La Guerre dans les airs

6.

Tom et Bert Smallways assistèrent tous deux à ce retour, de lacrête de Bun Hill, d’où ils avaient si souvent contemplé les feuxd’artifice du Palais de Cristal. Bert était surexcité, Tom restaitcalme et inerte, mais ni l’un ni l’autre ne se rendaient compte dubouleversement qu’allaient apporter à leurs existences lesconséquences de ce début.

– Peut-être que Grubb s’occupera davantage de sa boutique, àprésent, – observa Tom, – et qu’il jettera au feu son satanémodèle. Non pas que ça puisse nous tirer d’affaire, tant que nesera pas réglé le compte en retard avec Steinhart…

Bert était suffisamment clairvoyant et assez au courant desproblèmes de l’aéronautique pour comprendre que cette gigantesqueimitation d’une abeille allait, pour employer son expression, «flanquer des convulsions aux journaux ». Il fut évident lelendemain que, conformément aux prévisions de Bert, l’accès avaitété sérieux : en des pages noircies de clichés hâtifs, la prose descomptes rendus trépidait, et le haut des colonnes écumait de titresdélirants. Le surlendemain, ce fut pire, et, avant la fin de lasemaine, les journaux ne furent pas tant mis en vente que jetés àtravers les rues, avec des vociférations. Dans ce tumulte, dominaitseule l’exceptionnelle personnalité de M. Butteridge, avec lesconditions extraordinaires qu’il exigeait pour livrer le secret deson invention.

Car c’était un secret, qu’il gardait impénétrable par les moyensles plus astucieux. Dans la tranquille retraite des grands hangarsdu Palais de Cristal, il avait construit son appareil avec leconcours d’ouvriers indifférents et inattentifs. Le lendemain deson voyage dans les airs, il démonta tout seul la machine, et fitempaqueter certaines parties par des aides trop bornés pour êtrecapables de le trahir ; lui-même se chargea d’emballer avec unsoin particulier le moteur et les autres pièces mécaniques. Lescaisses dûment scellées furent expédiées dans toutes les directionsà divers garde-meubles. Il devint évident que ces précautionsn’avaient rien d’excessif, quand on vit M. Butteridge violemmentassailli de demandes de photographies et de renseignements au sujetde sa machine. Mais, satisfait d’avoir une fois mené à bien sadémonstration, l’aviateur prétendait garder son secret contre toutdanger de fuite. Il faisait face au public, à présent, avec cetteunique question : voulait-on, oui ou non, ce secret ? Citoyende l’Empire britannique, répétait-il à satiété, son premier et sondernier désir était de voir son invention devenir le privilège etle monopole de l’Empire ; cependant…

C’est là que commençait la difficulté.

On ne pouvait en douter, M. Butteridge était un hommesingulièrement affranchi de toute fausse modestie, et même, à vraidire, de toute modestie, quel qu’en fût le genre. Il accueillaitvolontiers les interviewers, répondait à leurs questions sur tousles sujets autres que l’aéronautique, prodiguait les opinions, lescritiques, les détails biographiques, distribuait les portraits etdocuments iconographiques concernant son individu, et usait de tousles moyens pour projeter sa personnalité sur l’horizon terrestre.Les effigies qu’on publia de lui soulignaient d’abord une immensemoustache noire et, en second lieu, derrière la moustache, un airfarouchement irascible. Pourtant, dans le public, on avaitl’impression que Butteridge était un homme de peu de poids.Personne de vraiment grand, sentait-on, n’aurait eu une expressionsi virulente et si agressive, bien qu’en réalité Butteridge eût unetaille de six pieds deux pouces (1, 88 m) et un poids exactementproportionnel. En outre, il était engagé dans une histoire d’amourde dimensions extravagantes et inaccoutumées et de conditionsirrégulières, et le public britannique, encore fort attaché ausouci du décorum, apprit avec alarme et répugnance que l’inventeurimposait comme une condition sine qua non à l’acquisition exclusivede l’inestimable secret de la stabilité aérienne, une interventionofficielle en faveur de la solution de cette affaire.

Les détails précis relatifs à cette liaison ne furent jamaisrévélés au grand jour ; on sut que la dame, apparemment parune magnanime inadvertance, avait perpétré la cérémonie du mariageavec « un putois abject », pour citer une expression inédite de M.Butteridge, et cette aberration zoologique avait d’une manièrevexatoire et légale ruiné ses chances sociales de bonheur. M.Butteridge s’obstinait à pérorer sur ce sujet, et, à la clarté detelles complications, à dépeindre les splendeurs morales etphysiques de la dame. Quel embarras, pour une presse qui a toujourspossédé un penchant considérable à la réticence et qui tenait, bienentendu, selon les usages modernes, à obtenir le plus possible dedétails, à condition qu’ils ne fussent pas immodérémentpersonnels ! Quel embarras, certes, de se heurterinexorablement au vaste cœur de M. Butteridge, de le voir ouvertgrâce à cette impitoyable autovivisection, et d’apercevoir sesfragments tressautants, ornés d’étiquettes emphatiques comme desoriflammes.

