La Guerre dans les airs

3.

Bert se retrouvait donc d’aplomb sur ses pieds. Tout en serégalant de viande froide, de bon pain et de moutarde, arrosésd’excellente bière, il narra, en une esquisse sommaire et avec lesomissions et les inexactitudes naturelles à son genre de mentalité,la série de ses aventures. Il raconta qu’en compagnie d’un de sesamis il séjournait, pour cause de santé, au bord de la mer, qu’unjour un « type » arriva dans un ballon, que lui, Bert, était tombéà l’intérieur de la nacelle au moment même où le « type » culbutaità l’extérieur, que les vents l’avaient poussé jusqu’en Franconie,que les Allemands, le prenant sans doute pour quelqu’un d’autre,l’avaient fait prisonnier et emmené à New York, – enfin il expliquade quelle façon il avait été au Labrador et en était revenu, etcomment il était resté seul dans l’île de la Chèvre.

Il évita de mentionner l’affaire des papiers Butteridge et cellede la mort du Prince, non pas à cause d’une insidieuse fourberie,mais parce qu’il sentait l’insuffisance de ses talents denarrateur. Il voulait avant tout que son histoire parût plausible,naturelle et correcte, et il tenait à se présenter comme un citoyenanglais digne de confiance et véridique, bien que de rang modeste,à qui on pouvait sans méfiance faire crédit de la nourriture et dulogement.

Quand son récit fragmentaire en arriva à New York et à labataille de Niagara, ses auditeurs s’emparèrent soudain desjournaux épars sur les tables, et, à l’aide des véhéments comptesrendus de ces feuilles, ils l’assaillirent de questions.Évidemment, pensa-t-il, son arrivée ranimait une discussion entaméedepuis longtemps, qui s’était interrompue pendant la diversion duphonographe, parce que tous les arguments étaient épuisés. C’estcette discussion, l’unique et suprême sujet de conversation dumonde entier – la guerre et ses méthodes – qui avait rassemblé ceshommes, carabine en main. Tout l’intérêt se concentrait à présentsur les aéronats asiatiques qui parcouraient le ciel, accomplissantde mystérieuses missions, et sur les guerriers-aéronautes, enuniforme cramoisi et armés de sabres, qui atterrissaient pourexiger des vivres, de l’essence et des nouvelles.

À l’unisson de tout le continent, les hommes réunis dans cemagasin se demandaient : Que faire ? Que tenter ? Commentlutter contre l’envahisseur ?

Relégué à l’arrière-plan, comme un personnage très secondaire,Bert cessa, même dans ses propres pensées, d’être un individucentral et indépendant.

Après qu’il eut bu et mangé son content, qu’il eut soupiré àl’aise, se fut étiré et leur eut exprimé tout le plaisir qu’ilavait pris à se restaurer, il alluma une cigarette qu’on luioffrit, et, prenant la tête du cortège, il partit, non sans devagues appréhensions, à la recherche de la machine volante.

Le grand jeune homme dégingandé, qui s’appelait Laurier, s’étaitapparemment institué chef en raison de sa position sociale et deses aptitudes naturelles. Il connaissait le nom, le caractère etles capacités de chacun de ceux qui l’accompagnaient, et il mitimmédiatement tout son monde à l’œuvre, avec vigueur pour prendrepossession du précieux instrument de guerre qui leur tombait duciel. Ils amenèrent l’aéroplane à terre, avec soin et précaution,en abattant deux arbres qui les gênaient, et, l’abritèrent sous unecharpente improvisée, couverte de branchages, de crainte qu’il nefût aperçu par quelque aéronaute asiatique. Avant le soir, ilsavaient fait venir de la ville voisine un mécanicien qui commençaaussitôt les réparations, et ils tirèrent au sort qui serait lepremier à essayer l’appareil. Bert retrouva son petit chat, qu’ilrapporta au magasin, où, avec les plus chaleureusesrecommandations, il le confia à Nine Logan. Il fut bientôt assuréque tous deux s’entendraient à ravir.

Laurier n’était pas seulement, et à la fois, un dictateur partempérament, un riche propriétaire foncier et un puissantindustriel (président, apprit Bert, avec une crainte respectueuse,de la Tanooda Canning Corporation), mais c’était aussi unpersonnage populaire, fort habile à cultiver l’art de lapopularité. Autour de lui, dans le magasin Logan, tous les hommesvalides de la localité se réunirent, cette même soirée, pours’entretenir du monoplan et de la guerre qui bouleversait le mondeentier.

Un cycliste survint, apportant une sorte de journal mal imprimé,sur une seule page, et qui produisit sur l’assemblée l’effet del’huile qu’on jette sur le feu.

