La Guerre dans les airs

Chapitre 7LE « VATERLAND » EST DÉSEMPARÉ

1.

Alors, au-dessus des flammes de Manhattan, une bataille selivra, la première bataille dans les airs. Les Américains s’étaientrendu compte du prix que leur coûteraient leurs tergiversations, etils voulurent frapper un grand coup, de toutes leurs forces, dansl’espoir peut-être d’arracher encore New York des mains de ceprince insensé, de ce fou sanguinaire, et de sauver la ville del’incendie et de la mort.

Ils s’élancèrent au crépuscule, sur les ailes d’un ouragan, aumilieu du tonnerre et de la pluie. Ils arrivèrent en deux escadres,des chantiers de Washington et de Philadelphie, et ils auraientcomplètement surpris le Prince, s’ils n’avaient rencontré auprès deTrenton un de ses dirigeables placé là en sentinelle.

Écœurés par leur œuvre de destruction et à demi dépourvus demunitions, les Allemands faisaient face à la tempête, quand ilsfurent prévenus de cette attaque. Ils avaient laissé derrière eux,vers le sud-est, New York coupée d’une hideuse balafre de flammes.Les aéronats roulaient, tanguaient, dérivaient ; des rafalesde grêle les rabattaient vers la terre et les forçaient à regagnersans cesse les hauteurs, où l’air était âprement froid. Le Princese disposait à donner l’ordre de descendre vers le sol pour laissertraîner les chaînes de cuivre destinées à agir comme paratonnerres,quand on l’avertit de l’approche des assaillants. Il forma saflotte en ligne de front, la proue au sud ; il fit monter lespilotes à bord des Drachenflieger qu’on tint prêts pour lelâcher, et il commanda une montée générale vers la clarté glaciale,au-dessus de la pluie et des ténèbres.

Bert ne démêla que lentement les pronostics de ce qui sepréparait. L’équipage en fut informé au réfectoire, où on servaitles rations du soir. Bert avait repris possession des gants et dela pelisse de Butteridge et il s’était, en outre, enveloppé dansune couverture. Il trempait son pain dans sa soupe et il en mordaitd’énormes bouchées, tout en se maintenant debout, les jambesécartées, appuyé contre la cloison, pour conserver son équilibre aumilieu des oscillations de l’aéronef. Autour de lui, les hommesavaient un air fatigué et déprimé. Quelques-uns parlaient, mais laplupart restaient pensifs et moroses ; plusieurs souffraientde nausées. Après les massacres de la soirée, tous semblaientpartager ce sentiment particulier aux réprouvés : ils ressentaientl’impression qu’il existait au-dessous d’eux une contrée et unehumanité outragées qui leur étaient plus hostiles que l’océan.

C’est à ce moment que survinrent les nouvelles. Un soldat trapu,avec des cils blancs dans sa figure rubiconde coupée d’une balafre,apparut sur le seuil et cria en allemand quelque chose qui fittressaillir tout le monde. Bien qu’il n’eût pu comprendre un seulmot de ce qui avait été dit, Bert éprouva un choc en remarquant leton qu’avait pris l’homme. Un silence suivit, que rompit soudainune avalanche de questions et d’avis. Même ceux qu’incommodait lanausée s’animèrent et parlèrent. Pendant quelques minutes, leréfectoire parut une assemblée de déments ; puis, comme uneconfirmation de la nouvelle, la sonnerie aiguë des timbresélectriques retentit, appelant chacun à son poste.

Avec la rapidité d’une pantomime, Bert se trouva seul.

– Que se passe-t-il ?

Il devinait vaguement la réponse. S’empressant d’avaler le restede sa soupe, il se précipita dans le passage, et, en se cramponnantaux rampes, il gagna par l’échelle la petite galerie. Le froid lepiquait comme un jet d’eau glacée. Il serra davantage sa couvertureautour de lui. Le dirigeable commençait à se livrer à des exploitsde jiu-jitsu atmosphérique, et Bert se trouva ballotté dans uneobscurité pluvieuse où il ne distinguait autre chose qu’unbrouillard qui se déversait tout autour de lui. La partie habitablede l’aéronef était éclairée et retentissait du va-et-vient del’équipage obéissant au branle-bas. Puis, brusquement, les lumièress’éteignirent, et, avec des bonds, des secousses et d’étrangestortillements, le Vaterland se mit à lutter contre latempête pour se réfugier à une altitude moins tourmentée.

