La Guerre dans les airs

5.

Quand il fut persuadé qu’aucun péril ne le menaçait plus, Bertse risqua davantage à découvert, et il constata qu’un vifengagement se poursuivait entre les aéronautes asiatiques et lessoldats du génie allemand qui avaient pris possession de la cité.Pour la première fois, au cours de cette guerre, il assista à uncombat tel qu’il se le représentait d’après les journaux illustrésde sa jeunesse. Il lui sembla que les choses redevenaient normales,lorsqu’il vit les combattants, le fusil en main, courir d’un abri àun autre. La première troupe d’aéronautes s’était attenduevraisemblablement à trouver la ville déserte. Ils avaient atterridans un endroit exposé et ils se dirigeaient vers les usinesélectriques de force motrice, quand une soudaine volée de ballesles désillusionna. Trop éloignés de leurs machines, ilss’éparpillèrent sur la berge en contrebas, d’où ils déchargèrentleurs mousquets contre les hôtels et les ateliers voisins.

Une seconde file d’aéroplanes rouges surgit, au-dessus des toitset hors de la brume, dans la direction de l’est, et s’avança en unelongue courbe, comme pour observer la position. La fusillade desAllemands devint assourdissante : l’un des appareils se cabraviolemment et alla s’écraser sur les maisons. Les autres, planantcomme de grands oiseaux, se posèrent sur la terrasse de l’usine et,de chacun, s’élança une agile petite forme qui bondit vers leparapet.

D’autres oiseaux aux ailes battantes, que Bert n’avait pas vusarriver, fondirent du ciel dans la mêlée. Le crépitement des coupsde fusil lui remémora les manœuvres d’armée, les descriptions debatailles dans les journaux, tout ce qui s’adaptait correctement àsa conception de la guerre.

Un essaim d’Allemands se replia à toutes jambes. Deux tombèrent,l’un qui demeura immobile, l’autre qui s’agita dans des contorsionsconvulsives. Sur l’hôtel, où Bert avait aidé à transporter lesblessés du Zeppelin, fut hissé soudain le drapeau de laCroix-Rouge.

Évidemment, malgré son apparence paisible, la ville recélait unemultitude d’Allemands, qui se concentraient autour de l’usinecentrale. De quelle quantité de munitions disposaient-ils ? sedemanda Bert. Les aéroplanes asiatiques accouraient de plus en plusnombreux à la rescousse : ayant achevé d’anéantir les infortunésDrachenflieger, ils cherchaient à s’emparer du parcaéronautique ébauché par les Allemands et à se rendre maîtres deleur base stratégique, autour des stations électriques et desgénérateurs à gaz. Une partie d’entre eux atterrissaient : lesaviateurs alors se transformaient en redoutables fantassins et sejoignaient à la ligne des tirailleurs, d’autres planaient au-dessusdu combat et massacraient au passage les ennemis qui s’exposaient àleur tir. La fusillade s’exaspérait par intermittence : après uneaccalmie, les salves éclataient en un grondement croissant quis’apaisait vite. Deux ou trois monoplans, décrivant, parcirconspection, un cercle plus élargi, vinrent passer au-dessus del’île, et Bert, blotti dans son fourré, trembla de tous sesmembres.

De temps à autre, une assourdissante détonation se mêlait aufracas de la mousqueterie, pour rappeler à Bert que la lutte sepoursuivait entre les dirigeables, mais le combat plus procheaccaparait toute son attention.

Tout à coup quelque chose dégringola du zénith, quelque chosequi ressemblait à un baril ou à un énorme ballon de football. Celas’écrasa, avec une explosion formidable, au milieu des aéroplanesasiatiques abandonnés sur le gazon auprès du fleuve. Les débris desappareils furent projetés en tous sens au milieu de branchesd’arbres, de tourbillons de gravier et de masses de terre. Lesaéronautes, dissimulés contre la berge, furent renversés, et unetrombe d’air vint agiter la surface de l’eau.

Les fenêtres de l’hôtel-hôpital, qui, l’instant d’avant,reflétaient le ciel bleu sillonné d’aéronats, ne furent plus quedes trous noirs.