L’usage des anciens câbles télégraphiques était abandonné depuisplusieurs années et les stations de télégraphie sans fil, établiesle long des côtes de l’Atlantique, avaient fourni des pointsd’attaque particulièrement tentants : aussi la feuille necontenait-elle guère que des nouvelles relatives aux États-unis,mais quelles nouvelles !

Bert, assis à l’écart, bornait son rôle à celui d’auditeur, carces hommes, à présent, avaient à peu près jaugé la valeurpersonnelle du nouveau venu. Au fur et à mesure de la conversation,devant son esprit chancelant passaient d’étranges et vastes imagesd’événements, énormes dans leurs conséquences, de nationstumultueusement soulevées, de continents bouleversés, de famines etde ravages incalculables. De temps à autre, malgré ses efforts pourles chasser, certains souvenirs intimes traversaient cetteconfusion tourbillonnante : le prince Karl Albert déchiqueté,l’aviateur chinois suspendu la tête en bas, l’officier à la têtebandée se sauvant misérablement avec sa jambe boiteuse…

Ici, les gens parlaient d’incendies et de massacres, de cruautéset de représailles, du meurtre d’inoffensifs Asiatiques par destourbes que déchaînait la haine de race, de villes mises à sac etcomplètement brûlées, de lignes de chemins de fer et de pontsdétruits, de populations entières qui se cachaient ou quifuyaient…

Tous les vaisseaux dont les Jaunes disposent sont en route pourtraverser le Pacifique ! s’écria quelqu’un.

Depuis le commencement de la guerre, ils n’ont pas débarquémoins d’un million d’hommes sur la côte Ouest, – assurait un autre.– Ils ont envahi les États-unis avec l’intention d’y rester… et ilsy resteront, morts ou vivants !

Lentement, irrésistiblement, avec ampleur, Bert se rendit comptede l’immense tragédie qui ébranlait l’humanité, et au milieu delaquelle s’écoulait sa petite existence ; il compritqu’arrivait une époque où l’univers se désorganisaiteffroyablement, où c’en était fini de la sécurité, de l’ordre, del’habitude… Le monde entier prenait part aux hostilités, sanspouvoir envisager la possibilité d’une paix prochaine, sans mêmel’espoir de recouvrer jamais la paix.

Bert s’était imaginé que les spectacles auxquels il avaitassisté seraient définitifs et concluants, que la bataille del’Atlantique et le siège de New York étaient des événements quiferaient époque avant une nouvelle période de calme. Et ce n’avaitété que les premiers chocs avertisseurs du cataclysme universel.Chaque jour les proportions du désastre s’accroissaient, les motifsde haine, les fissures s’élargissaient d’homme à homme, des tourset des pignons nouveaux s’écroulaient dans l’édifice social. Àterre, les armées s’augmentaient et les populationspérissaient ; dans les airs, dirigeables et aéroplanescombattaient, faisant pleuvoir la destruction.

L’effondrement de la civilisation scientifique étaitinconcevable pour ceux qui vécurent à cette époque, qui furententraînés par la débâcle. Le progrès avait parcouru la terre à uneallure invincible, croyait-on, pour ne jamais plus à présenttrouver le repos. Pendant plus de trois siècles, la longuediastole, régulièrement accélérée, de la civilisation occidentales’était étendue de toutes parts à travers le globe : des villesimmenses se fondaient, les populations se multipliaient, lesvaleurs s’accroissaient, des contrées nouvelles s’exploitaient, lesfacultés humaines se développaient. Et il semblait, commeconséquence inséparable, que, d’année en année, des enginsdestructeurs toujours plus redoutables fussent construits enquantités toujours plus grandes, que l’entretien des armées et laproduction des explosifs finissent par absorber la majeure partiede l’énergie universelle.

Trois cents ans de diastole, puis, comme un poing qui se ferme,la systole immédiate, inattendue.

Personne ne comprit que c’était une systole ; on n’y voulutvoir qu’un accroc, qu’un soubresaut, qu’une oscillationaccidentelle indiquant la rapidité d’allure du progrès.L’effondrement, bien qu’il se produisît de toutes parts, demeuraitinimaginable, incroyable. De temps à autre, une masse, dans sachute, écrasait quelques témoins, où le sol s’ouvrait sous leurspas : ils demeuraient incrédules…

Sous cette immense voûte de désastres, les hommes assemblés dansle magasin formaient un groupe infime et lointain. Ilsenvisageaient tour à tour de menus aspects des événements, et sepréoccupaient surtout des moyens de se protéger contre leséclaireurs asiatiques qui fondaient sur eux pour exiger del’essence ou pour détruire les armes ou les communications.Partout, des corps francs s’organisaient dans cette région pourdéfendre les voies ferrées et le matériel roulant, dans l’espoirque le service serait promptement rétabli. Les hostilités sepassaient à une si grande distance…

Un des assistants, doué d’une voix sourde, se faisait remarquerpar ses discours pleins d’astuce et de réel savoir. Avec uneassurance indémontable, il révélait les défauts desDrachenflieger allemands, des aéroplanes américains, etles avantages des monoplans asiatiques.

