La Guerre dans les airs

3.

Pendant toute une période, la motocyclette accapara à tel pointl’esprit de Bert qu’il resta indifférent au nouveau genred’exercice et de délassement que recherchait l’impatiencehumaine.

Il ne s’aperçut pas que le type de l’automobile, comme celui dela bicyclette, se fixait, en perdant ses caractéristiquesaventureuses. À vrai dire, – fait exact autant qu’inattendu, – cefut Tom qui constata le premier la manifestation nouvelle del’esprit inquiet de l’homme. Les soins de son jardin le rendaientattentif à surveiller le ciel ; la proximité de l’usine à gazet du Palais de Cristal, où avaient lieu de continuellesascensions, et aussi les avalanches de lest dans ses carrés depommes de terre, conspirèrent pour révéler à son espritrécalcitrant que la Déesse de l’Innovation tournait vers les cieuxsa fantaisie perturbatrice. L’engouement pour l’aéronautiquecommençait.

Grubb et Bert en entendirent parler d’abord dans unmusic-hall ; puis le cinématographe confirma la rumeur ;enfin l’imagination de Bert fut stimulée par la lecture d’uneédition populaire des Pirates aériens. Au début, la preuve la plusostensible de cette nouvelle vogue fut la multiplication desballons. Le ciel, au-dessus de Bun Hill, en fut véritablementinfesté. Pendant les après-midi du mercredi et du samedi, enparticulier, on ne pouvait lever les yeux sans à tout momentapercevoir un ballon. Un beau jour, Bert, qui roulait vers Croydon,fut arrêté par la soudaine apparition, au-dessus du parc du Palaisde Cristal, d’un monstre énorme en forme de traversin. Il freina,coupa l’allumage, mit pied à terre et regarda. C’était un traversinau nez cassé, pour ainsi dire, avec, au-dessous, et relativementexiguë, une carcasse rigide portant un homme et un moteur ; àl’avant, une hélice tournait en ronflant, et une sorte degouvernail en toile s’agitait à l’arrière. La nacelle avait l’airde traîner le cylindre récalcitrant, à la façon dont un vaillantpetit terrier remorquerait un timide éléphant. À n’en pas douter,ce couple monstrueux gouvernait à son gré tous ses mouvements. Ils’éleva à la hauteur de plus de trois cents mètres, mit le cap versle sud, disparut derrière les collines, reparut très loin dansl’est, comme une petite silhouette bleue, poussée à toute vitessepar une brise du sud-ouest, revint au-dessus des tours du Palais deCristal, décrivit quelques cercles, choisit un lieu propice pourdescendre et sombra hors de vue.

Bert soupira profondément, et enfourcha sa motocyclette.

Ce ne fut que le commencement d’une succession d’étrangesphénomènes dans le ciel : cylindres, cônes, monstres en forme depoire, et même à la fin un appareil en aluminium qui scintillaitd’éblouissante façon, et que Grubb, par une analogie avec lesarmures du moyen âge inclinait à prendre pour une machine deguerre. Et bientôt, on parvint réellement à voler.

Cependant, rien de ces expériences n’était visible de Bun Hill.Elles se poursuivaient dans des enclos réservés et sous desconditions spéciales, de sorte que Grubb et Bert Smallways nefurent renseignés que par la page illustrée de leur journal à unsou, et par le cinématographe. De tous côtés, ils en entendaientparler, et chaque fois que, dans un lieu public, quelqu’undéclarait à haute voix, d’un ton assuré et confiant : « C’est forcéqu’ils y arrivent ! » il y avait dix chances contre une qu’ils’agit de vol aérien. Un beau jour, Bert transforma un couvercle decaisse en un écriteau que Grubb accrocha à la devanture, avec cetteinscription :

« Construction et Réparation d’Aéroplanes. »

Tom en fut bouleversé ; il lui sembla que c’était un manquede respect, mais la plupart des voisins et tous ceux qu’intéressaitle sport approuvèrent cette idée, qu’ils jugeaient excellente.

