Chapitre 20FANTÔMES D’HYSTÉRIE
Deux jours après l’arrestation de Ragastens au Vatican.
La bibliothèque, séjour préféré d’Alexandre VI, petite pièce quin’avait rien de commun avec la grande bibliothèque officielle dupalais, était une salle de rêverie, merveilleusement agencée pourle repos du corps et de l’esprit.
Il était environ huit heures du soir. Près d’une grande baieouverte, d’où l’on dominait la ville, le pape, César et Lucrècedevisaient à voix basse.
– Conseil de famille ! murmurèrent mystérieusement lesprélats et les seigneurs disséminés dans le palais. Qu’ensortira-t-il ? Quelle bulle ? Quelle guerre ?…
Alexandre VI était assis dans un fauteuil, César étalé sur descoussins. Lucrèce, allongée sur le ventre, au long d’un tapis,laissa errer son regard sur Rome.
– Astorre est-il parti ? demanda le pape.
– Ce matin, répondit César.
– Seul ?…
– Non ! Je lui ai adjoint Garconio, comme vous mel’aviez dit ; ils sont en route, à cette heure… Mais, monpère, tout cela me paraît bien long.
– Patience, César ! Tu as le temps… Tu as encore touteune existence devant toi… Que dirais-tu si, comme moi, tu n’avaisplus que quelques mois à vivre ?
– Cornes d’enfer ! Je n’en serais que plus pressé… Jeme rouille… Il y a des moments où j’ai la nostalgie de la bataille…Je rêve de chevauchées titanesques, je vois des masses humaines oùj’entre avec mes cavaliers comme un coin de fer dans la chair…C’est une belle musique, mon père, que le tumulte d’une mêlée. Etla jouissance de la destruction ! La jouissance de l’acier quis’enfonce dans une poitrine, ou dans un dos… L’éclaboussement d’unecervelle qui éclate sous un coup de masse, et les flaques noires dusang où s’enfonce le sabot des chevaux… Je rêve de tout cela, jem’ennuie de ne pas tuer…
César, en parlant ainsi de ses rêves était d’autant pluseffroyable à voir qu’il disait ces choses sur un même ton bas etconcentré, sans éclats de voix. Seulement ses yeux s’injectaient desang comme il lui arrivait toutes les fois qu’une émotionl’agitait.
Son père le contempla avec une curiosité admirative.
– Quel magnifique tigre, pensa-t-il.
Lucrèce ne dit rien. Elle continua à regarder dans le vague deschoses qu’elle voyait seule et qui étaient en elle.
– Aussi, mon père, reprit César, le plut tôt sera le mieux.Il faut d’ailleurs en finir promptement. Sans quoi, nous sommesmenacés d’avoir l’Italie sur les bras… Oui… oui… le plustôt !… Il faut s’emparer de ce nid de vipères qui s’appelleMonteforte.
– Dès que j’aurai des nouvelles du comte Alma, fit le pape,il sera temps. Tu ne rêves que plaies et bosses… mais moi, je veuxassurer le succès de l’entreprise… D’ailleurs, je serai là poursurveiller la campagne.
– Quoi, mon père, vous voulez venir àMonteforte ?…
– Non, mais je m’installerai à Tivoli, qui est à peu prèssur le chemin. De là, je pourrai surveiller à la fois Rome etMonteforte. Je serai près de toi qui feras la guerre, et près deLucrèce qui fera de la diplomatie… À propos, Lucrèce, il faudraprévenir la Maga du Ghetto que quelqu’un va lui faire une petitevisite… celui-là même à qui elle a promis certain philtre…
– La Maga n’est plus à Rome, dit nonchalamment Lucrèce.
Le pape sursauta dans son fauteuil et fronça les sourcils.
– Elle est à Tivoli, ajouta Lucrèce.
– À Tivoli ! s’écria le vieux Borgia presque avec dela terreur ; c’est vraiment à croire que cette damnée sorcièredevine mes pensées… je voulais lui dire de s’y rendre. Mais quepeut-elle bien faire à Tivoli ?
– Sans doute ses dévotions à son ancêtre, la sorcière dejadis… Car il paraît qu’elle habite une espèce de caverne quitouche au temple de la Sibylle.
– Je la connais… Tout va bien, mes enfants…
– Pour vous deux, observa Lucrèce avec une moue. César s’enva batailler à Monteforte, où il pourra faire nager son cheval dansdes fleuves de sang, ce qui, bien certainement, lui vaudral’affection de la jeune et candide Béatrix…
Sous les coups d’épingle de Lucrèce, César pâlit de fureur.
– Qu’elle m’aime ou non, gronda-t-il, elle sera àmoi !
