La Guerre dans les airs

5.

La nuit suivante, Smallways se réveilla dans les ténèbres. Uncourant d’air glaçait la cabine, et Kurt monologuait en allemand.Bert distingua sa silhouette contre la fenêtre ouverte.

– Qu’est-ce qu’il y a ? – demanda-t-il.

– Taisez-vous donc ! fit le lieutenant. – N’entendez-vouspas ?

Dans le silence monta le fracas d’un coup de canon, auquel troisautres répondirent bientôt en rapide succession.

– Le canon ! s’écria Bert, qui fut tout de suite aux côtésdu lieutenant.

Le dirigeable naviguait encore à une très grande hauteur et lamer était masquée par un léger voile de nuages. Le vent nesoufflait plus, et Bert, dans la direction qu’indiquait le doigt deKurt, entrevit vaguement, derrière le voile incolore, troissoudaines lueurs rouges, à quelque distance les unes des autres. Cefut chaque fois un éclat muet que suivit, alors qu’on nel’attendait plus, une sourde détonation. Kurt ne cessait demaugréer dans sa langue.

Un appel de clairon sonna. L’officier se redressa, en poussantune exclamation, et courut à la porte.

– Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il y a ? –interrogea Bert.

Le lieutenant s’arrêta un instant, éclairé de derrière par lalumière du corridor.

– Restez où vous êtes, Smallways. Restez et ne bougez pas. Labataille va s’engager, – expliqua-t-il, et il disparut.

Le cœur de Bert se mit à battre précipitamment. Il sentit que ledirigeable s’arrêtait au-dessus des navires combattants. Allait-ilfondre dessus, comme un faucon sur un passereau ?

De nouvelles détonations retentirent. Par la fenêtre, ilsurveilla les lueurs rouges qui ripostaient. Dans leVaterland, un silence soudain s’était fait, dont Bert futtout d’abord surpris ; puis il se rendit compte que lesmoteurs avaient ralenti leur marche et qu’on ne les entendaitpresque plus. Il se pencha hors de la fenêtre et il aperçut, dansl’aube glaciale, les autres dirigeables qui avaient aussi ralentileur allure.

Une soudaine sonnerie de clairon éclata, répétée tour à tour parchaque aéronat. Toutes les lumières s’éteignirent. La flotteaérienne devint une série de masses sombres contre le ciel d’unbleu intense où s’attardaient quelques étoiles. Longtemps, un tempsinterminable, sembla-t-il, l’aéronat demeura immobile. Enfin Bertdiscerna le sifflement de l’air que l’on pompait dans lesballonnets, et lentement le Vaterland descendit.

Bert tendit la tête au-dehors tant qu’il put, sans réussir àvoir si le reste de la flotte les suivait. Le renflement descompartiments à gaz obstruait le champ visuel. Quelque chose danscette descente furtive surexcitait l’imagination de Bert.L’obscurité s’épaissit, la dernière étoile disparut à l’horizon :le ballon atteignait la couche des nuages. Au-dessous, les contoursse précisèrent, les reflets devinrent des flammes ; leVaterland fit halte, observant sans être observé,immobile, au-dessous d’un plafond de nuées, à une hauteur d’unmillier de pieds environ.

Pendant la nuit, la bataille navale et la poursuite étaiententrées dans une phase nouvelle. Très habilement, les Américainsavaient rapproché les extrémités de leur ligne de marche ets’étaient formés en colonne, au sud de la flotte dispersée desAllemands. Puis, avant le jour, ils avaient viré de bord et mis lecap, en ordre serré, sur le nord, avec l’idée de passer à traversla ligne de bataille allemande et de tomber sur le convoi deravitaillement qui se dirigeait vers New York. La situation avaitchangé, depuis que les adversaires étaient entrés en contact. Àprésent, l’amiral américain O’Connor était informé de l’existencedes dirigeables, et il ne s’inquiétait plus de Panama, d’où onl’avait prévenu que la flottille de sous-marins était arrivée etque le Delaware et l’Abraham Lincoln, deux desplus récents et des plus puissants cuirassés, étaient signalés àRio Grande, sur la côte du Pacifique, à l’extrémité du canal.Cependant, sa manœuvre fut retardée par une explosion de chaudièresà bord du Susquehanna. À l’aube, ce bâtiment se trouva envue, et bientôt si près du Bremen et du Weimarque l’action s’engagea instantanément, et que, devant l’alternativede laisser le navire soutenir seul la lutte ou de risquer uneattaque générale, O’Connor prit ce dernier parti. Ce n’était pas, àcoup sûr, une résolution désespérée. Bien que plus nombreux et pluspuissants, les Allemands s’échelonnaient sur une distance de plusde quarante-cinq milles : avant qu’ils pussent se rassembler, lacolonne compacte des sept vaisseaux américains avait des chancespour les mettre un à un hors de combat.