On s’y heurtait, et il n’y avait pas moyen d’éviter l’obstacle.M. Butteridge faisait battre et palpiter son terrifiant viscèredevant les journalistes épouvantés. Jamais aucun oncle n’astreignitaussi implacablement ses petits-neveux à écouter le tic-tac de sagrosse montre. Il triomphait de toutes leurs échappatoires et « seglorifiait de son amour », affirmait-il, en les obligeant à lenoter dans leurs carnets.

– Il s’agit là d’une affaire privée, monsieur Butteridge, –objectaient-ils.

– Mais l’injustice, monsieur, est publique. Peu m’importe dem’attaquer à des institutions ou à des individus, de m’en prendremême à tout l’univers ! Je plaide la cause d’une femme, d’unefemme que j’aime, monsieur… une noble femme incomprise etoutragée ! Je la défends, monsieur, et je la vengerai, contreles quatre vents du ciel ! – menaçait-il avec véhémence.

D’autres fois, il clamait à pleine voix : – J’aime l’Angleterre,mais le puritanisme, voyez-vous, je l’abhorre, il me donne lanausée, il me soulève le cœur. Prenez mon cas, par exemple…

Il se remettait à étaler impitoyablement son cœur, et celajusque sur les secondes épreuves de ses interviews. Si lesrédacteurs n’avaient pas suffisamment noté ses beuglements et sesgesticulations, il les insérait en marge, de sa grosse écritureécrasée, et en ajoutait beaucoup plus qu’ils n’en avaient omis.

La chose devenait étrangement délicate pour un journalistebritannique. Jamais il n’y eut problème à la fois aussi notoire etaussi dénué d’intérêt. Jamais le monde n’avait écouté avec moinsd’appétit et de sympathie l’histoire d’un amour malheureux. D’autrepart, la curiosité était extrême concernant l’invention de M.Butteridge. Mais quand on pouvait faire dévier un instantl’aviateur de la cause féminine dont il s’instituait le champion,il discourait le plus souvent avec des sanglots de tendresse dansla voix, sur sa mère et sur son enfance ; – sa mère quicouronnait une encyclopédie complète de vertus par cetteparticularité d’avoir été « en grande partie écossaise » ;elle n’était pas de race pure, mais presque.

– Tout ce qui est en moi, je le dois à ma mère, tout ! –proclamait-il. – Demandez-le à tous ceux qui ont accompli quelquechose, vous entendrez la même antienne tout ce que nous possédons,nous le devons à la femme. C’est elle qui est la race,monsieur ! L’homme, peuh !… un rêve, une illusion. Ilarrive et il passe ! C’est l’âme de la femme qui nous entraînetoujours plus loin et toujours plus haut !

Et il phrasait sans cesse sur ce ton-là.

On ne savait guère ce qu’il demandait au gouvernement pour sonsecret, ni ce qu’en dehors d’un paiement en argent il pensaitobtenir d’un État moderne pour son affaire de cœur. Lesobservateurs judicieux en concluaient qu’il ne proposait aucunmarché, mais qu’il profitait d’une occasion sans précédent pourbrailler et parader devant un public attentif. Des rumeurscoururent à propos de son passé. On raconta qu’il avait tenu unesorte d’hôtel borgne à Cape Town, où il avait eu pour locataire uninventeur nommé Palliser, jeune homme fort timide et sans amis. Ilavait assisté aux expériences de cet ingénieur qui, venud’Angleterre dans un état avancé de tuberculose, mourut bientôt,fournissant ainsi l’occasion à l’hôtelier de s’approprier lespapiers et les plans que personne ne réclamait. Ce fut là, tout aumoins, l’allégation émise par les journaux américains les plusaudacieux ; mais le public ne vit paraître à ce sujet nipreuve ni réfutation.

