La Guerre dans les airs

5.

Ragaillardi par quelques heures de sommeil et par sa ration decafé, Bert reprit son involontaire coopération à la guerre dans lesairs. Comme le lieutenant le lui avait ordonné, il se rendit sur lagalerie et s’accota solidement contre la balustrade, à l’extrêmebout, plus loin que l’homme de vigie, s’efforçant de paraître aussipeu encombrant que possible et de passer inaperçu.

Un vent du sud-ouest se mit à souffler, obligeant leVaterland à mettre le cap dans cette direction, et luiimprimant un roulis assez fort pendant qu’il louvoyait au-dessus del’île de Manhattan. Au loin, dans le nord-ouest, des nuagess’amoncelaient. L’hélice tournait plus lentement, pour maintenirseulement l’aéronat contre la brise, et son ronflement étaitbeaucoup plus perceptible que lorsqu’elle était lancée à toutevitesse. La friction du vent sous l’enveloppe produisait une sérieintermittente de rides et de petits claquements : on eût cru, enmoins fort, le bruit du sillage à l’avant d’un bateau. Ledirigeable ne s’éloignait pas des alentours du bâtiment de ParkRow, où s’était assemblée la municipalité, et il descendait detemps à autre pour se remettre en communication avec le maire etl’administration fédérale de Washington. Mais la nervosité duPrince ne lui permit pas de rester longtemps au même endroit : ilalla faire une excursion au-dessus de l’Hudson et de l’EastRiver ; il s’éleva à plusieurs reprises, comme pour voirpar-delà les lointains bleus. Une fois même, il bondit si haut etavec une telle rapidité qu’il fut, avec tout l’équipage, pris dumal des montagnes et contraint de redescendre. Bert n’échappa ni auvertige ni à la nausée.

Le spectacle se diversifiait avec ces changements d’altitude.Tantôt ils planaient à une centaine de mètres, et Bert distinguait,dans cette perspective insolite et à pic, des fenêtres, des portes,des rues, des enseignes, des gens, avec le plus menu détail, et ilépiait les faits et gestes énigmatiques des foules dans la rue etdes groupes de curieux juchés sur les toits ; puis, à mesureque l’aéronef montait, les détails devenaient imprécis ; lesavenues se rétrécissaient ; le panorama s’étendait, et lesgens cessaient d’être distincts. À une très grande hauteur, on eûtdit une carte en relief concave. Bert apercevait le sol, sombre etgrouillant, entrecoupé partout par des canaux brillants ; lefleuve Hudson s’étalait comme une lance d’argent, et le détroit deLower Island comme un bouclier. Même pour l’esprit peuphilosophique de Bert, le contraste était frappant entre la cité etla flotte aérienne : d’un côté le caractère et la tradition del’Américain aventureux, et de l’autre l’ordre et la disciplinegermaniques. Au-dessous, les immenses gratte-ciel, si beaux etimposants qu’ils fussent, avaient l’air d’arbres géants luttantpour la vie dans la jungle ; leur magnificence pittoresquesemblait aussi confuse que les cimes et les brèches des montagnes,dans le tohu-bohu qu’augmentaient la fumée et les ruines desincendies. Dans le ciel, les dirigeables planaient, comme des êtresappartenant à un monde différent et infiniment plus ordonné ;ils s’orientaient tous selon un même angle, identiques de forme etd’aspect, évoluant d’un seul accord comme une harde de loups, etdistribués en vue de la coopération la plus précise et la plusefficace.

Bert ne voyait plus qu’un tiers à peine de la flotte ; lereste était parti pour il ne savait quelles expéditions, par-delàl’immense cercle que bornait l’horizon. Il aurait voulu serenseigner à ce sujet, mais il n’y avait là personne à qui poserdes questions. Plus tard, une douzaine d’aéronats revinrent aprèss’être ravitaillés au convoi naval, et remorquant des aéroplanes.Dans l’après-midi, le ciel se chargea, des nuages s’assemblèrentqui parurent en engendrer une infinité d’autres et le vent s’élevaavec plus de force. Vers le soir, il souffla en tempête, secouantles dirigeables qui luttaient pour ne pas être entraînés.

Toute la journée, le Prince négocia avec Washington, tandis queles aéronats envoyés en reconnaissance fouillaient les États del’Est pour découvrir les parcs aéronautiques dont on soupçonnaitl’existence. Une escadre de vingt unités, détachée la nuitprécédente, avait investi le Niagara et tenait en son pouvoir laville et les stations électriques.

Pendant ce temps, dans la cité géante, le mouvementinsurrectionnel échappait à tout contrôle. En dépit des cinq foyersd’incendie qui dévoraient déjà plusieurs quartiers et s’étendaientmalgré tous les efforts, New York se refusait à admettre sadéfaite.

Au début, la rébellion ne se manifesta que par des vociférationsisolées, des harangues sur les places et des excitations dans lapresse. Puis elle trouva une expression plus définie avecl’apparition, au soleil matinal, de drapeaux américains arboréstour à tour sur les falaises architecturales de la cité. Il estpossible que, dans bien des cas, cet audacieux déploiementd’étendards, par une ville qui avait déjà capitulé, ne fût que lerésultat du sans-gêne national, mais il est indéniable aussi que,pour une bonne part, ce fut l’indication volontaire que lapopulation se montrait rétive.

Cette manifestation choqua profondément le sentiment de lacorrection chez les Allemands. Herr Graf von Winterfeld se mit encommunication immédiate avec le maire et protesta contre cetteirrégularité ; les postes vigies des pompiers reçurent desinstructions à cet égard, la police fut aussitôt mise en campagne,et un absurde conflit éclata bientôt entre des citoyens révoltésfermement résolus à déployer leurs étendards et les fonctionnaires,irrités et anxieux, qui avaient reçu l’ordre de les faireenlever.

