La Guerre dans les airs

6.

Avec cette apparition commença pour Bert une nouvelle existence.Il cessa d’être le représentant solitaire de l’humanité, dans ununivers vaste, violent et incompréhensible, et il devint une foisde plus une créature sociable, un homme dans un monde qui contenaitd’autres hommes. D’abord, les deux nouveaux venus parurentterribles, puis ils furent agréables et désirables comme desfrères. Ils étaient dans le même cas que lui, aussi embarrassés, etabandonnés sans ressources dans l’île. Qu’importait que l’un fût unprince et tous deux des soldats étrangers, et même qu’ils fussentl’un et l’autre incapables de parler couramment l’anglais ?Chez Bert le sentiment naturel de la liberté l’empêchaitgénéreusement de songer à tout cela, et assurément les flottesasiatiques avaient fait table rase de toutes ces trivialesdifférences.

– Eh bien ! Pas possible ! Comment diable voustrouvez-vous ici ? – s’écria-t-il, bon enfant.

– C’est l’Anglais qui nous a apporté la machine Butteridge, –expliqua l’officier au profil d’oiseau, et, sur un ton horrifié, envoyant s’avancer Bert : Saluez ! – commanda-t-il, et, plusfort encore, il répéta : – Saluez !

– Oh ! là ! là ! – fit Bert, qui s’arrêta, enprononçant, à mi-voix, un commentaire plus énergique.

Les yeux fixes, il salua avec gaucherie, et fut immédiatementtransformé en un être masqué et sur la défensive, avec qui toutecoopération devenait du coup impossible.

Pendant un instant, les deux aristocrates modernes etperfectionnés considérèrent ce difficile problème qu’est le citoyenanglo-saxon, ce citoyen ambigu qui, obéissant à quelque loimystérieuse de son être, refuse de s’enrégimenter et de sedémocratiser. Bert n’était en aucun sens un objet esthétique, mais,chose inexplicable, il avait un aspect solide. Le complet de sergelaissait voir maintes traces d’usure, et les entournures troplarges faisaient paraître l’homme plus robuste qu’il n’était enréalité. Sur la tête, il avait une casquette blanche de soldatallemand, beaucoup trop grande pour lui. Son pantalon faisait lavis autour de ses jambes, et il en avait enfoncé le bas dans lescourtes bottes de caoutchouc, héritées de l’aéronaute blessé. Depied en cap, il avait l’air d’un inférieur – encore que d’uninférieur peu commode, et instinctivement ils le haïssaient.

Le Prince indiqua du doigt la machine volante et prononça, enmauvais anglais, quelques mots que Bert prit pour del’allemand.

Il le donna à entendre.

– Dummer Kerl ! Stupide imbécile ! – énonçal’officier au profil d’oiseau, du milieu de ses bandages.

Pour la seconde fois, le Prince tendit vers l’appareil sa mainvalide.

Fous comprenez cette Drachenflieger ?

Bert parut se mettre à la hauteur de la situation.

Il se tourna vers la machine. Les habitudes de Bun Hillreprirent le dessus.

– C’est une fabrication étrangère, – expliqua-t-ilévasivement.

Les deux Allemands se concertèrent.

– Fous êtes un… expert ? – questionna le Prince.

– On fait la réparation, – répondit Bert, avec exactement lemême accent que Grubb.

Le Prince fouilla son vocabulaire :

– Ça, c’est bon pour foler ? – demanda-t-il encore.

Bert se mit à réfléchir en se grattant le menton.

– Faudrait voir, – fit-il prudemment. – On l’a plutôtmalmené.

Il eut entre les dents un sifflement, imité aussi de Grubb,plongea ses mains dans les poches de son pantalon et s’approcha del’appareil. Grubb mâchonnait toujours une chique, mais Bert nechiquait qu’en imagination.

– Il y a trois jours d’ouvrage là-dessus, – rumina t-il.

L’idée lui vint alors qu’il y avait peut-être quelque chose àtirer de cette machine. Sans doute, l’aile qui portait sur le solétait hors d’usage : les trois traverses qui la maintenaient rigides’étaient brisées en heurtant l’arête du rocher, et l’on pouvaitsupposer aussi que le moteur avait quelques graves avaries. Lecrochet de l’aile endommagée était tordu. À part ces anicroches, onne découvrait pas de dégâts irréparables. Bert se gratta à nouveaula joue, puis son regard parcourut l’étendue ensoleillée des UpperRapids.