Bang !… Une seconde chute !… Bert leva la tête et ileut l’impression qu’une infinité de monstres descendaient, comme unvol de vastes couvertures que le vent gonfle, comme un tasd’énormes couvercles plats. L’enchevêtrement de la mêlée aériennes’abaissait en tournant, comme pour se mettre en contact avec labataille qui se livrait à terre. Les dirigeables firent alors uneffet tout nouveau : ces gigantesques masses glissaient obliquementvers l’île, augmentant de volume à chaque instant, jusqu’à faireparaître petites les maisons de la rive, étroites les cataractes,insignifiant le pont et minuscules les combattants. En même temps,ce fut un tumulte d’appels, de cris, de craquements, de chocs, deronflements et de détonations. L’on aurait aisément pu s’imaginerque ce que l’on voyait s’envoler dans les airs étaient des touffesde plumes arrachées aux aigles noirs qui ornaient la proue desaéronats du Prince.

Quelques-uns des cylindriques approchèrent jusqu’à moins de cinqcents pieds du sol. Bert distingua facilement, sur les galeries,des soldats allemands qui épaulaient leurs carabines, et desAsiatiques cramponnés aux suspentes ; un aéronaute revêtu ducostume d’aluminium des scaphandriers tomba, la tête la première,dans le fleuve.

Pour la première fois aussi, Bert voyait de près les dirigeablesasiatiques. Vus d’en bas, ils lui rappelaient, plus qu’autre chose,de gigantesques raquettes avec des hachures en blanc et noir. Ilsn’avaient pas de galeries extérieures, mais, par de petitesouvertures, sur la ligne médiane, on apercevait des têtes d’hommeset des canons de fusils. Ces monstres combattaient évoluant en delongues courbes ascendantes et descendantes. On eût dit des nuagesqui luttaient, d’immenses baudruches qui essayaient des’assassiner, en se poursuivant et en tournant les unes autour desautres ; un instant la scène fut plongée dans une demiobscurité fumeuse, à travers laquelle passaient des faisceaux derayons solaires. Les aéronats s’éparpillaient et se rapprochaient,s’écartaient encore et s’élançaient à l’attaque, en virantau-dessus des rapides, en s’éloignant vers le territoire canadien,et en revenant au-dessus des cataractes. Un colosse germanique pritfeu et la masse des autres s’écarta de lui et se dispersa pour lelaisser aller choir sur la rive canadienne, où il fit explosion entouchant terre. Puis le tumulte recommença et la lutte reprit. À unmoment, un bruit d’acclamations lointaines s’éleva de la cité. Unsecond dirigeable allemand était en flammes, et un troisième,grièvement endommagé par la proue d’un antagoniste, partit à ladérive dans la direction du sud.

De toute évidence, les Allemands avaient le dessous dans cettelutte inégale ; de plus en plus harcelés, ils semblaientcombattre à présent dans le seul but d’assurer leur fuite. LesAsiatiques voltigeaient autour et au-dessus d’eux, éventraient lescompartiments, incendiaient les enveloppes, abattaient un à un leshommes qui luttaient contre les flammes ou qui tentaient de réparerles déchirures. La bataille recula peu à peu jusqu’au-dessus de laville, et soudain, comme à un signal donné, les Allemands, qui neripostaient plus utilement, se dispersèrent dans toutes lesdirections. Aussitôt les Jaunes gagnèrent une altitude plus élevéeet se lancèrent à leur poursuite. Seul, un groupe resta aux prisesavec une douzaine d’aéronats japonais acharnés après leHohenzollern qui, sous les ordres du Prince, s’obstinait à défendrela position conquise.

De nouveau, le combat dériva vers la rive canadienne, par-dessusl’étendue du fleuve, et s’éloigna vers l’est, jusqu’à devenirconfus. Puis, il vira de bord, et, avec de grands bonds précipités,il revint vers Bert tout ahuri.

