La Guerre dans les airs

5.

Pendant que sa mystérieuse conversation avec le soldattourmentait l’imagination de Bert Smallways, se produisit le faitle plus stupéfiant de tout le chapitre dramatique de l’histoirehumaine qui relate la rapide conquête de l’air. On parle volontiersd’événements qui font époque, – celui-là en fut un : l’envoléeinattendue de M. Alfred Butteridge, qui, partant du Palais deCristal, fit le trajet Glasgow, et retour ; dans un petitappareil plus lourd que l’air, d’aspect fort pratique, une machineparfaitement maniable et dirigeable, qui volait aussi bien qu’unpigeon.

On avait l’impression très nette que ce n’était pas seulement unpas en avant vers la conquête définitive de l’air, une enjambée degéant, un bond colossal. M. Butteridge navigua dans les airspendant neuf heures et, durant ce temps, il évolua avec l’aisanceet l’assurance d’un oiseau. Sa machine, cependant, n’avait l’aspectni d’un oiseau, ni d’un papillon, non plus que l’extension latéralede l’aéroplane ordinaire. Elle suggérait plutôt à l’observateurl’idée d’une abeille ou d’une guêpe. Certaines parties tournaientavec une vitesse extrême et produisaient l’effet d’ailestransparentes, et d’autres parties, y compris deux élytres d’unecourbe particulière, restaient tendues et immobiles. Au milieu setrouvait un corps de forme arrondie et allongée, comme le corpsd’une phalène, sur lequel M. Butteridge se tenait installé àcalifourchon. L’analogie augmentait de ce fait que l’appareilvolait avec un bourdonnement sourd, comme celui d’une guêpe contreune fenêtre.

M. Butteridge prit le monde par surprise. C’était un de cesinconnus que le Destin réussit à produire encore pour stimulerl’humanité. Il venait, affirmait-on avec une égale assurance,d’Australie, d’Amérique, de Gascogne. On prétendait, sans lamoindre trace de vérité, qu’il était fils d’un industriel qui avaitamassé une fortune considérable à fabriquer des becs de plume en oret les stylographes Butteridge. En réalité, il n’y avait aucuneparenté entre les deux Butteridge. Depuis quelques années, en dépitde sa voix tonitruante, de sa vaste corpulence et de ses airsimportants, agressifs et féroces, le nôtre n’était qu’un membreinsignifiant de la plupart des sociétés aéronautiques existantesalors. Un jour, il adressa une lettre circulaire à toute la presselondonienne pour annoncer qu’il avait organisé, au Palais deCristal, une expérience probante, au cours de laquelle une machinevolante s’enlèverait et démontrerait péremptoirement que lesdifficultés qui avaient entravé jusqu’alors le vol mécanique dansles airs étaient définitivement vaincues. Rares furent les journauxqui insérèrent sa lettre, et plus rares encore les lecteurs quiajoutèrent la moindre créance à son information. Personne même nese tourmenta, lorsque, à la suite d’une querelle pour des motifspersonnels, il cravacha la figure d’un célèbre virtuose allemandsur le perron d’un grand hôtel de Piccadilly. Sa tentative futretardée par cette altercation qu’on rapporta très inexactement enorthographiant son nom Betteridge et Betridge. Jusqu’à sa premièreenvolée, il n’avait su, par aucun moyen, s’imposer à l’attentionpublique. Une trentaine de curieux à peine, en dépit de sa réclame,étaient présents, quand, vers six heures, par un beau matin d’été,il ouvrit les portes du vaste hangar dans lequel il avait procédéau montage de son appareil et que son insecte géant se mit àbourdonner aux oreilles d’un monde insouciant et incrédule.

Mais, avant qu’il eût tourné deux fois au-dessus du Palais deCristal, la Renommée avait embouché sa trompette, et elle en tiraitdéjà de longs appels quand les vagabonds endormis sur les bancs deTrafalgar Square, éveillés en sursaut, aperçurent Butteridge virantautour de la colonne de Nelson. Vers dix heures et demie, comme ilpassait au-dessus de Birmingham, la Renommée continuait à faireretentir les échos britanniques de son assourdissante fanfare.L’exploit dont on désespérait était accompli ! Un hommevoyageait dans les airs, à son gré et en toute sécurité !

L’Écosse l’attendait bouche bée. Il arriva à Glasgow vers uneheure, et l’on raconte que le travail ne fut pas repris avant deuxheures et demie dans les docks et les manufactures de cette rucheindustrielle. L’imagination publique était juste assez instruitedes choses de l’aviation pour apprécier M. Butteridge à sa réellevaleur. Il contourna les bâtiments de l’Université et piqua versune moindre altitude, pour être à portée de voix de la fouleassemblée dans le West End Park et sur la pente de Gilmour Hill.L’appareil décrivait, à une vitesse de cinq kilomètres à l’heure,un large cercle, avec un bourdonnement sourd qui auraitcomplètement dominé la voix claironnante de M. Butteridge, s’iln’avait eu la précaution de se munir d’un mégaphone. Avec uneaisance parfaite, l’aviateur évitait les clochers, les tourelles,les câbles du monorail, tout en riant à tue-tête :

– Mon nom est Butteridge ! – Et il épelait : –B-UT-T-ER-I-D-G-E. Vous y êtes ? Ma mère étaitécossaise !

S’étant assuré qu’on l’avait compris, il s’éleva à nouveau aumilieu des hourras, des cris et des acclamations patriotiques, etil s’élança à toute vitesse et comme en se jouant vers le sud-est,montant et descendant, glissant en longues ondulations, d’unemanière qui ressemblait extraordinairement au vol de la guêpe.

En route, il alla évoluer au-dessus de Liverpool, de Manchesteret d’Oxford, épelant son nom dans chaque ville, et son retour àLondres provoqua une surexcitation sans précédent. Tout le mondelevait la tête vers le ciel. En ce seul jour, le nombre des gensécrasés dans la rue fut plus élevé qu’au cours des trois derniersmois, et un bateau à vapeur du service municipal de la Tamiseheurta si violemment le ponton de Westminster qu’il n’échappa aunaufrage qu’en allant s’enliser sur la rive opposée, dans la vasedécouverte par la marée basse.

Butteridge revint au Palais de Cristal, point de départclassique des aventures aéronautiques, à l’heure où le soleil secouchait, et il réintégra sans encombre son hangar, dont il fitimmédiatement fermer les portes au nez des photographes et desjournalistes.

Dites donc, vous autres, – les apostropha-t-il, pendant que sonaide poussait les portes, – je meurs de fatigue, et je ne me tiensplus sur les jambes d’avoir été si longtemps en selle. Impossiblede vous accorder une seule seconde d’entretien, je suis fourbu,esquinté. Mon nom est Butteridge. B-U-T-T-E-R-I-D-G-E.Compris ? Je suis citoyen de l’Empire britannique. Pour lereste, à demain.

De confus instantanés ont survécu pour rappeler cet incident.L’aide tient tête à un flot envahissant de jeunes gens résolus, enchapeaux melons et cravates conquérantes, qui brandissent descarnets de notes ou soulèvent des appareils photographiques.L’aviateur, dans l’embrasure des portes, les domine de sa hautetaille ; sa bouche, éloquente cavité sous une grosse moustachenoire, est distendue par les vociférations qu’il s’époumone àlancer vers ces intrépides serviteurs de la Renommée. Il est là,dressé de toute sa taille, l’homme le plus fameux du moment.Symboliquement presque, il gesticule avec son mégaphone qu’il tientdans la main gauche.

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