La Guerre dans les airs

9.

Dans l’intervalle, entre son entrevue avec Herr Graf vonWinterfeld et la redoutable conférence avec le Prince, Bert avaitexploré le Vaterland de bout en bout, et, en dépit de sesgraves préoccupations, il y avait pris beaucoup d’intérêt. Avec uneardeur, et un empressement juvéniles, Kurt le promena partout, telun enfant qui montre à tout venant son jouet pour avoir le plaisirde l’admirer encore. Comme la plupart de ceux qui formaient leséquipages de la flotte aérienne, lui-même ne connaissait à peu prèsrien de l’aéronautique avant d’être nommé à un commandement sur ledirigeable du Prince. Mais il était tout feu tout flamme sur lesujet de cet engin merveilleux, dont l’Allemagne s’était emparée sisoudainement et si dramatiquement. Il insista sur la légèreté detous les objets, l’usage des tubes d’aluminium, les coussins àressort gonflés d’hydrogène comprimé. Les cloisons creuses,recouvertes d’une imitation de cuir ultra-légère, renfermaientaussi de l’hydrogène. Toute la vaisselle, en biscuit fin verni dansle vide, ne pesait presque rien. Pour les pièces soumises à ungrand travail, on avait employé ce nouvel alliage deCharlottenburg, l’acier allemand, comme on l’appelait, le métal leplus compact et le plus résistant qu’on connût.

L’intérieur de l’aérostat offrait une vaste étendue, nul besoinde s’inquiéter à ce propos, aussi longtemps que le poidsn’augmentait pas. La partie habitable mesurait deux cent cinquantepieds de long, et comprenait deux rangées de cabines superposées.De là, par de doubles portes imperméables à l’air, on grimpait dansle ballon par de petites tourelles de métal blanc, où de largesvitrages permettaient d’inspecter les vastes cavités descompartiments à gaz. Bert aperçut ainsi, très haut au-dessus delui, la carcasse de l’appareil, et toute sa charpente intérieure, «semblable aux réseaux vasculaire et neurotique du corps humain, »ajouta Kurt, qui s’était occupé d’histologie.

– Ma foi, oui ! – approuva Bert, qui n’avait pas la moindreidée de ce que ces savantes expressions voulaient dire.

– Si dans la nuit, quelque chose se décroche, on peut, de placeen place, installer des lampes électriques, et des échellesjoignent les traverses entre elles.

– Mais s’ils sont pleins de gaz irrespirable, cescompartiments-là, – fit Bert, – comment y rentrez-vous ?

Le lieutenant ouvrit, dans un panneau, la porte d’un placard etindiqua un scaphandre de soie caoutchoutée, dont le casque et leréservoir à air comprimé étaient fabriqués avec un alliaged’aluminium et de métaux légers.

– Avec ça, on peut se promener dans toute la cavité pour boucherles fuites ou les trous que feraient les projectiles, –expliqua-t-il. – Intérieurement et extérieurement, un réseau demince cordage enveloppe le ballon, et le filet extérieur est uneéchelle de corde sans fin, pour ainsi dire.

À la suite de la partie habitable de l’aéronat, et s’avançantjusqu’à la moitié de sa longueur, se trouvait le magasin auxexplosifs : bombes de types variés et la plupart en verre. Aucundirigeable de la flotte allemande ne portait d’artillerie, àl’exception d’une petite pièce placée dans la galerie d’avant,contre le bouclier qui protégeait le cœur de l’aigle. Depuis lemagasin, une galerie close à plancher d’aluminium, avec une rampede corde, allait jusqu’à la chambre des machines, à l’extrêmepoupe. Mais Bert n’y fut jamais conduit et il ne vit pas une foisles moteurs. Pourtant, par un escalier ménagé dans une sorte deboyau qui traversait la grande alvéole de l’avant, il monta jusqu’àla plate-forme d’observation où était installé le canon-revolveravec son caisson à obus, à côté d’un appareil téléphonique.

Au-dessous, à quatre mille pieds plus bas, peut-être, s’étendaitl’Angleterre, toute rapetissée dans le soleil matinal. En apprenantque la contrée qu’il contemplait était son pays, Bert ressentit desremords soudains et inattendus. Il éprouva une componctionpatriotique, et il pensa qu’il aurait dû déchirer les plans deButteridge et les semer au vent. Qu’avait-il à redouter de cesgens ? Et même s’ils s’étaient vengés, est-ce qu’on ne doitpas sacrifier sa vie pour sa patrie ? Cette idée-là avait étéjusqu’ici quelque peu étouffée chez lui sous les tracas et lescomplications de l’existence civilisée. Déprimé tout à coup par laconscience de son acte, il se reprocha de n’avoir pas envisagé leschoses à ce point de vue… Somme toute, n’était-il pas une sorte detraître ?

