La Guerre dans les airs

4.

Sur ce sombre tableau de désastre, se détache un personnage menuet insignifiant, pour qui les lecteurs éprouvent peut-être quelquesollicitude. Il nous reste à relater, à son propos, un seulévénement, presque miraculeux. À travers un monde bouleversé etchaotique, à travers une civilisation secouée par les dernierstressauta de l’agonie, notre faubourien de Londres retrouva sonEdna. Oui, il retrouva son Edna !

Il traversa l’Atlantique, en partie grâce à sa bonne chance. Ilse fit admettre à bord d’un brick qui partait de Boston sans sonfret habituel de bois, et dont le capitaine se proposait de «rentrer chez lui », à South Shields. Bert réussit à se faireengager, parce que ses bottes de caoutchouc lui donnaient un vagueaspect marin. Le voyage fut long et mouvementé. Ils furent chassés,ou s’imaginèrent l’être, pendant une demi-journée, par un cuirasséasiatique que bientôt attaqua un croiseur anglais. Les deuxvaisseaux combattirent trois heures durant, décrivant des cercleset dérivant vers le sud, jusqu’à ce que le crépuscule et aussi lesnuages poussés par un vent de rafale les eussent dérobés à la vue.Quelques jours après, le brick perdit son grand mât et songouvernail pendant un grain. Les provisions s’épuisèrent etl’équipage s’alimenta du produit de sa pêche. Ils virent d’étrangesaéronats qui volaient vers l’est, dans la direction des Açores. ÀTénériffe, le brick aborda pour se ravitailler et réparer songouvernail. La ville était détruite et deux grands transatlantiquesavaient sombré dans le port encore plein de cadavres.

L’équipage s’approvisionna de conserves prises à bord desnavires et trouva des matériaux pour procéder à ses réparations,malgré l’hostilité d’une bande d’individus maîtres des bâtimentscoulés.

À Mogador, nouvelle relâche, mais la barque envoyée à terre pourrapporter de l’eau fraîche faillit être capturée par les Arabes.C’est là qu’ils embarquèrent la Mort Pourpre, et ils remirent à lavoile en emportant les germes pestilentiels. Le cuisinier fut lepremier atteint ; bientôt tous tombèrent malades et troishommes moururent.

Le temps était calme et le navire dériva vers l’Équateur, sansque l’équipage se souciât de son sort. Le capitaine traitait toutson monde avec du rhum. Neuf matelots moururent en tout, et, desquatre survivants, aucun ne connaissait la manœuvre. Finalement,ils trouvèrent assez de courage pour manier une voile, et reprirentla route du nord ; ils étaient sur le point de manquer ànouveau de vivres, quand ils furent rencontrés par un navire,allant de Rio de Janeiro à Cardiff, et qui, à court de personnel,par suite des décès causés par la peste, fut heureux de les prendreà bord. Enfin, après un an de voyage, Bert arriva en Angleterre,par un beau matin de juin. La Mort Pourpre y commençait à peine sesravages.

À Cardiff, la population était dans un état de panique, et laplupart des habitants avaient fui sur les collines environnantes.Aussitôt que le navire entra dans le port, il fut accosté par lesreprésentants d’un soi-disant Comité provisoire, qui mit l’embargosur le reste des provisions.

De Cardiff à Londres, Bert eut à traverser une contrée sansvivres, désorganisée par l’épidémie, où toutes les bases de l’ordreimmémorial étaient ébranlées. Maintes fois, Bert fut sur le pointde succomber de mort violente ou d’inanition, et il dut se mêler àdes scènes de violence qui menacèrent de mettre fin à sacarrière.

Mais le Bert qui, à pied, reprenait le chemin « du pays », leBert qui voulait rejoindre Edna, seule forme tangible de sespossessions terrestres, était fort différent du « Derviche duDésert » qui, un an auparavant, avait été arraché au sol del’Angleterre par le ballon de M. Butteridge. Ce nouveau Bert avaitle teint bruni, le regard assuré, le corps maigre mais assoupli,endurci, et vacciné contre la peste, et sa bouche, autrefoispresque toujours entrouverte, se fermait à présent comme uncouvercle d’acier. Une cicatrice lui barrait le front, reste d’uncombat à bord du brick.

Avant de quitter Cardiff, il avait senti le besoin de seprocurer des vêtements et une arme, et, par des moyens qu’il auraitsévèrement réprouvés naguère, il s’appropria, dans le magasinabandonné d’un prêteur sur gages, une chemise de flanelle, uncomplet de velours, un revolver et cinquante cartouches. Muni mêmed’un pain de savon, il prit, sur le bord d’un cours d’eau, hors laville, son premier bain depuis seize mois.

