger par la nature de fos diverses profisions. Je ne puispas expliquer, monsieur Pouteraidge, pour la tame… ce que fous avezfait d’elle. Je ne puis pas dire non plus pourquoi fous portiez dessantales et un complet pleu de si mauvaise qualité. C’est en tehorsde mes instructions. Pagatelles, sans doute… Officiellement, noustevons les ignorer. Les tames… on les prend, on les laisse… Chesuis un gentleman. Chai connu des hommes remarquaples qui portaientdes santales et même qui pratiquaient des habitudes véchétariennes…Chai connu des hommes… des chimistes, au moins, qui ne fumaientpas. Fous afez propablement déposé la tame quelque part. C’estpien ! Fenons à notre affaire. Une folonté toute-puissante, –commença-t-il sur un ton pathétique, pendant que ses yeuxécarquillés semblaient se dilater encore, – une folontétoute-puissante fous a amené avec fotre secret jusqu’à nous.Parfait. Ainsi soit-il. – Et il courba la tête. – C’est la destinéede l’Allemagne et de mon Prince. Je constate que fous porteztouchours fotre secret avec fous. Vous afez peur des espions et desfoleurs. C’est pour cela qu’il est ici avec fous. MonsieurPouteraidge, l’Allemagne fous l’achète ! …

– Vraiment ?

– Oui, – répondit le secrétaire, les yeux fixés sur les sandalesabandonnées par Bert dans le coin du coffre-couchette.

Puis, von Winterfeld consulta un instant quelques notes, tandisque Bert scrutait avec angoisse et terreur cette face tannée etridée.

– Che suis autorisé à fous informer, – reprit le secrétaire,sans quitter ses notes étalées sur la table, que l’Allemagne atouchours souhaité d’acheter fotre secret. Nous afons été fortdésireux de l’acquérir, extrêmement désireux, et seule la crainteque fous agissiez de connifence, pour des raisons batriotiques,avec le goufernement anglais, nous imposait la discrétion d’avoirrecours à des intermédiaires pour fous transmettre nos offresd’achat. Nous n’afons plus maintenant la moindre hésitation à fousaccorder les cent mille livres sterling que fous temandiez.

– Cristi !

– Plait-il ?

– Ce n’est rien… Un élancement, – expliqua Bert en portant lamain au pansement qui lui enserrait la tête.

– Ah ! Che suis autorisé aussi à fous tire qu’en ce quiconcerne la noble tame inchustement accusée dont fous avez pris ladéfense contre l’intolérance et l’hypocrisie pritannique, toutel’Allemagne chevaleresque a pris son parti.

– La dame ? – répéta lentement Bert, qui se rappela soudainle fameux grand amour de M. Butteridge. – Ah ! oui, ça va bienlà-dessus. Je n’avais pas de doutes à ce sujet. Je…

Il s’interrompit en remarquant l’air ahuri du secrétaire qui lefixait avec obstination, et qui reprit, au bout d’un long moment:

– Pour la tame, c’est comme il fous plaira. Elle est fotreaffaire. Che m’acquitte des instructions reçues… Et le titre deparon, ça aussi, il est possible. Tout ça, il est possible, HerrPouteraidge.

Il tambourina sur la table pendant quelques secondes avant depoursuivre.

– Chai à fous dire aussi que fous fenez à un moment te crisedans le… dans la… Welt-Politik. Il n’y a aucun mal à présent que jefous tise nos plans. Afant que fous tébarquiez d’ici, ils serontmanifestes pour le monde entier. La guerre est peut-être déchàdéclarée. Nous allons…, en Amérique. Notre flotte tescendra du hautdes airs sur les États-unis… C’est un pays entièrement pas préparéà la guerre nulle part… nulle part. Ils ont toujours compté surl’Atlantique et sur leur flotte. Nous afons choisi un certainpoint…, nous nous en emparerons, et alors nous y établirons undépôt… un arsenal… une sorte de Gibraltar dans l’intérieur desterres. Ce sera… comme fous dites… un nid d’aigles. Là, nosdirigeables se rassempleront pour se rafitailler et se réparer, et,de là, ils rayonneront en tous sens sur les États-Unis, terrorisantles villes, tominant Washington, imposant toutes les réquisitionsnécessaires, jusqu’à ce qu’on accepte les termes que nousdicterons. Fous me suifez pien ?

– Continuez, – fit Bert.