On ne parlait que de s’élancer dans les airs et tout le mondeaffirmait : « C’est forcé qu’on y vienne ! » mais on n’yvenait pas sans anicroches. On volait certes, et dans des machinesplus lourdes que l’air, mais il y avait aussi les chutes où parfoisle moteur se brisait et parfois l’aéronaute, souvent les deux à lafois. Les appareils s’élevaient assez bien et volaient pendantquelques kilomètres, mais ils reprenaient rarement terre sansqu’une partie quelconque se disloquât. Il ne semblait guèrepossible de s’y fier entièrement. Un vent trop fort ou untourbillon près du sol risquait de tout culbuter, quand ce n’étaitpas une seconde de distraction de la part de l’aviateur. Et lesengins chaviraient aussi, tout simplement, sans raisonapparente.

– C’est du côté de la stabilité que ça pèche ! – certifiaitGrubb, répétant son journal. – Ils piquent du nez jusqu’à ce qu’ilsse le cassent.

Les expériences se poursuivaient avec des alternatives detriomphe et de désastre. Après chaque insuccès, le public et lesjournaux se lassaient des coûteuses reproductions photographiqueset des rapports exagérément optimistes. On se désintéressa quelquepeu de l’aviation et l’on pratiqua moins les ascensions ensphériques. Pourtant ce sport n’était pas complètement délaissé eton continuait à emporter des provisions de sable pour les déversersur les pelouses et les plates-bandes des paisibles citoyens. Tomse rassura tout au moins en ce qui concernait l’aéroplane. Il estvrai qu’à ce moment les applications du monorail se multipliaient,et l’anxiété de Tom n’était détournée des hauteurs de l’empyrée quepar des menaces plus immédiates et des symptômes d’innovations plusrapprochées du sol.

Depuis plusieurs années, il avait beaucoup été question dumonorail. Mais le mal commença vraiment lorsque Brennan présentaaux divers corps savants d’Europe son monorail à wagongyroscopique. Ce fut la grande vogue de 1907, et la salle dedémonstration de la Société Royale fut trop petite pour le nombredes curieux. Des soldats glorieux, des sionistes fameux, desromanciers illustres, et de fort nobles dames, s’étouffaient dansl’étroit couloir, enfonçaient des coudes distingués dans des côtesque l’univers eût été désolé de savoir broyées ; et tout cemonde s’estimait favorisé s’il apercevait « juste un petit bout derail ». D’une voix imperceptible, mais persuasive, le grandinventeur exposait sa découverte, et il lançait son obéissantmodèle réduit des trains de l’avenir sur des rampes, des courbes,et des affaissements arqués. Le wagon, simple et pratique, couraitsur son unique rail ; il s’arrêtait, faisait marche arrière,restait sur place, avec un équilibre parfait et stupéfiant, qu’ilconservait au milieu d’un tonnerre d’applaudissements. La foule sedispersait enfin, chacun discutant jusqu’à quel point on aimeraittraverser un abîme sur un câble d’acier.

– Supposez que le gyroscope s’arrête !

Bien peu soupçonnaient ce que le monorail de Brennan allaitfaire pour la sécurité des transports et jusqu’à quel point ilallait métamorphoser la face du monde.

Quelques années plus tard, on fut à même de mieux s’en rendrecompte. Bientôt, personne ne s’effraya plus de traverser un abîmesur un câble ; le monorail remplaça les lignes de tramways oude chemins de fer et toutes les formes de voies pour locomotionmécanique. Quand le prix du terrain le permettait, on posait lerail sur le sol, autrement on l’élevait sur des armatures defer ; les wagons, rapides et commodes, sillonnaient le pays entous sens et rendaient les mêmes services que les moyens detransport de jadis.