Un coup de roulis du Vaterland lui permit d’entrevoirnon loin, au-dessous, quelques monumentales bâtisses qui brûlaienten une gerbe immense de flammes ; puis, un autre dirigeable,pareil à un énorme marsouin, s’évertua à monter à travers lagalopée des nuages, qui l’engloutirent un instant ; il reparutplus loin, dans la débandade de la tourmente. L’air s’emplissait declaquements et de sifflements, de fracas intermittents et declameurs stridentes. Bert en était abasourdi : de temps à autre,son attention se raidissait, pour ainsi dire, et, comme aveugle etsourd, il se cramponnait à la balustrade pendant les plus violentsbalancements.

Quelque chose surgit des ténèbres, glissa devant lui en unecourse oblique, et s’évanouit dans le tumulte d’en dessous. C’étaitun DrachenfIieger allemand. La machine passa si vite qu’ilne put qu’apercevoir la forme noire de l’aviateur ramassé derrièreson volant. Ce pouvait être une manœuvre, mais ça ressemblait fortà une catastrophe.

– Bigre ! – s’exclama Bert.

En avant, quelque part dans la nuit, un canon retentit, et toutà coup le Vaterland tangua d’effroyable manière ; pour éviterd’être précipité par-dessus bord, Bert et la sentinelle durents’accrocher aux montants de la galerie.

Une assourdissante détonation partit du zénith, et l’aéronatdécrivit une terrible embardée.

Tout alentour, le chaos de nuages s’illumina de lueurs lividesqui révélèrent des gouffres immenses. La balustrade sembla passerpar-dessus la tête de Bert qui demeura suspendu en l’air et pendantun moment ne se préoccupa que de serrer la rampe de toutes sesforces.

– Je vais rentrer dans la cabine, – marmonna-t-il, tandis quel’aéronef reprenait sa position normale et ramenait le planchersous les pieds de Bert. Avec une prudence extrême, il se dirigeavers l’échelle.

– Hé ! ho ! – fit-il, comme la galerie se dressait enavant pour replonger ensuite à la manière d’un cheval qui se cabreet lance une ruade.

Crac ! Bang ! Bang ! Bang !

Tout un crépitement de coups de feu et d’éclatements deprojectiles commença, et Bert vit autour de lui, l’enveloppant,l’engloutissant, le submergeant, une immense fulguration blancheaccompagnée d’un coup de tonnerre semblable à l’explosion d’unmonde. Pendant la seconde qui sépara l’éclair de l’explosion,l’univers, eût-on cru, s’immobilisa dans cette clarté sansombre.

C’est alors que Bert aperçut l’aéroplane américain ; il levit à la lueur de l’éclair, comme un objet immobile. L’hélice mêmeparaissait inerte, et les hommes avaient l’air de mannequinsrigides, car l’appareil, qui piquait du nez et donnait à la bande,était si proche qu’on distinguait très nettement ceux qui lemontaient. C’était un aéroplane du modèle Colt Coburn Langley, auxdoubles ailes relevées, avec l’hélice en tête, et les hommesinstallés dans une coque pareille à celle d’une barque. De cettelongue coque en treillis léger, des canons-revolvers projetaient dechaque côté leur museau. Chose extraordinaire et stupéfiante,l’aile supérieure gauche brûlait avec une flamme fumeuse etrougeâtre attirée vers en bas. Mais le phénomène le plusbizarre, dans cette apparition, c’est que l’aéroplane et undirigeable allemand, visible à cinq cents mètres plus bas,semblaient enfilés de part en part sur une fulguration de la foudrequi s’était, eût-on cru, dérangée de son chemin pour les embrocherau passage. Toutes les extrémités de l’aéroplane et les pointes deses ailes étaient garnies d’épines fulgurantes.

Bert entrevit tout cela dans une sorte d’instantané, un peuvoilé par les brumes que déchiquetait le vent.

Le fracas du tonnerre avait suivi de si près l’éclair que Bertn’eût pu dire s’il était plus aveuglé qu’assourdi. Puis ce futl’obscurité impénétrable, avec une énorme détonation et un petitbruit de voix humaines qui s’enfonçait comme une longue plaintedans l’abîme.

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