La Guerre dans les airs

7.

L’impression profonde que le spectacle des naufragésinéluctablement engloutis avait laissée à Bert, se mêlait ausouvenir de l’altière figure du prince Karl Albert, ordonnantlaconiquement de débarrasser le Vaterland du cadavre.Jusqu’ici, il se représentait volontiers la guerre comme unexercice amusant et surexcitant, quelque chose comme un pugilat degens en goguette, sur une plus grande échelle, mais, somme toute,agréable et divertissant. À présent, il avait changé d’avis.

À sa croissante désillusion s’ajouta, le lendemain,l’écœurement, causé par un incident sans importance, à vrai dire,une simple nécessité quotidienne en temps de guerre, maiscruellement déprimante pour une imagination « urbanisée », si l’onemploie ce terme pour exprimer la paisible sécurité dans laquelleon vivait à cette époque. À l’encontre exactement de ce qui s’étaitpassé à tous les âges précédents, les citadins d’alors n’étaientjamais les témoins d’aucun meurtre, ils n’avaient jamais vu tuersous leurs yeux ; ils n’avaient jamais rencontré, sauf parl’intermédiaire atténuant du livre ou de l’image, la violencemeurtrière qui est à la base de toute vie. Trois fois seulementdans son existence, Bert s’était trouvé en face d’un être humaindécédé, et il n’avait jamais assisté qu’à la mise à mort de chatsnouveau-nés.

Son écœurement fut donc produit par l’exécution d’un matelot del’équipage de l’Adler, condamné à mort pour avoir ététrouvé porteur d’une boite d’allumettes. Le cas était flagrant. Enmontant à bord, l’homme avait oublié qu’il détenait cet objetprohibé. Dans tous les dirigeables de la flotte, de nombreuxécriteaux signalaient la gravité de cette infraction. Pour sadéfense, le soldat invoqua cette excuse, qu’il était uniquementpréoccupé de sa besogne et qu’il s’était si bien habitué à cesavertissements que l’idée ne lui était pas venue de se lesappliquer à lui-même ; c’était vouloir se disculper parl’inadvertance, crime non moins sérieux, selon le code militaire.Son capitaine prononça contre lui la sentence encourue, et, par latélégraphie sans fil, le Prince confirma le verdict. Il fut décidéque ce châtiment serait donné en exemple à toute la flotte.

– Les Allemands, – déclara le Prince – ne se sont pas risqués àtraverser l’Atlantique pour s’exposer aux conséquences de pareillesétourderies.

Afin que tous pussent assister à cette leçon de discipline, onrenonça à électrocuter le coupable ou à le précipiter par-dessusbord, et on eut recours à la pendaison.

En conséquence, la flotte aérienne se groupa autour dudirigeable-amiral, comme des carpes dans un étang à l’heure durepas. L’Adler vint se ranger au long duVaterland, dont l’équipage s’assembla sur les galeriesextérieures. Les équipages des autres dirigeables, qui planaientau-dessous des deux précédents, montèrent dans les réseauxd’attache, jusque sur la partie supérieure de chaque aéronat. Lesofficiers s’installèrent sur la plate-forme d’avant.

De la place qu’il occupait, Bert contemplait la flotte entière,et le spectacle lui parut prodigieux. Tout au fond, sur l’océanridé de flots bleus, deux paquebots, l’un battant pavillon anglaiset l’autre américain, semblaient minuscules et indiquaientl’échelle de proportion. Malgré sa vive curiosité de voirl’exécution, Bert éprouvait une certaine angoisse, à cause de laprésence, à dix pas de lui, du terrible Prince blond, debout, lestalons rapprochés, les bras croisés et les sourcils menaçants.

La pendaison eut lieu à bord de l’Adler. On disposasoixante pieds de corde, pour que l’homme pût se balancer à la vuede tous ceux qui cacheraient des allumettes dans leurs poches oucomploteraient quelque méfait du même genre. Bert distingua lecondamné sur la galerie inférieure de l’Adler, distantd’une centaine de mètres : bien que, sans doute, torturé d’angoisseet de révolte au fond du cœur, le malheureux eut une attitudecourageuse et résignée.

On le précipita par-dessus bord…

Il tomba, les bras étendus, les jambes écartées, jusqu’à ce quela corde fût déroulée. Il aurait dû alors mourir et se balancerd’édifiante façon : mais une chose horrible arriva : la corde setendit avec un soubresaut ; la tête de l’homme se détacha etse lança à la poursuite du corps qui, fantastique et grotesque,dégringolait vers les flots en tournant sur lui-même.

Brrr ! fit Bert, en se cramponnant à la balustrade, etquelques soldats auprès de lui firent entendre un murmured’horreur.