Quand le vieux Smallways mourut, Tom ne trouva rien de pluscaractéristique, en guise d’oraison funèbre, que ces mots :

– Au temps où il était enfant, rien ne dépassait la hauteur denos cheminées ; on ne voyait ni un rail ni un câble dans leciel !

Le vieux Smallways roula jusqu’à sa dernière demeure sous unréseau complexe de fils et de câbles, car Bun Hill à présent étaitnon seulement un centre de distribution d’énergie motrice, – avecune station génératrice et des transformateurs tout auprès del’ancienne usine à gaz, – mais aussi un important point de jonctiondu réseau monorail suburbain. En outre, le téléphone était installéchez tous les commerçants et même dans presque toutes lesmaisons.

Les hautes armatures des câbles du monorail devinrent un destraits caractéristiques du paysage urbain. Ces puissantesconstructions de fer, peintes en vert bleuté brillant,ressemblaient à d’immenses tréteaux effilés en pyramide. L’un deces tréteaux enjambait la maison de Tom, et, sous cette immensité,elle prenait un air encore plus humble et penaud ; un autregéant se dressait dans un coin du jardin, sur lequel n’existaitjusqu’à présent aucune bâtisse, et ou rien n’était changé, sinonqu’on avait ajouté deux écriteaux réclames, dont l’un recommandaitune montre à 3, 95 F et l’autre un tonique pour le système nerveux.Ces deux écriteaux étaient placés sur un plan horizontal, de façonà frapper la vue des voyageurs du monorail aérien, et ils servaientde toit pour un hangar à outils et pour une serre à champignons.Jour et nuit, sur les lignes de Brighton et de Hastings, passaienten bourdonnant des wagons longs, larges, confortables, éclairésbrillamment dès le coucher du soleil. De la rue, en bas, avec leursfugaces clartés et leurs grondements, on eût dit un orage d’étéaccompagné d’éclairs et de coups de tonnerre incessants.

Bientôt, un pont fut jeté sur le Pas-de-Calais, composé d’unesérie de piliers semblables à autant de tours Eiffel et supportantdes câbles de monorails à cent cinquante pieds au-dessus del’eau ; vers le milieu, ils s’élevaient plus haut encore, pourpermettre le passage des grands navires de Londres et d’Anvers etdes transatlantiques de Brême et de Hambourg.

Puis, les lourdes automobiles se mirent à rouler sur une couplede roues placées l’une derrière l’autre. Quand il eut vu filerdevant sa boutique le premier véhicule de ce genre, Tom en fut siterriblement bouleversé qu’il en demeura sombre et taciturnependant plusieurs jours.

Toutes ces applications du gyroscope et du monorail absorbaientnaturellement l’attention publique. À ce moment, toutefois, uneénorme surexcitation se produisit. Une prospectrice sous-marine,Miss Patricia Giddy, qui avait pris ses diplômes de sciencesnaturelles à l’Université de Londres, découvrit des gisements d’orau large d’Anglesea. Après de brèves vacances consacrées à lapropagande en faveur du suffrage des femmes, elle travaillait surles rocs aurifères du Pays de Galles, et l’idée la frappa que cesbancs de roches pouvaient bien reparaître plus loin sous les flots.Elle décida de vérifier cette hypothèse au moyen de la dragueinventée par le docteur Alberto Cassimi. Grâce à l’heureusecombinaison du raisonnement et de l’intuition particulière à sonsexe, elle trouva de l’or à sa première descente, et, après troisheures de recherches, elle émergea avec une centaine de kilos d’unminerai qui contenait de l’or dans la proportion inouïe de dix-septonces à la tonne. Mais si passionnante que soit l’histoire de cetteprospection sous-marine, on la relatera une autre fois. Il suffirade noter ici que le renouveau d’intérêt pour l’aéronautique eutlieu au moment où, en conséquence de la découverte de miss Giddy,une surélévation des prix s’était produite, en même temps qu’uneaugmentation de la confiance générale et de l’espritd’entreprise.

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