Les patrouilles de surveillance qui, d’abord, avaientimpitoyablement fusillé les maraudeurs et les pillards, étaientmaintenant dispersées par l’épidémie ou se relayaient entre laville et le cimetière en un vain effort pour suffire à la tâche.Pendant plusieurs jours, Bert rôda, à demi-mort de faim, dans lesfaubourgs ; puis, il finit par s’enrôler dans le corps desbrancardiers, afin de se fortifier par quelques copieux repas avantde continuer son voyage.

Le paysage gallois et anglais présentait à cette époque untableau où, de la plus étrange façon, se mêlait, à l’impression desécurité et de richesse commune au XXe siècle, un médiévalisme à laDurer. Les maisons, les fermes et leurs clôtures, les monorails,les câbles électriques, les routes, les poteaux indicateurs, lestableaux-réclames de l’ancien ordre des choses, étaient, pour laplupart, intacts. Les banqueroutes, l’effondrement social, lafamine, l’épidémie n’avaient en rien endommagé ces signesextérieurs. La destruction n’avait véritablement atteint que lesgrandes capitales, les centres ganglionnaires de l’État, pour ainsidire. Transporté soudain au milieu de la campagne, un spectateurn’y eût constaté que très peu de différence. Il aurait remarqué,sans doute, que les haies n’avaient pas été tondues, que l’herbecroissait épaisse et haute sur les bas-côtés des chemins, que leschaussées étaient en mauvais état et surtout ravinées par lapluie ; il aurait vu les chaumières presque toutes closes, lesfils téléphoniques rompus ici et là, les charrettes abandonnées surle bord de la route. Par contre, sa faim eût été aiguisée par laradieuse affirmation que les « pêches conservées » par quelqueusinier fameux étaient excellentes, et qu’il n’y avait rien demeilleur pour la table que les « saucisses fumées » de tellefabrique. Et soudain, les traits à la Durer apparaissaient : unsquelette de cheval, une masse confuse de haillons dans un fossé,d’où sortaient des pieds raidis, et une face jaune à la peaumarbrée de taches violettes, – ou moins encore, les restesdécharnés d’un visage. Là, un champ labouré n’avait pas étéensemencé ; ici, une pièce de blé était trépignée par lesbêtes ; ailleurs, un fragment de clôture avait été traîné surla route pour alimenter un feu.

Un homme, une femme passaient, blêmes, les vêtements endésordre, une arme au poing, à la recherche de quelque nourriture.Ces gens avaient le teint, les yeux, l’expression de vagabonds etde criminels, et, parfois, ils portaient encore leur défroque debourgeois prospères ou de riches oisifs. La plupart se montraientavides de nouvelles, en retour desquelles ils donnaient volontiersleur aumône : des débris de viandes bizarres, ou des croûtes depain gris et pâteux. Ils écoutaient anxieusement les histoires deBert et essayaient de le retenir avec eux pour un jour ou deux. Lacessation de tout service postal, l’arrêt total de la publicationdes journaux avaient laissé un vide immense et angoissant dans lavie cérébrale de l’époque. Les hommes avaient soudain perdu de vueles contrées proches ou lointaines dont ils n’apprenaient plusrien, et ils ne savaient plus, comme au moyen âge, se transmettreles rumeurs, de bouche en bouche. Leurs regards, leurs attitudes,leur conversation révélaient l’égarement de leur âmedésorientée.

À mesure que Bert avançait de paroisse en paroisse, de districten district, évitant autant que possible les grandes villes,centres envenimés de violence et de désespoir, il observait desvariations notables dans l’état des choses. Ici, il trouvait lesmaisons importantes incendiées, le presbytère saccagé, témoinsévidents d’une lutte pour mettre la main sur des réserves, parfoisimaginaires, de vivres ; des morts gisaient partout, et lemécanisme administratif ne fonctionnait plus. Là, il rencontraitdes forces d’organisation énergiquement à l’œuvre ; de grandsécriteaux récemment peints invitaient les vagabonds à s’éloigner.Un groupe de notables et de fermiers, aidés du médecin, exerçaientl’autorité sur une parcelle de territoire, faisaient surveiller,par des hommes armés, les routes et les champs cultivés et garderles troupeaux de bestiaux et de moutons, prenaient des mesurescontre l’épidémie, soignaient les malades, distribuaient sagementles approvisionnements, – c’était, en fait, le retour à lacommunauté autonome du XVe siècle. Mais, à tout moment, cesvillages mêmes étaient exposés à l’attaque d’Asiatiques,d’Africains, ou d’autres pirates des airs, qui exigeaient del’essence, de l’alcool, des vivres. Dans de tels cas l’ordren’était maintenu qu’au prix d’une vigilance et d’une tensionpresque intolérables.

L’approche d’une agglomération plus importante de population,avec ses difficultés confuses, et ses conflits plus complexes,s’annonçait par des avis grossièrement peints ordonnant une «quarantaine » ou prévenant que tout étranger serait fusillé, et pardes grappes de pillards pendus aux poteaux télégraphiques du bordde la route.