En outre, M. Butteridge s’engagea avec ardeur dans unenchevêtrement de réclamations concernant un grand nombre de prixen argent. Ces prix, dont quelques-uns remontaient à 1906, avaientété offerts pour récompenser les succès du vol mécanique. Àl’époque où M. Butteridge allait accomplir son exploit, quantité dejournaux, voyant le peu de risque couru par leurs confrères quidéjà s’étaient aventurés dans ces promesses, avaient offert depayer en certains cas des sommes absolument ruineuses ; parexemple, au premier aviateur qui irait de Manchester à Glasgow, oude Londres à Manchester, au premier qui franchirait en Angleterreune distance de cent ou de deux cents milles, etc. La plupartavaient hérissé leur donation de conditions ambiguës, et à présentils cherchaient à biaiser et refusaient de s’exécuter. Un ou deuxseulement payèrent sans discussion et appelèrent avec frénésiel’attention publique sur leur générosité. M. Butteridge se lançadans des polémiques et des litiges avec les récalcitrants, tout enentretenant une vigoureuse agitation et d’actifs pourparlers, afinde décider le Gouvernement à lui acheter son invention.

Pendant que tout ce bruit s’amplifiait, un fait, toutefois,demeurait fixe derrière les absurdes amours de Butteridge, derrièreses opinions politiques, sa personnalité, ses clameurs et sesvantardises, et ce fait, c’est que, pour la masse du public, ilrestait l’unique possesseur du secret qui permettrait de construirel’aéroplane pratique, et probablement donnerait à son acquéreurl’empire du monde. Bientôt, à la vive consternation de lamultitude, y compris entre autres M. Bert Smallways, il devintapparent que, de quelque façon qu’eussent été entamées lesnégociations pour l’acquisition de ce précieux secret par legouvernement anglais, il y avait des chances pour qu’ellesn’aboutissent jamais. Un grand quotidien de Londres jeta l’alarmeen publiant une interview sous ce titre terrifiant : « M.Butteridge dit ce qu’il pense ! » À la suite de quoil’inventeur, ou le prétendu tel, déversait sa rancœur.

– Je suis venu du bout de la terre (ce qui semblait confirmerl’histoire de l’hôtel mal famé de Cape-Town) pour apporter à mapatrie le secret qui lui assurera la suprématie universelle. Etqu’est-ce que j’obtiens en retour ? – une pause. – Jesuis bafoué par de vieux bonzes, par des mandarins périmés !…Et la femme que j’aime est traitée comme une pestiférée !… Jesuis citoyen de l’Empire Britannique ! – poursuivait-il en unsplendide transport, rétabli de sa main sur l’épreuve de l’article.– Mais la patience humaine a des limites. Il y a des nations plusjeunes, des nations vivantes, des nations qui ne se contentent pasde ronfler et de glousser apathiquement, en des paroxysmes depléthore, sur des lits de formalités et de bureaucratie. Il y a desnations où les gens ne seront pas assez présomptueux pour dédaignerl’empire du monde, dans le seul but de berner un inconnu etd’insulter une noble femme dont ils ne sont pas dignes de délacerles souliers. Il y a des nations qui ne restent pas aveugles devantla science, qui ne sont pas livrées pieds et poings liés à unesnobocratie efféminée et à des décadents dégénérés ! Bref,notez bien mes paroles : il y a d’autresnations !

C’est ce discours qui avait particulièrement impressionné BertSmallways.

– Si les Allemands ou les Américains mettent le grappinlà-dessus, – déclara-t-il d’un ton pénétré à son frère –l’Angleterre est fichue ! C’est réglé ! Le pavillon del’empire des mers ne sera plus qu’une loque, une chiffeinutile !

Pourriez-vous nous donner un coup de main, ce matin ? –s’enquit Jessica pendant le silence solennel qui suivit. – Ondirait que tout le monde, à Bun Hill, a besoin de pommes de terrenouvelles en même temps. Tom ne pourra pas faire la moitié deslivraisons.

– Nous vivons sur un volcan ! – reprit Bert, sans paraîtreavoir entendu. – À tout moment, la guerre peut éclater…, et quelleguerre !

Il hocha la tête avec une moue de mauvais augure.

– Il vaudrait mieux aller porter ce paquet-ci d’abord, Tom, –indiqua Jessica. Puis, se tournant résolument vers Bert : – Vousnous donnerez votre matinée, n’est-ce pas ?

Rien ne m’en empêche, – convint Bert – Ça va tout doucement à laboutique, ces jours-ci. Pourtant, tous ces dangers qui menacentl’Empire me tourmentent d’une manière effrayante !

– Ça se dissipera en travaillant, – fit Jessica.

Bientôt, Bert, ployé sous le fardeau des pommes de terre et despérils de l’Empire, se promena par un monde de changements et demerveilles, et son malaise se transforma rapidement en uneirritation très nette contre le poids et l’inélégance du sac depommes de terre, et en une conception fort précise du caractère desa belle-sœur, qu’il jugeait parfaitement détestable.

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