– Nous comptions être fictorieux avec les Luftschiffeet les Drachenflieger que nous possédons, maisl’acquisition de fotre machine rend notre prochet complet, en nousdonnant non seulement un meilleur Drachenflieger mais ennous enlevant notre dernière inquiétude à propos de laGrande-Pretagne. Sans vous, monsieur Pouteraidge, laGrande-Pretagne, le pays que vous aimiez tant et qui vous en a simal récompensé, ce pays de pharisiens et de reptiles, sans vous, ilne peut rien faire, rien du tout. Fous foyez, che suis parfaitementfranc avec fous. D’après les instructions que ch’ai reçues,l’Allemagne reconnaît tout cela. Nous foulons que vous vous mettiezà notre disposition. Nous foulons que fous teveniez notre ingénieuren chef des constructions des machines folantes militaires. Nousfoulons que vous équipiez tout un essaim de frelons. Fous tirigerezl’organisation de ces forces, et c’est à notre dépôt en Amériqueque nous afons pesoin de vous. Aussi nous fous accordons simplementet sans parguigner les conditions mêmes que fous afez posées, il ya quelques semaines… Cent mille livres sterling comptant, desappointements de trois mille livres par an, et ensuite une pensionde mille livres par an, et le titre de paron. Voilà lesinstructions que j’ai reçues.

Et il se remit à scruter le visage de Bert.

– C’est parfait comme ça, naturellement, – approuva Bert, un peuestomaqué, mais cependant calme et résolu, et il lui parut quel’occasion était bonne de placer ici la proposition qui résultaitde ses spéculations nocturnes.

Le secrétaire examinait le faux col de Bert avec une attentionsoutenue. Une seule fois, son regard s’en détourna pour se portersur les sandales.

– Permettez-moi de réfléchir une minute, – reprit Bert,décontenancé de se sentir observé avec tant d’insistance. –Voilà ! – fit-il soudain, avec l’air de vouloir toutexpliquer, – je détiens le secret, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Mais je désire que le nom de Butteridge ne soit pas mentionné,vous comprenez ?… J’y ai bien réfléchi.

– Par délicatesse ?

– Justement !… Vous achetez le secret… ou du moins je vousle cède, et vous le payez au porteur… vous y êtes ?

L’assurance de sa voix s’altéra quelque peu sous le regard fixede Winterfeld.

– Je veux faire la chose anonymement, comprenez-vous ?

Le secrétaire, muet, continuait à le fixer. Et Bert poursuivit,comme un nageur entraîné par le courant :

– Le fait est que je vais dorénavant adopter le nom deSmallways. Je ne tiens plus au titre de baron… j’ai changé d’idée,et je veux l’argent sans fracas. Les cent mille livres sterlingseront versées dans des banques, de la façon suivante : trentemille à la succursale de la Banque de Londres et du Comté, à BunHill, aussitôt que j’aurai remis les plans ; vingt mille à laBanque d’Angleterre ; la moitié du reste à la Banque deFrance, et l’autre moitié à la Banque nationale allemande. C’est làque les versements seront faits, vous comprenez, mais pas au nom deButteridge, au nom d’Albert Peter Smallways ; c’est le nom quej’adopte… Voilà pour la première condition.

– Allez, allez ! – fit le secrétaire.

– La seconde condition, – reprit Bert, – c’est que vous nefassiez aucune enquête sur mes droits de propriété…, c’est-à-direque ça se passe comme en Angleterre, entre gentlemen, quand onachète ou qu’on loue un terrain ou une maison. Vouscomprenez ? Pas à vous inquiéter de cela. Je suis ici, je vouslivre la marchandise, c’est tout et c’est parfait… Il y a des gensqui ont le toupet de prétendre que l’invention n’est pas demoi ! … Mais vous savez bien le contraire et il est inutile dechercher plus loin… Tout cela, je voudrais que ce soit nettementspécifié dans un traité en bonne et due forme… Compris ?

Son « Compris » se perdit dans un profond silence.

À la fin, le secrétaire soupira, se renversa sur son siège,sortit de son gousset un cure-dent et s’en servit pour accompagnersa méditation sur le cas de Bert.

– Voulez-vous répéter ce nom ? Il faut que je l’écrive, –dit-il, en replaçant le cure-dents dans sa poche.

– Albert Peter Smallways, – articula Bert timidement.

Le secrétaire le transcrivit en l’épelant, non sans difficulté,à cause de la prononciation différente des lettres dans lesalphabets des deux langues ; puis, se renversant à nouveau surson siège et regardant Bert bien en face :

– Et maintenant, monsieur Schmallways, racontez-moi donc commentfous fous êtes emparé du pallon de M. Pouteraidge ?

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