Le Désespéré

Chapitre 1

 

Les événements ont ceci de commun avec les oies, qu’ils vont entroupe. Tout être non absolument dénué d’observation a pu leremarquer. Il est vrai que la curiosité s’arrête là, d’ordinaire.Nul n’implore une explication de cette loi, l’inexistante fontainedu Hasard devant suffire à l’étanchement de toutes les soifs dutroupeau pensant. Ce proverbe : « Un malheur n’arrive jamais seul »,est l’unique monument de l’attention ou de la sagacité des hommessur l’une des particularités les moins négligeables de leurhistoire. Il est pourtant bien assuré que les événements heureux oumalheureux, quelle que soit l’illusion de leur taille, semblents’appeler les uns les autres, aussitôt qu’ils naissent, pard’irrésistibles clameurs. Ils accourent alors de partout, émergeantdes trous de la terre ou tombant des monts de la lune, pourl’éternelle stupéfaction d’une race tirée du néant, qui ne sutjamais rien prévoir et qui ne s’attend jamais à rien.

On a fini par observer, d’une manière à peu près certaine, quel’union physique de deux individus de sexe différent a pour effetprobable l’apparition d’un troisième de même nature, à l’étatrudimentaire. Cette quasi-certitude est l’un des fruits les plussavoureux d’une expérience de soixante siècles. Mais qui doncs’occupe du mystère autrement profond de la sexualité métaphysiquedes événements de ce monde, de leurs alliances rigoureusementassorties, de leurs lignées au type fidèle, de leur solidaritéparfaite ? Toute la famille se précipite au vagissement dunouveau-né, et Dieu sait si elle est innombrable, puisque lesévénements ne meurent jamais et qu’ils continuent toujours de fairedes enfants. Le premier imbécile venu, à qui quelque chose arrive,est, pour un instant, le puits de vérité où tout un peupleformidable descend boire. Toutes les Normes se penchent vers lui,toutes les Règles, toutes les Lois, toutes les Volontés occultess’accoudent en Polymnies, sur l’inconsciente margelle de bêtise quine se doute même pas de leur présence…

Il s’en fallait que Leverdier fût un imbécile et il savait tropqu’il était arrivé quelque chose ! Cependant, il s’étonna detomber, immédiatement après avoir quitté Marchenoir, sur unpersonnage qu’il avait eu la douceur de ne pas rencontrer depuisdes mois : Alcide Lerat « historien et littérateur français », ainsiqu’il lui plaît de se désigner lui-même. Ce fut, pour l’attristéconvive de tant de capiteuses ribotes de douleur, une commotionpresque physique, à la manière d’un pressentiment funèbre, derevoir tout à coup, en un tel moment, ce fantoche sordide quitrottait, le nez au vent comme un putois cherchant à dépister unecharogne.

Cet Alcide Lerat, fort connu dans le monde des journaux, est unesorte de Benoît Labre littéraire sans sainteté, dont le panégyriqueposthume serait une besogne à faire trembler les décrasseursd’auréoles les plus audacieux. Vivant exclusivement d’aumônesrécoltées chez les gens de lettres qu’il amuse de ses calomnies oude ses médisances et qui le reçoivent dans les courants d’air, ledrôle fétide, heureusement incapable de s’enrhumer, promèneinfatigablement sa carcasse, de l’un à l’autre crépuscule, —colportant ainsi, dans le pantalon d’un romancier qu’il a diffaméla veille, chez un rédacteur en chef qu’il vient de couvrird’ordures et qui lui donnera peut-être vingt sous, les bassesconjectures de son déshonorant esprit sur la vie privée d’un poètedont il a fini tous les chapeaux.

Il se venge par là d’être frustré de la première place, qu’iln’a jamais cessé de revendiquer depuis le succès de son fameuxpamphlet : Ménage et Finances de Diderot. Ce factum sans talent,mais d’une érudition de détail exaspérante comme la vermine sur lepelage des adorateurs du philosophe, produisit, en effet, une viveémeute d’opinions dans les feuilles publiques, il y a trente ans.Les ouvrages postérieurs d’Alcide Lerat ne valent pas, il est vrai,la goutte d’encre qu’on dépenserait pour en écrire le titre.N’importe. Assuré d’être le plus immense génie des siècles, ilpense de bonne foi que tout lui est dû et que sa seule présence estun honneur, une occasion de ravissement que rien ne pourraitpayer.

– Je parle trop, dit-il, on prend des notes. En conséquence, ilrançonne tant qu’il peut ses disciples, dont les largesses, quelquedémesurées qu’on les supposât, ne pourraient jamais avoir, enraison des cataractes de joie répandues sur eux, que le faux poidsde l’ingratitude.

– Tout à vous, sauf chaussettes, écrivait-il, un jour, à l’und’eux qui avait oublié cet unique article dans l’abandon filiald’une complète défroque. Parole admirable et définitive dont ledestinataire, espèce de va-nu-pieds intellectuel, ne sentit pasl’ironie profonde.

Le nom de ce dangereux cynique est tellement ajusté à saphysionomie qu’il est impossible de présenter l’usufruitier sanss’exposer à l’inconvénient de paraître un farceur de table d’hôte.Le rat est évidemment sa bête à moins qu’il ne soit la bête du rat,ce qui pourrait être soutenu comme une opinion probable. Le nez enpointe de betterave très aiguë, tirant à lui toute une mince figureen chiasse d’insecte, plantée d’un aride taillis de poilsgrisonnants, est chevauché d’une paire de petits yeux brillants etinquiets à conciter la fureur d’un dogue. Ce dernier traitdétermine et fixe instantanément l’analogie. Le trottinementperpétuel, l’incurvation sacristine des vertèbres supérieures et lecoutumier reploiement des bras sur de plates côtes souvent menacéesn’y ajoutent que fort peu de chose.

Leverdier connaissait l’animal depuis longtemps. Il était mêmeinexplicablement honoré par lui d’une sorte de considération oud’estime. Lerat, qu’il avait à peu près jeté à la porte deux outrois fois et qui avait renoncé à l’expérience inutile de seprésenter de nouveau, ne croyait pas, néanmoins, devoir le priver,quand il le rencontrait, de quelques nutritives minutesd’entretien, dont Leverdier se fût admirablement passé, ce jour-làsurtout. Il avait les meilleures raisons du monde pour écarter cefâcheux, qu’il soupçonnait fort d’avoir soufflé d’immondescalomnies sur le compte de son ami, dans l’indigente main duquel ilavait souvent pâturé la glandée d’un petit écu. Une fois même, illui donna le placide conseil de profiter de son excellente vue derongeur pour s’écarter soigneusement de tous les chemins deMarchenoir. — Il n’est pas trop patient, voyez-vous, mon chermonsieur Alcide, et il serait très capable de vous régaler de vospropres oreilles. Je vous avertis en frère. Pensez-ybien !

Dans la situation actuelle de son esprit, une telle rencontre,si soudaine, lui fit l’effet d’un présage des plus néfastes. Il futun moment sur la pente de lui décerner une raclée complète dont lesouvenir fût extrêmement durable. Mais c’eût été battre une vieillefemme et, d’autre part, il craignit le ridicule de prendre lafuite.

Il ne tarda pas à reconnaître qu’en effet la rencontre n’étaitpas absolument vaine et pouvait avoir d’assez gravesconséquences.

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