Aux environs d’Oxford, d’énormes pancartes étaient disposées surle toit des maisons, avertissant les vagabonds de l’air qu’il yavait là des « fusils ».

Bravant tous ces risques, des cyclistes circulaient, et deux outrois fois, au cours de son trajet, Bert croisa de puissantesautomobiles portant des voyageurs au visage dissimulé sousd’énormes lunettes. Rares étaient les représentants de la forcepublique, mais de temps en temps des escouades de soldatscyclistes, maigres et en loques, surgissaient, et ces rencontresdevinrent plus fréquentes quand Bert eut quitté le territoire dupays de Galles pour fouler le sol de l’Angleterre. La campagnemilitaire semblait se poursuivre au milieu des ruines.

Bert avait pensé qu’il trouverait dans les asiles un abri pourla nuit et l’aubaine d’un repas, si la faim le pressait partrop ; mais les uns étaient fermés, les autres convertis enhôpitaux ; l’un d’eux, cependant, à l’entrée d’un village duGloucestershire, avait toutes ses portes et ses fenêtres ouvertes,et paraissait, dans le crépuscule, silencieux comme untombeau ; il y pénétra, mais, à son épouvante, il trébuchait,à chaque pas, au long des corridors empuantis, sur des cadavresabandonnés.

De là, Bert prit la direction du nord pour se rendre au parcaéronautique et s’y faire embaucher. Aux environs de Birmingham,les membres du gouvernement anglais, ou du moins les autoritésmilitaires, s’étaient rassemblés au milieu de la débâcle, pourmaintenir haut et ferme le drapeau britannique, stimuler l’activitédes maires et des magistrats et recréer une organisation. Ces chefsavaient réuni autour d’eux les meilleurs des artisans survivants decette région ; ils avaient approvisionné le parc en vue d’unsiège et ils construisaient hâtivement un type agrandi de lamachine de Butteridge. Mais Bert, insuffisamment expérimenté, neput obtenir un emploi durable, et il était redescendu jusqu’àOxford, quand la grande bataille eut lieu, pendant laquelle leschantiers de construction furent totalement détruits. Iln’entrevit, d’un endroit appelé Boar Hill, qu’un épisode de labataille : une escadre asiatique monta par-dessus les collines dusud-ouest et disparut à l’horizon opposé. Plus tard, l’un de cesdirigeables reparut, décrivant de vastes cercles, et poursuivi pardeux aéroplanes qui le rejoignirent, le culbutèrent etl’incendièrent finalement, à Edge Hill.

Mais il ne sut jamais le résultat définitif de la bataille.

Il traversa la Tamise, d’Eton à Windsor, et, par le sud deLondres, gagna Bun Hill. Son frère Tom, à peine guéri d’une attaquede la peste, avait l’air, dans sa vieille boutique, de quelquesombre animal sur la défensive. Jessica, couchée, malade, délirait,parlait de commandes et de clients, grondait Tom perpétuellement,dans la crainte qu’il fût en retard pour livrer les pommes de terrede celui-ci et les choux-fleurs de celle-là. Pourtant tout commerceavait cessé depuis longtemps et Tom avait acquis une remarquablehabileté dans l’art de capturer les rats et les moineaux, et deceler en d’introuvables cachettes des réserves de céréales et debiscuits provenant du pillage des épiceries.

Tom fit à son frère un accueil chaleureux, mais réservé.

– Pas possible ! – s’écria-t-il. – C’est Bert ! Jesavais bien que tu reviendrais un jour ! Et je suis bien aisede te voir…, mais je ne puis rien t’offrir…, parce que je n’ai rienà manger… Et qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps-là,Bert ?

Bert rassura son frère en sortant de sa poche un navet à demirongé, et commença le récit de ses aventures, fragmentéd’innombrables parenthèses. Tout en parlant, il aperçut soudain,fixée au mur, derrière le comptoir, une enveloppe jaunie portantson adresse.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? – fit-il en s’emparant dupapier.

C’était une lettre laissée par Edna un an auparavant.

– Elle est venue, – expliqua Tom, se remémorant le fait commeune chose sans importance, – elle est venue demander après toi…Elle voulait qu’on la prenne avec nous. C’était après la batailleet les incendies de Clapham Rise… Moi, je voulais bien la prendre,mais Jessica n’entendait pas de cette oreille là… Alors, Ednam’emprunta cinq shillings en cachette, et nous quitta… Je supposequ’elle t’en parle.

Edna en parlait en effet, informant Bert, en outre, qu’elleallait se rendre chez un oncle et une tante qui exploitaient unepetite briqueterie près de Horsham. Et c’est là, enfin, après unvoyage mouvementé, qui dura une quinzaine de jours, que Bert laretrouva.

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