Le jour se leva, gris et nuageux, et ni le Bremen ni leWeimar s’étaient rendu compte qu’ils avaient à affronterd’autres cuirassés que le Susquehanna, quand, tout à coup,l’escadre entière surgit à une distance d’un mille et fonça sureux. Telle était la situation, lorsque le Vaterlandapparut dans le ciel. Les lueurs rouges que Bert avait entrevuesprovenaient de l’infortuné Susquehanna, que l’incendiedévorait à l’avant et à l’arrière, mais qui se défendait encoreavec deux de ses canons, en naviguant lentement vers le sud. LeBremen et le Weimar, tous deux atteints en diversendroits, s’éloignaient dans la direction du sud-ouest. Guidée parle Theodore-Roosevelt, la flotte américaine passaderrière eux, chaque unité leur envoyant successivement quelquesprojectiles, et les séparant du Fürst-Bismark,qui avançait à toute vitesse, venant de l’ouest.

Bert ignorait les noms de ces navires, et, longtemps, à vraidire, trompé par les évolutions des combattants, il prit lesAméricains pour les Allemands et vice versa. Il observa une colonnede six vaisseaux de guerre lancés à la poursuite de trois autres,au secours desquels un nouveau venu accourait, mais le fait que leBremen et le Weimar se mirent à tirer sur leSusquehanna bouleversa toutes ses supputations. Puis, unbon moment, il fut absolument désorienté. Le fracas des canons ledéroutait aussi ; ils ne semblaient plus détoner avec un éclatassourdissant ; c’était une explosion nette, sèche et, àchaque jet de flammes, Bert sentait son cœur bondir dans l’attentedu choc imminent. De plus, il voyait ces cuirassés, non plus deprofil comme sur les images, mais de plan et curieusement aplatiset raccourcis. Sur la plupart, les ponts étaient déserts, mais parendroits de petits groupes d’hommes s’abritaient derrière desbastingages d’acier. Les longs nez agités des grands canonslançaient des éclairs transparents, et, sur les flancs, l’activitédes pièces à tir rapide retenait surtout l’attention. Les bâtimentsaméricains, mus par des turbines à vapeur, avaient de deux à quatrecheminées ; les bâtiments allemands, munis de moteurs àexplosion qui faisaient un ronflement extraordinaire, flottaientbeaucoup plus affaissés, sur l’eau. Les bateaux américains, à causede leur système de propulsion, étaient plus larges et d’un contourplus gracieux.

Ces navires aplatis combattaient avec toute leur artillerie,secoués par d’immenses vagues basses, sous la clarté froide etnette de l’aube. Et le spectacle se déplaçait selon le largebalancement rythmique du dirigeable.

De toute la flotte aérienne, seul le Vaterland entra enscène. Il plana au-dessus du Theodore-Roosevelt,réglant sa vitesse sur celle du cuirassé, dont toutes les machinesdonnaient à pleine puissance et dont l’équipage pouvait parintermittence entrevoir l’ennemi à travers le voile mouvant desnuages. Le reste des aéronefs allemands demeurait au-dessus de lacouche opaque, à une hauteur de six à sept mille pieds,communiquant avec l’aéronat de l’état-major au moyen de latélégraphie sans fil, mais évitant de s’exposer à l’artillerienavale.

On ignore exactement à quel moment les infortunés Américainsconstatèrent la présence de cet élément nouveau dans la lutte.Aucun récit de cet épisode n’a survécu. Nous ne pouvons que nousimaginer du mieux que nous pourrons quelle dut être l’impression dumarin tout absorbé par la bataille lorsque, levant soudain lesyeux, il découvrit au-dessus de sa tête cette gigantesque formemuette, de dimensions plus vastes que celles d’aucun cuirassé, avecen poupe un immense pavillon allemand. Bientôt, à mesure que leciel s’éclaircit, des monstres identiques apparurent de plus enplus nombreux, et, dédaigneux de toute artillerie et de toutblindage, accordèrent leur allure pour suivre les navires quicombattaient.