– Réparation à forfait… Je m’en charge, – conclut-il.

De nouveau, tandis que le Prince et l’officier l’observaientavec gravité, il examina attentivement la machine. À Bun Hill, Bertet Grubb avaient pratiqué, sur une vaste échelle, une ingénieuseméthode de réparations, pour leur stock de machines de louage. Ilsprocédaient par substitution. Une bicyclette trop visiblementdisloquée pour être offerte en location constituait encore uncapital précieux. Elle se transformait en une sorte de carrièred’où l’on extrayait, suivant les besoins, des vis, des écrous, desbilles, des jantes, des tubes de cadre, des rayons, des chaînes,des pédales, bref, tout un stock de « pièces détachées » quiremplaçaient plutôt mal que bien les pièces usées des machinescapables encore de rouler… Et là, derrière, il y avait un secondaéroplane asiatique.

Le chat se frottait contre les bottes de Bert, qui ne s’occupaitplus de lui.

– Raccommodez cette Drachenflieger, – ordonnale`Prince.

– Si je la rafistole, – répliqua Bert, frappé d’une idéesoudaine, – ce n’est ni vous autres ni moi qui saurons la fairemarcher.

– Si, moi, che fole dedans, – assura le Prince.

– Oui, pour finir de vous ébrécher le portrait, – plaisantaBert, après un silence.

Le Prince ne comprit rien à ce langage imagé et dédaigna defaire répéter la phrase. Le doigt tendu vers le monoplan, iladressa à l’officier une remarque en allemand. L’officier réponditbrièvement, puis, après un grand geste qui parcourut tout le ciel,le Prince se mit à discourir fort éloquemment, semblait-il. Bert lereluquait du coin de l’œil, devinant le sens de cesdéclamations.

– S’il monte là-dedans, il achèvera sûrement de se casser labinette… Moi, ça m’est égal, allons-y !

Il fouilla sous la selle et autour du moteur pour découvrir latrousse aux outils. En outre, il lui fallait, pour ses mains et sonvisage, une substance grasse noirâtre. Car le principe fondamentalde l’art de la réparation, tel que le connaissait le personnel dela firme Grubb et Smallways, consistait en un barbouillage completet définitif de toutes les surfaces de peau visibles sur le corpsde l’opérateur. Il retira ensuite son veston et son gilet etrepoussa sa casquette sur le derrière de son crâne pour se gratterplus facilement.

Le Prince et l’officier se montraient enclins à surveiller labesogne, mais Bert réussit à leur faire comprendre que leurprésence le gênait et que, du reste, avant de commencer le travail,il avait besoin de réfléchir. Les deux Allemands se demandaients’il parlait sérieusement, mais sa longue pratique de loueur et deréparateur avait donné à Bert, en des cas semblables, la manièreassurée de l’expert vis-à-vis des profanes, et finalement ilsobtempérèrent. Dès qu’ils furent partis, il alla tout droit àl’autre aéroplane, ramassa le fusil et la cartouchière del’aviateur et les cacha non loin, dans un bouquet d’orties.

– Comme ça, ils ne me le chiperont pas.

Il se livra à une inspection en règle des débris de l’appareilaccroché aux arbres, et retourna au premier appareil pour procéderà une indispensable comparaison. La méthode par substitutionparaissait parfaitement praticable, s’il n’y avait, dans le moteur,rien d’irréparable ni de trop compliqué.

Quand ils revinrent, peu de temps après, les Allemandstrouvèrent Bert déjà généreusement barbouillé de cambouis,manipulant et vérifiant des écrous, des manivelles, des leviers,des soupapes, avec un air de sagacité profonde. L’officier auprofil d’oiseau lui adressa une remarque, mais Bert le rabroua sansménagements.

– Comprends pas. Fermez ça, fichez-moi la paix.

Puis, il eut une idée :

– Il y a un macchabée, là, derrière. Faudrait voir à l’enterrer,dit-il, avec un geste du pouce par-dessus son épaule.

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