Le conflit devint aigu aux environs de l’Université Columbia. Lecommandant du dirigeable qui surveillait ce quartier essaya defaire arracher au lasso le drapeau hissé sur Morgan Hall. Au mêmemoment une volée de coups de fusil et de revolver partit desfenêtres supérieures de l’immense maison qui s’élève entrel’Université et la Riverside Drive.

Cette fusillade n’eut guère d’effet ; deux ou trois ballesperforèrent les compartiments à gaz et une autre fracassa le brasd’un soldat de planton sur la plateforme d’avant. La sentinelle dela galerie inférieure riposta instantanément, et le canon-revolver,en batterie sous le bouclier de l’aigle, eut tôt fait d’imposersilence aux tireurs. L’aéronat gagna une altitude plus élevée etsignala le fait au vaisseau amiral et à la municipalité. Ons’empressa d’envoyer sur les lieux un détachement de la milice,accompagné d’agents, et l’incident fut clos.

Mais à peine en avait-on fini de ce côté que survint unetentative désespérée. Quelques jeunes clubmen, dont l’imaginationaventureuse s’était enflammée de patriotisme, s’entassèrent danscinq ou six automobiles et partirent clandestinement pour BeaconHill. Avec une vigueur remarquable, ils se mirent à improviser unblockhaus autour du canon à pivot et à longue portée qu’on avaitplacé là. Les artilleurs, qui, à la capitulation, avaient reçul’ordre de cesser le feu, n’avaient pas quitté leur poste, et ilfut facile aux clubmen d’inspirer à ces hommes dépités l’ardeur quiles animait. Les soldats déclarèrent qu’ils n’avaient pas eu uneseule occasion de tirer, et ils brûlaient du désir de montrer cequ’ils savaient faire. Dirigés par les jeunes gens, ils creusèrentune tranchée, élevèrent un talus autour de la pièce, et seconstruisirent de frêles abris avec des tôles ondulées.

Ils étaient occupés à charger le canon, quand ils furent aperçuspar le dirigeable Preussen, et l’obus qu’ils réussirent àenvoyer, avant que les bombes de l’aéronef ne les eussent anéantisavec leurs chétives défenses, vint éclater au-dessus descompartiments centraux du Bingen qui, gravement atteint,dégringola sur Staten Island, et, aux trois quarts dégonflé, restaaccroché dans les arbres d’où ses toiles pendaient en festons.Aucun incendie ne s’étant déclaré, l’équipage s’occupa en toutehâte de réparer le dommage. Les Allemands agirent avec un sans-gênequi frisait la provocation. Tandis que leurs camarades recousaientles déchirures des diverses membranes, une demi-douzaine d’hommesse dirigèrent vers la voie la plus proche, à la recherche d’uneconduite de gaz, et se trouvèrent bientôt entourés d’une foulehostile. Les habitants des villas et des pavillons environnantspassèrent rapidement de la curiosité malveillante à l’agression. Àcette époque, la surveillance que la police exerçait sur la vastepopulation polyglotte de Staten Island s’était beaucoup relâchée,et presque chaque maison possédait, pour sa défense, un fusil, desrevolvers et des munitions. On eut tôt fait de s’en armer et, aprèsquelques coups de feu mal visés, un soldat fut atteint au pied.Aussitôt, les Allemands occupés au raccommodage vinrent à larescousse, s’abritèrent dans les branches des arbres etripostèrent.

Le crépitement de la fusillade amena rapidement sur les lieux lePreussen et le Kiel, qui, avec quelques grenades à main,détruisirent toutes les habitations dans un rayon d’un mille. Ungrand nombre de non combattants, hommes, femmes et enfants, furenttués et les assaillants définitivement repoussés. Les réparationsfurent reprises tranquillement, sous la protection des deuxaéronats, mais, dès que ceux-ci regagnèrent leur poste desurveillance, des escarmouches éclatèrent autour du Bingendésemparé et se continuèrent tout l’après-midi. Elles seconfondirent finalement dans le combat général de la soirée : vershuit heures, le ballon désemparé fut attaqué par une populacearmée, et tous ceux qui le montaient furent massacrés après unelutte acharnée et féroce.

L’impossibilité de débarquer le moindre contingent présentaitpour les Allemands une difficulté grave. Les dirigeables n’étaientpas faits pour transporter un corps d’occupation, et leurséquipages suffisaient juste à la manœuvre et au lancement desbombes. D’en haut, la flotte aérienne pouvait causer d’immensesravages ; elle pouvait, dans le plus bref espace de temps,contraindre à capituler tout gouvernement organisé ; mais elleétait incapable de désarmer l’ennemi et encore moins d’occuper lescontrées vaincues. Elle n’avait pour toute ressource que lapression exercée sur les pouvoirs publics par la menace d’unereprise du bombardement. Sans doute, avec un gouvernementsolidement organisé et un peuple homogène et bien discipliné, lasoumission eût été aisément imposée ; mais ce n’était pas lecas pour l’Amérique. Non seulement la municipalité de New Yorkétait faible et disposait d’une police insuffisante, mais ladestruction de l’Hôtel de Ville, de l’Hôtel des Postes et d’autresganglions centraux avait irrémédiablement compromis toutecoopération entre les divers organes de l’État. Les Allemandsavaient frappé à la tête, et la tête était assommée et conquise,mais sans autre résultat que de permettre au corps d’échapper à sadirection. New York, monstre sans tête, était devenue incapabled’une soumission collective. Partout des soubresauts de révolte lasecouaient, partout les autorités, les fonctionnaires, la forcearmée, abandonnés à leur propre initiative, se joignaient àl’insurrection.

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