Pas une fois on ne tira le canon contre le Vaterland,mais on essaya de quelques coups de fusil, et c’est seulement parun hasard malchanceux qu’un homme fut mortellement atteint à borddu dirigeable, qui, du reste, ne prit de part directe au combat quevers la fin. Le Vaterland planait au-dessus de la flotteaméricaine, destinée à périr, tandis que le Prince dirigeait par latélégraphie sans fil les mouvements de ses conserves. Pendant cetemps, le Vogeistern et le Preussen, remorquantchacun une demi-douzaine de Drachenflieger, voguaient àtoute vitesse et descendaient, à travers les nuées, à cinq millesen avant des premiers vaisseaux américains. Immédiatement, leTheodore-Roosevelt pointa sur eux les gros canonsde sa tourelle d’avant, mais les obus éclatèrent bien au-dessous duVogeistern. Aussitôt une douzaine deDrachenflieger se détachèrent des dirigeables et partirentà l’attaque.

Bert, le buste à demi sorti de la fenêtre de sa cabine, assistaà cette première rencontre de l’aéroplane et du cuirassé. Lesbizarres Drachenflieger allemands, avec leur uniquepilote, leurs grandes ailes plates, leur tête carrée, leur carcassemunie de roues, avaient pris leur essor comme un vol d’oiseaux.

– Nom de nom ! – s’écria Bert.

Vers la droite, l’un des aéroplanes piqua follement du nez, seredressa presque perpendiculairement, explosa avec un bruit énormeet s’abîma en flammes dans la mer. Un autre descendit plongerobliquement dans les flots et se brisa en mille morceaux au momentoù il frappa la surface. Au-dessous, sur le pont duTheodore-Roosevelt, des êtres humains minuscules,raccourcis au point qu’on ne distinguait que leur tête et leurspieds, se précipitaient en tous sens et épaulaient des armes pourtirer sur les assaillants. Le Drachenflieger le plusrapide passa au-dessus du cuirassé américain et laissa tomber surla tourelle d’avant une bombe qui éclata avec un fracas terribleauquel répliqua une volée de coups de fusil. Les pièces à tirrapide se mirent de la partie, et au même instant le cuirasséallemand Fürst-Bismarck logeait un obus dans lesblindages de son adversaire. Un second et un troisième aéroplaneglissèrent au-dessus du vaisseau américain en lui jetant desbombes ; un quatrième, dont le pilote avait été atteint parune balle, culbuta et s’abattit entre les cheminées déchiquetées dunavire et les arracha en sautant lui-même. Bert eut le tempsd’entrevoir la petite forme noire du pilote lancé hors de samachine démolie, et retombant comme un paquet flasque, anéantiaussitôt dans le flamboiement furieux de l’explosion.

Une autre explosion se produisait au même instant à l’avant duvaisseau amiral américain ; un énorme fragment de métal s’endétachait, allait s’engloutir dans les flots en projetant deshommes de tous côtés et laissant une cavité béante dans laquelle unaéroplane fit choir promptement une bombe enflammée.

Alors, avec une cruelle netteté, dans l’impitoyable clarté dujour qui grandissait, Bert aperçut une multitude de menusanimalcules convulsivement actifs dans le sillage écumant duTheodore-Roosevelt. Qu’était-ce ? Deshommes ? Impossible !… Ces petites créatures mutilées sedébattant dans les remous déchiraient de leurs doigts crispés l’âmede Bert.

– Mon Dieu !… mon Dieu !… – pleurnichait-il.

Bientôt il n’y eut plus rien, et la proue noire del’Andrew-Jackson, défiguré par la dernière bordéedu Bremen qui sombrait, sépara en deux longues vaguessymétriques les eaux qui avaient englouti les naufragés. Haletantd’horreur, Bert, un instant aveuglé par les larmes, ne discernaplus rien de cette désolation.

Tout à coup, avec un fracas formidable, dans lequel, pour ainsidire, se confondit un éparpillement de détonations moindres, leSusquehanna, dérivant à trois milles vers l’est, sauta etdisparut brusquement dans un bouillonnement de flots en furie.Pendant un moment, ce ne fut qu’un chaos liquide qui éructait, enun tumulte ininterrompu, de la vapeur, de l’air, du pétrole, desmorceaux de métal et de bois, et aussi des hommes.