So ! – articula rageusement le Prince ; puis,raide et courroucé, il jeta du côté de Bert un regard sévère et sedirigea vers la passerelle.

Longtemps Bert demeura cramponné à la balustrade, écœuréphysiquement presque par l’horreur de cet incident, qui lui parutinfiniment plus épouvantable que la bataille. Bert était vraimentun individu dégénéré et abâtardi par la civilisation.

En entrant dans sa cabine, plus tard, Kurt le trouva installésur la couchette, blême et l’air misérable. L’officier avait, luiaussi, perdu quelque peu de ses fraîches couleurs.

– La nausée ? – demanda-t-il.

– Non.

– Nous serons à New York ce soir, sans doute. Une bonne brise selève pour nous pousser vent arrière… Nous en verrons de belles,alors !

Bert ne répondit rien.

Kurt fit basculer la chaise et la table pliante, et compulsa uninstant ses cartes. Puis, il tomba dans une sombre méditation, d’oùil sortit soudain pour questionner son compagnon :

– Qu’avez-vous ?

– Rien.

Kurt dévisagea Bert, avec un air irrité. Voulez-vous me dire ceque vous avez, oui ou non ?

– J’ai vu l’exécution de ce malheureux, j’ai vu le pilote del’aéroplane s’écraser entre les cheminées du cuirassé, j’ai vu lecadavre du soldat tué dans la galerie, j’ai vu trop de destructionet de massacre aujourd’hui… Et je n’aime pas ça. Voilà ce quej’ai !… Je ne savais pas que la guerre était quelque chose dece genre-là. Je suis un civil, moi, et je n’aime pas ça.

– Moi non plus, je n’aime pas ça – murmura Kurt.

– Sapristi, non !

– J’ai lu des récits de toutes sortes sur la guerre, mais quandon y assiste, c’est une autre affaire. J’en ai le vertige, oui,j’en ai le vertige. Ça ne me faisait rien, d’abord, de voyager enballon, mais à force de regarder en bas, de flotter au-dessus detout et d’exterminer des gens, ça me porte sur les nerfs. Vouscomprenez ?

– Il faudra bien que ça vous passe… Vous n’êtes pas le seul, –répondit Kurt. – Tout le monde éprouve la même chose à naviguerdans les airs. Naturellement, les premières fois, on a la tête quitourne… Quant au massacre, c’est inévitable… Rien à y faire. Noussommes des civilisés, des apprivoisés, tout à coup obligés des’entre-tuer… Et il n’y a pas une douzaine d’hommes à bord quisachent vraiment ce que c’est que répandre le sang… Tous sont desAllemands tranquilles, des citoyens policés, pacifiques, jusqu’ici,et les y voilà… bien forcés de marcher !… Ils ont peut-êtredes mines dégoûtées à présent, mais attendez qu’ils aient mis lamain à la pâte !… L’ennui, c’est que les nerfs sont un peutrop tendus, pour l’instant…

Il s’absorba de nouveau sur ses cartes. Bert, apparemmentindifférent à la présence de l’officier, demeura ratatiné dans soncoin. Tous deux gardaient le silence.

Tout à coup Bert interrogea :

– Pourquoi le Prince tenait-il tant que ça à faire pendre cepauvre bougre ?

– C’est parfait, c’est parfait… – déclara Kurt, absolumentparfait. Les ordres étaient affichés partout, aussi visibles que lenez au milieu du visage, et cet imbécile se promenait avec desallumettes dans sa poche !…

– Je ne suis pas près d’en faire autant ! – ricanaBert.

Kurt dédaigna de répondre. Il mesurait la distance qu’ilsavaient à franchir avant d’arriver à New York.

– Je voudrais bien savoir comment sont les aéroplanesaméricains ? – dit-il, tout à coup. – Dans le genre de nosDrachenflieger, peut-être ?… Nous le saurons verscette heure-ci, demain… Qu’allons-nous voir ?… Je me ledemande… Supposons, après tout, qu’ils nous livrent bataille…Singulière bataille !…

Il sifflota entre ses dents et se plongea dans une vaguerêverie. Puis, pris soudain d’un besoin d’activité, il fit quelquestours dans la cabine et sortit. Bert le suivit un peu plus tard etle trouva, appuyé sur la balustrade, les regards perdus au large,et méditant sans doute sur ce que le lendemain leur tenait enréserve. Bientôt des nuages voilèrent à nouveau l’océan, et ladouble ligne des dirigeables semblait un vol d’oiseaux monstrueuxdans un chaos sans terres ni mers, fait seulement de brouillard etde nuées.

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