Se détachant en noir contre le soleil, au-dessus du gouffreaveuglant des Upper Rapids, il alla, une fois de plus, comme unnuage orageux, obscurcir le ciel. Les dirigeables asiatiques,larges et plats, se maintenaient au-dessus et en arrière del’ennemi et lançaient dans ses compartiments et sur ses flancsd’incessantes volées de projectiles qui ne provoquaient aucuneriposte. Comme un essaim de guêpes furieuses, les aéroplanesjaponais accablaient les vaincus. Barrant l’horizon, lesadversaires s’approchaient de plus en plus, et soudain deuxallemands opérèrent une brusque glissade inclinée, puis remontèrentpromptement. Mais le Hohenzollern avait trop souffert pourse risquer à en faire autant. Il leva faiblement le nez et pivotasubitement comme pour quitter la mêlée ; des flammes surgirentà l’avant et à l’arrière, et il descendit se poser obliquement surle fleuve ; il rebondit et retomba à plusieurs reprises avecd’énormes éclaboussements, se couchant tantôt sur un côté tantôtsur l’autre, et suivit le courant : il roulait, clapotait,barbotait comme un monstre vivant, s’arrêtait, repartait, avec sonhélice tordue qui continuait à tourner dans l’air. Aux jets deflammes se mêlèrent des nuages de vapeur : le désastre avait desproportions gigantesques. Comme une île aux falaises escarpées, ledirigeable, entouré de fumée, se disloquant, se fripant, sedégonflant, avançait, à travers les rapides, vers le fourré où Bertse tenait caché. Un aéronat asiatique, que, d’en bas, Bert putcomparer à trois cents mètres carrés de carrelage, tourna plusieursfois en circuit au-dessus de la colossale épave, et cinq ou sixaéroplanes cramoisis, dansant comme de grands moucherons au soleil,vinrent constater le naufrage, avant de rejoindre le gros del’escadre qui, toujours combattant, s’élevait au-dessus de l’île,dans un crescendo affolant de détonations, de clameurs et decraquements. La vue était obstruée par les feuillages ;quelque chose s’abattit bruyamment au milieu des arbres, derrièreBert, qui oublia bientôt la suite de la bataille pour observerl’approche du dirigeable vaincu.

Il parut un moment qu’à la pointe où les eaux se séparent, leHohenzollern allait se rompre en deux ; mais alorsl’arrière s’abaissa et l’hélice, dont l’extrémité des branches àprésent frappait l’eau, envoya l’épave vers la rive américaine. Lecourant torrentueux qui se précipitait en écumant vers la cataractel’entraîna, et, une minute après, l’immense débris, d’où desflammes jaillirent encore en trois nouveaux endroits, s’écrasaitcontre le pont reliant Goat Island à la ville de Niagara, etbrandissait, pour ainsi dire, un bras fracassé sous la travéecentrale. Les compartiments médians de l’aéronat firent explosion,le pont sauta, et la masse naufragée, comme un grotesque estropiéen haillons, chancela sur la crête de la chute, hésita devant lesuicide, et disparut dans un saut désespéré.

Son avant détaché resta coincé contre la petite île qui formecomme un marchepied entre la berge opposée et les bois de GoatIsland.

Bert avait suivi les péripéties de la catastrophe, depuis laséparation des eaux jusqu’à la culée du pont. Puis, sans se soucierde l’aéronat asiatique, qui planait comme un immense toit sans mursau-dessus du pont suspendu, il partit à toutes jambes vers la rivenord de l’île et déboucha en face de Luna Island, sur lepromontoire rocheux qui commande la cataracte américaine. Horsd’haleine, il demeura debout devant l’éternel et assourdissanttumulte.

Tout en bas, il distingua une sorte d’immense sac vide quitourbillonnait dans les remous, en descendant rapidement la gorge.Et cela représentait, pour lui, la flotte aérienne allemande, Kurt,le Prince, l’Europe, toutes les choses stables et familières, lesforces qui l’avaient entraîné, les forces qui lui avaient sembléindiscutablement devoir être victorieuses. Le sac vide s’abîmaitdans les rapides, en abandonnant le monde à l’Asie, aux peuplesjaunes, à tout ce qui était terrible et étrange.

Loin, très loin, au-dessus du territoire canadien, le reste dela mêlée reculait, et fut bientôt hors de vue…

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