Le Désespéré

Chapitre 16

 

La femme n’apparut dans la vie de Marchenoir qu’à la fin decette première période, c’est-à-dire après la guerre et après cettedécisive secousse d’âme qui l’avait subitement restitué ausentiment religieux dont il portait en lui, dès son premier jour,les prédéterminations ignorées.

Auparavant, il avait été chaste à la manière des prisonniers etdes matelots, lesquels ne voient ordinairement dans l’amour qu’unedésirable friction malpropre, en l’obscurité de coûteux repaires.Tantale stoïque d’un festin d’ordures, il s’était résigné, comme ilavait pu, à la privation des inespérables immondices. D’un côté, ledénûment absolu, de l’autre, la timidité la plus incroyable chez untel violent, le préservèrent plus efficacement que la religionmême, quand elle intervint pour lui amollir le coeur…

Les hauts penseurs qui décrètent professionnellement le balayagede toute notion religieuse ont cette amusante contradictiond’exiger que les chrétiens dont la foi résiste à leurs récurages età leur potasse soient, au moins, des saints. Surtout, ils lesveulent purs. Ils leur disent des choses aussi robustes que ceci :Vous péchez, donc vous êtes des hypocrites ; enthymèmelacustre d’une autorité certaine sur les palmes et les squames dumarécage antireligieux.

Ce ne serait pas encore trop bête, s’il ne s’agissait ici, pourl’âme pensante, livrée aux Dévorants invisibles, que d’un combattrès difficile où l’héroïsme continuel fût de rigueur. Après tout,c’est une politique judicieuse et barbue comme l’expérience même,d’empiler sur les épaules d’autrui d’écrasants fardeaux qu’on nevoudrait pas seulement remuer du bout des doigts.

Mais le sentiment religieux est une passion d’amour et voilà cequ’ils ne comprendront jamais, ces pédagogues de notre dernièreenfance, quand il pleuvrait des clefs de lumière pour leur ouvrirl’entendement !

Or, ce tison incendiaire lancé tout à coup, du plus inaccessibledes sommets, dans le misérable torchis humain, au travers du chaumedéfoncé, – il serait pourtant nécessaire d’en tenir compte, si l’onvoulait être raisonnable et juste, à la fin des fins !…

Marchenoir était, plus qu’aucun autre, une conquête de l’Amouret son coeur avait été l’évangéliste de sa raison. Les châtimentset les récompenses du prône, par lesquels on explique si bassementles plus désintéressés transports, n’avaient été pour rien dans sonexode spirituel. Il s’était rué sur Dieu comme sur une proie,aussitôt que Dieu s’était montré — avec la rudimentaire spontanéitéde l’instinct.

 

Alors, comme si sa destinée se fût accomplie à cet instant, unesoudaine et corrélative révélation s’était faite, en cet élu de laDouleur, de sa propre puissance affective, jusqu’alors inconnue delui-même, enveloppée et flottante dans l’amnios… Une surprenanteavidité de tendresse humaine fut l’accompagnement immédiat dessurnaturelles appétences de ce vierge coeur.

Du premier coup, sans avoir passé par le cloaque desintermédiaires impressions cupidiques, il se trouva prêt pour lagrande tribulation passionnelle. Tout ce que la misère et lesdéfiances d’un rétractile orgueil avaient, jusque-là, comprimé, fitexplosion : l’ignorance, les niaises pudeurs, les crédulitésjobardes, les lyriques éruptions, les attendrissements dangereux,le besoin subit de se fendre l’âme du haut en bas, au milieu duhennissement sexuel, enfin, tout le déballage coquebin d’unchérubinisme attardé et grandiloque. Éternelle dilapidation desmêmes trésors pour aboutir à l’empyreume fatal de la passionsatisfaite !

Cet éphèbe de vingt-huit ans, sourcilleux et mal vêtu, – quiportait son coeur comme un hanneton dans une lanterne et dont leredoutable esprit, semblable à la fleur détonante du cactus,commençait à peine à se détirer sous ses membraneuses enveloppes, -était une proie trop facile pour que de passantes curiositéslibertines ne s’en emparassent pas.

Marchenoir fit de l’amour extatique dans des lits de boue, avecune conscience dilacérée, en se vomissant lui-même, – à l’instar deces anachorètes pulvérulents de l’ancienne Égypte que l’aiguillonde la chair contraignait parfois à venir secouer leurs carcassesmortifiées dans d’impures villes et qui s’enfuyaient ensuite, gavésd’horreur.

Plus coupable encore, cet assidu relaps d’incontinence laissaitmijoter son vomissement de chien de la Bible, en prévision deslâches retours. Écartelé à Dieu et aux femmes, navré du perpétuelfiasco des héroïques puretés qu’il avait rêvées, – égalementincapable de s’asseoir dans un granitique parti pris de paillarderimpavidement, et d’exterminer le bouc intérieur qui renaissaitjusque sous le couteau des holocaustes pénitentiels, il se vitsouffleter par l’imperturbable nature, juste autant de fois qu’ilavait prématurément espéré de la dompter.

Lâche pénitent, sans aucun doute, mais vergogneux et humilié. Ilavouait, du moins, sa détresse et ne cadenassait pas exclusivementson ignominie dans le coffre-fort des confessionnaux et destabernacles. Il eût été difficile de rencontrer un fornicateur pluséloigné de l’hypocrisie ou de la plus légère velléité decontentement de lui-même.

Il faut le redire, cet adolescent ne ressemblait à aucun autre.Il était né pour le désespoir et le christianisme dérangea sa vie,en le remplissant, – si tard ! – de l’afflictive famined’amour, surajoutée à l’autre famine. A moins d’un miracle que Dieune fit pas, comment cet ébloui de la Face du Seigneur, – Icaremystique aux ailes fondantes – aurait-il pu échapper au vertige quil’aspirait vers les argileuses créatures conditionnées à cetteRessemblance ?…

Il serait évidemment insensé d’espérer que des contemporains deZola, par exemple, auront la bonté de concéder ces prolégomènesenfantins de la très rare grandeur morale qui va être racontée. Ladéliquescente psychologie littéraire de cette fin de sièclen’acceptera pas non plus que d’aussi peu perverses prémissespuissent jamais engendrer une concluante délectation esthétique.Enfin et surtout, la porcine congrégation des sycophantes de lalibre pensée pourra s’accorder le facile triomphe de contemner, —jusqu’au fientement vertical ! — l’exacte genèse de cecatholique ballotté par d’impures vagues au-dessus d’absurdesabîmes… Qu’importe !

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