La catastrophe produisit comme un arrêt dans la bataille, etl’arrêt sembla fort long à Bert. Il chercha des yeux lesDrachenflieger. Les débris de l’un d’eux flottaient par letravers du Monitor ; plusieurs avaient disparu, lançant aupassage des bombes sur la colonne des cuirassés américains :d’autres, apparemment indemnes, étaient tombés à l’eau ; troisou quatre évoluaient encore dans les airs, décrivant à présent devastes cercles pour regagner leur dirigeable. Les cuirassésaméricains n’étaient plus en formation de colonne ; leTheodore-Roosevelt, très endommagé, filait versle sud-est, et l’Andrew-Jackson, fortementdélabré, sans cependant qu’eussent souffert ses organes essentiels,se risquait entre le vaisseau amiral et le Fürst-Bismarkpour intercepter le feu de ce cuirassé ennemi encore intact. Versl’ouest, l’Hermann et le Germanicuss’approchaient, prêts à prendre part au combat.

Après le désastre du Susquehanna, Bert perçut un bruitsemblable au grincement d’une porte mal huilée : c’était lesacclamations répétées de l’équipage duFürst-Bismarck.

Semblant répondre à ces clameurs, le soleil apparut, les eauxsombres devinrent lumineusement bleues et un torrent de clartédorée inonda le monde, – ce fut un sourire soudain dans une scènede carnage et d’horreur. Comme par magie, le voile des nuagess’était évanoui, et le ciel révélait toute la flotte aérienneallemande, qui s’abattait de conserve sur sa proie.

Les canons se remirent à tonner, mais les cuirassés n’étaientpas construits pour résister à des assaillants tombant du zénith.Les volées de mousqueterie dirigées sur les aéronats demeurèrentsans effet, à part quelques balles qui tuèrent ou blessèrent parhasard une douzaine d’hommes. L’escadre américaine était dispersée: le Susquehanna avait coulé ; leTheodore-Roosevelt, épave surchargée dedécombres, son artillerie hors de combat, ne gouvernait plus, et leMonitor était visiblement démantelé. Ces deux derniersavaient cessé le feu, de même que le Bremen et leWeimar, de sorte que les quatre vaisseaux restaient àportée de canon les uns des autres, en une trêve involontaire, avecchacun son pavillon hissé à l’arrière. Seuls, maintenant, quatrecuirassés américains, l’Andrew-Jackson en tête, cinglaientà toute vapeur vers le sud-est. LeFürst-Bismarck, l’Hermann et leGermanicus leur donnaient parallèlement la chasse, lescriblant d’obus. À ce moment, le Vaterland s’élevalentement dans les airs, préparant le dénouement du drame.

Rangés en file, une douzaine de dirigeables se lancèrent sanshâte, mais de toute la puissance de leurs moteurs, à la poursuitede la flotte ennemie. Jusqu’à ce qu’ils l’eussent rattrapée, ilsplanèrent à une hauteur de deux mille pieds. Alors, descendantrapidement et prenant une vitesse un peu plus grande que celle desnavires, le premier aéronat déversa sur le pont légèrement blindédu dernier cuirassé une pluie de bombes qui le transforma en unfoyer crépitant. Ainsi les monstres volants passèrent l’un aprèsl’autre au-dessus de leurs cibles échelonnées, et chacun d’euxaggrava les dégâts qu’avait causés son prédécesseur. Les artilleursaméricains se turent, à part quelques héroïques obstinés, et lesbâtiments continuèrent à naviguer à toute allure, tenaces,sanglants, déchiquetés, indomptables, crachant des volées de ballescontre leurs assaillants aériens, et canonnés sans pitié par lescuirassés allemands. Mais Bert n’entrevoyait plus l’escadre desÉtats-unis que par intermittence, entre les masses énormes desdirigeables qui s’acharnaient sur elle.

Soudain, il remarqua que, la bataille reculant dans le lointain,les proportions des combattants diminuaient et le vacarmes’assourdissait : le Vaterland s’élevait dans les airs,sans bruit et régulièrement. Bientôt, la déflagration des canonscessa de se répercuter dans sa poitrine et ne parvint plus à sonoreille qu’atténuée par la distance ; les quatre vaisseauxmuets n’étaient plus, à l’est, que de gros points sombres… maisétaient-ils bien quatre ? Bert parcourut l’horizon et nediscerna plus, dans une traînée de soleil, que trois de ces épavesfumantes. Le Bremen avait mis à l’eau deux embarcations.Le Theodore-Roosevelt descendait aussi descanots, où de minuscules objets, ballottés par les larges vagues del’océan, essayaient de grimper.

Tout ce tumulte impétueux dérivait vers le sud-est, de plus enplus réduit pour la vue et pour l’ouïe. L’un des aéronats,incendié, reposait sur les flots, monstrueuse fournaise de flammes,et, à l’horizon, au sud-ouest, surgirent l’un après l’autre troiscuirassés allemands, accourant de toute la puissance de leursmachines pour renforcer la première escadre.

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