– Vous, mon père, reprit Lucrèce, vous vous en allez dansce lieu de délices, Tivoli… Vous allez pouvoir, tout à votre aise,admirer les splendides panoramas champêtres qui se dérouleront sousvos yeux ; et votre admiration sera d’autant plus vive quequelqu’un vous aidera à comprendre la belle nature. Je veux dire lachaste Fornarina qui vous attend là-bas et soupire sans doute aprèsles leçons que vous voulez lui donner…
À son tour, le pape eut un frisson au nom de la Fornarina, commeCésar avait tressailli au nom de Primevère. Lucrècecontinua :
– Seule ici, je vais m’ennuyer prodigieusement.
– Tu joueras à mystifier ton cher époux, dit César.
– Le duc de Bisaglia ! Pauvre hère !… Est-cequ’il vaut seulement la peine que je m’occupe de sanullité ?…
– Tu te créeras des distractions.
Lucrèce haussa les épaules.
– À propos de distractions, reprit le pape, nos Romainsvont en avoir une dont ils ne se plaindront pas, j’imagine…
– Oui, l’exécution de M. de Ragastens ? ditCésar.
Et ce fut autour de Lucrèce de se sentir frissonner soudain à cenom.
– Quand lui tranche-t-on la tête ? demanda-t-ellefroidement.
– Après-demain, au lever du soleil, ma sœur. Tu viendrasvoir ?
– Sans aucun doute.
– Ce brave chevalier !… Moi, ce qui m’amusera le plus,ce sera de le voir dans la fosse aux lions.
César désignait ainsi la cellule aux reptiles. Ilpoursuivit :
– Demain matin, on l’y descendra, et je veux être là pourprodiguer à ce digne ami les plus chaudes consolations. Par tousles diables ! Je veillerai moi-même à ce qu’il soit dans sontrou en bonne et nombreuse compagnie… J’ai expédié, aujourd’hui unedouzaine de chasseurs qui ont dû battre la campagne ; j’auraiune superbe collection de couleuvres, de crapauds, de vipères… Ilme semble que je le vois déjà…
César riait en grinçant des dents. Il était épouvantable à voir.Brusquement, il s’accouda sur son genou, le front subitement barréd’un pli.
– Il aime Primevère ! pensa-t-il. Et qui sait si ellene l’aime pas ! Oh ! Je veux, si cela est… inventerquelque supplice inconnu… Ah ! Nous allons voir…misérable !
Il écumait silencieusement et se rongeait le poing. Il eûteffrayé jusqu’à Lucrèce, jusqu’au pape, s’ils l’eussent regardé.Mais ils ne le voyaient pas…
Le vieux Borgia était à Tivoli… Il errait sous les ombrages desa villa, emportant dans ses bras la vierge qu’il destinait auxétreintes de sa vieillesse. Et Lucrèce, immobile, le regard vague,songeait :
« Oh ! Cette volupté inédite ! Descendre dansl’enfer du prisonnier à l’heure où son âme agonise sous la terreurde la mort toute proche !… Me donner à lui, parmi ses chaînes…Éprouver son amour décuplé par l’horreur… Me meurtrir à ses baiserset à ses chaînes… Faire que le cri d’épouvante qu’il poussera quandon le descendra aux bêtes se confonde avec le cri de passion quelui arrachera mon baiser… cette volupté… oui, il me lafaut !… »
Tous trois haletants, chacun oubliant la présence des deuxautres, subissaient la morsure des délices inventées.
Une heure silencieuse s’écoula ainsi.
Lorsqu’ils revinrent à eux, ils se regardèrent et se virentpâles sans s’en étonner.
– Adieu, mes enfants, je vais me reposer, dit le pape.
– Moi, je vais méditer mon plan de campagne, dit César.
– Et moi, je vais rêver à trouver enfin une distractioninédite, acheva Lucrèce.
Quelques minutes plus tard, Lucrèce était dans sa chambre, auPalais-Riant. Elle prit son bain, se fit masser et parfumer. Puis,s’étant mise au lit, commanda qu’on la laissât seule.
La tête enfouie dans les dentelles de l’oreiller qu’ellemordillait et lacérait du bout des dents, par plaisir, elle établitalors sa résolution et convint avec elle-même comment elle s’yprendrait pour l’exécuter.
Elle voulait revoir Ragastens. Elle était résolue à aller leretrouver dans sa cellule, et cela à l’heure même où l’infortunéserait sur le point d’être descendu dans la cellule aux reptiles,sinistre antichambre de la mort.
Pas un instant l’idée ne lui vint de sauver le chevalier. Ce quiexcitait son désir morbide, c’était justement ce baiser decondamné, cette étreinte de l’homme qui va mourir, et qui sait querien au monde ne peut le sauver…
Vers trois heures du matin, Lucrèce se leva et s’habillaposément, sans avoir requis l’aide de ses suivantes.
Elle s’enveloppa d’un ample manteau et, sortant à pied, sedirigea rapidement vers le château Saint-Ange. Rome dormait. Unsilence auguste enveloppait la Ville Éternelle.
Lucrèce à pas lents, les yeux noyés de langueur, se dirigea dansce silence, vers les voluptés qu’elle allait chercher jusque sur leseuil de la mort…