Il se lança dans une description romanesque de la machineButteridge, ce qui fit ouvrir les oreilles à Bert.

– Moi, je l’ai vue, – hasarda-t-il même, au milieu du brouhahades voix, mais, frappé du danger de cette allégation, il préféra enrester là et s’estima heureux de n’avoir pas été entendu.

L’homme à la voix sourde insistait sur ce qu’avait d’étrangementironique la mort de Butteridge. La nouvelle causa quelquesoulagement à Bert : tout au moins, il ne rencontrerait plus jamaisButteridge. Le terrible personnage était mort subitement,parait-il.

– Et son secret a péri avec lui ! – pérorait l’orateur.

Quand on chercha les pièces de sa machine, on ne découvrit rien.Personne ne put mettre la main dessus. Il les avait trop biencachées.

– Mais – objecta l’individu au chapeau de paille est-il décédési subitement qu’il n’ait pu fournir le moindrerenseignement ?

– Abattu d’un seul coup, par la fureur et l’apoplexie, dans unendroit appelé Dymchurch, en Angleterre.

– C’est vrai, – ratifia Laurier. – Je me rappelle les articlesdans les journaux. On raconta même alors que son ballon lui avaitété volé par des espions allemands.

– Eh bien ! – reprit l’homme à la voix sourde – cetteattaque d’apoplexie fut la pire chose qui pût arriver à l’humanité.Car si M. Butteridge n’avait pas si brusquement trépassé…

– Personne ne sait son secret ?

– Pas une âme ! Son secret est enseveli avec lui à toutjamais. Son ballon, parait-il, s’est perdu en mer, avec tous lesplans. Il a coulé à fond, et les plans avec !

Un silence général fut le seul commentaire de ces paroles.

Avec des machines comme la sienne, nous pourrions lutter contreces aéroplanes asiatiques plus qu’à égalité. On surpasserait devitesse et l’on jetterait bas ces bourdonnants insectes rougespartout où ils se montreraient. Mais le secret est perdu et on n’aplus le temps de le réinventer. Il nous faut combattre avec lesarmes que nous avons, et les chances sont contre nous… Cela ne nousempêchera pas de nous défendre, assurément non… Mais, pensez donc,si on avait cette machine !

Bert tremblait violemment. Il éclaircit sa gorge enrouée.

– Mais, dites donc, je… je… – bégaya-t-il.

Personne ne faisait attention à lui, l’homme à la voix sourdeabordait un autre aspect du sujet.

La surexcitation de Bert s’aggravait. Il se leva, faisant avecses doigts une mimique simiesque.

– Écoutez, monsieur Laurier, – cria-t-il. – Écoutez !… Jevoudrais… À propos de la machine Butteridge…

M. Laurier, assis sur une table voisine, interrompit d’un gestemajestueux le discours de l’orateur.

– Écoutons ce qu’il a à dire, – ordonna-t-il.

L’assemblée tout entière comprit que quelque chose arrivait àBert : ou il étouffait, ou il devenait fou.

– Attendez un peu, – bredouilla-t-il, tremblant, et il sedéboutonnait, convulsivement.

Il défit son faux col, ouvrit sa vareuse et sa chemise. Puis ilplongea la main dans sa poitrine, et parut un moment vouloirs’arracher le foie. Pendant qu’il était aux prises avec desboutonnières, sur son épaule, on aperçut une étoffe peu ragoûtantequi était un plastron de flanelle rouge terriblement sale. Presqueaussitôt, en un décolletage inélégant, Bert se penchait au-dessusde la table, sur laquelle il étalait une liasse de plans.

– Les voilà, – balbutiait-il – les voilà, les plans ! Voussavez, les plans de M. Butteridge, de sa machine… Comment,mort ? C’est moi qui me suis envolé avec son ballon.

Pendant quelques secondes, les assistants restèrent silencieux.Leurs regards allaient des papiers à la face pâle de Bert et à sesyeux étincelants. Personne ne bougeait.

L’homme à la voix sourde fut le premier à prononcer une parole:

– L’ironie, la voilà, – fit-il sur un ton satisfait… l’ironiepure et simple. Les plans arrivent quand il est trop tard pour s’enservir !

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