Il se demanda, par diversion, quel effet produisait la flotteaérienne, vue d’en bas. Un effet colossal, sans doute, car lesdimensions des aéronefs devaient écraser les édifices. Kurtl’informa qu’ils passaient entre Manchester et Liverpool. Bert, quiétait un Méridional, fut grandement surpris par la multituded’usines et de manufactures, par les anciens viaducs de chemins defer, le réseau des monorails, les entrepôts de marchandises, lesstations électriques et les immenses espaces aux maisons sordides,coupés de rues étroites. Ici et là, on apercevait, comme pris aufilet, quelques champs et des terrains cultivés. Des musées, deshôtels de ville, même des églises, marquaient, dans cetteconfusion, des centres théoriques d’organisation municipale etreligieuse, mais Bert ne pouvait distinguer aucun détail. Sur lepaysage de civilisation industrielle glissaient les ombres desvaisseaux aériens allemands, comme des bancs de poissons filant àtoute allure.

Kurt et Bert s’entretinrent de tactique aérienne, tout en sedirigeant vers la galerie inférieure, à l’arrière, pour voir lesDrachenflieger que les aéronats de l’aile droite s’étaientadjoints, la veille, et qu’ils remorquaient au nombre de trois ouquatre. Ces immenses cerfs-volants biplans, aux formes démesurées,voguaient à la suite d’invisibles cordes, avec de longs avantscarrés, des queues aplaties et des propulseurs latéraux.

– Il faut être très habile pour les manœuvrer – dit Kurt, – trèshabile…

– Assurément.

Les deux hommes se turent.

– Votre machine est différente, monsieur Butteridge ?

– Tout à fait différente… Elle ressemble plus à un insecte etmoins à un oiseau ; elle ne dérive pas comme cela et ellebourdonne. Qu’est-ce que vous ferez de ces aéroplanes-là ?

Kurt ne fut pas très clair sur ce point, et il pataugeait dansses explications, quand on vint chercher le faux Butteridge pour leconduire devant le Prince.

Après sa comparution, Bert se trouva dépouillé des derniersvestiges de son déguisement imposteur. Pour tout le monde à bord,il devint Albert Smallways. Les soldats cessèrent de le saluer, lesofficiers ne parurent plus s’apercevoir de son existence, àl’exception du lieutenant Kurt. On l’expulsa de sa jolie cabine,dont le personnage à tête d’oiseau reprit possession, jurant entreses dents et ré emménageant ses cuirs à rasoir, ses tire-bottesd’aluminium, ses brosses, ses miroirs et ses pots de pommade. Bertfut logé, avec ses nippes, dans la cabine du lieutenant Kurt, leplus jeune officier du bord, parce qu’il n’y avait pas d’autreendroit où l’installer avec sa tête enveloppée de pansements, maisil dut prendre ses repas avec les hommes.

Campé sur ses jambes écartées, Kurt dévisagea son compagnon,assis piteusement dans un coin de la cabine.

– Quel est votre vrai nom, alors ? – s’enquit-il,imparfaitement au courant de ce qui s’était passé.

– Smallways.

– Je me doutais bien d’une supercherie, alors même que rien neme permettait de supposer que vous ne fussiez pas Butteridge. Vousavez joliment de la chance que le Prince ait pris la chosecalmement. Il n’est pas commode quand il se met en colère et iln’hésiterait pas un instant à faire flanquer par-dessus bord unpersonnage de votre trempe… Sûrement non ! On vous a remiséici, mais n’oubliez pas que c’est ma cabine.

– Je ne l’oublierai pas, – répondit Bert.

Sur cette promesse, le lieutenant le laissa, et quand Bert., unpeu rassuré, examina la pièce, la première chose qu’il vit, fixéesur la paroi capitonnée, fut une reproduction du « Dieu de laguerre », l’œuvre de Siegfried Schmalz, une figure imposante etterrible coiffée du heaume du Viking et avançant le manteauécarlate aux épaules, l’épée à la main, à travers la ruine et ladévastation. Ce Dieu avait une ressemblance frappante avec leprince Karl Albert, à qui l’artiste avait voulu plaire en peignantce tableau.

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