Le Désespéré

Chapitre 4

 

Quelques jours après, Marchenoir reçut de Périgueux la lettresuivante du notaire de sa famille, en réponse à une réclamationsans espoir, déjà vieille de plusieurs semaines :

Monsieur, j’ai l’honneur de répondre à votre lettre du 25 mai,relative au règlement définitif de la succession de feu monsieurvotre père, règlement que je n’ai pu mener plus tôt à bonne fin,malgré mon désir de vous être agréable, à cause des formalités àremplir et des difficultés que nous avons eues à réaliser la ventede l’immeuble.

Tout étant enfin terminé dans les meilleures conditionspossibles, je vous adresse, sous ce pli, le compte détaillé de lasuccession, duquel il résulte qu’il vous revient Deux mille cinqcents francs. Comme vous m’avez laissé procuration et quittance enblanc, je vous envoie cette somme par lettre chargée.

Veuillez agréer, Monsieur et cher client, mes salutationsempressées.

CHARLEMAGNE VOBIDON

Ce message inattendu produisit sur Marchenoir l’effet admirablede lui restituer aussitôt toute son énergie. II y avait en cePérigourdin un tel ressort qu’on pouvait toujours s’attendre àquelque surprenante manifestation de sa force, au moment même où ilparaissait le plus renversé sur lui-même et le plusirrémédiablement déconfit. Dans la même heure, il se releva detoutes ses poussières et prit une résolution formidable, qu’ilcommença, sur-le-champ, d’exécuter.

Puisque tous les journaux lui étaient fermés et que son livrefutur était une opération financière très lointaine, d’un insuccèsà peu près certain, il allait risquer cette somme qui lui tombaitdu ciel dans une entreprise des plus hasardeuses, mais capable,après tout, — en supposant un sourire de la Fortune, — de rémunérerle téméraire. Car les ressources allaient lui manquer et cetteangoisse trop connue s’ajoutait à toutes les autres.

Il décida de publier, à ses frais, un pamphlet périodique dontil serait l’unique rédacteur, qu’il remplirait de toutes lesindignations de sa pensée et qu’il lancerait chaque semaine surParis, comme un tison. Qui sait ! Paris s’allumerait peut-êtrepar quelque endroit.

Approximativement, il calcula qu’avec son argent seul, sans labalance d’aucune recette fructueuse, il pourrait tenir environ deuxmois. Il faudrait vraiment que tous les démons s’en mêlassent pourque l’inouïe vocifération dont il méditait d’assaillir sescontemporains ne produisît aucun résultat. Une circonstancefavorable, assurément, sortirait de l’ombre, jusqu’alorsimplacable, de sa destinée. Une commandite, une adhésion efficacequelconque lui permettrait de pousser plus avant et de se rendreaussi redoutable par la durée que par la vigueur sauvage de sesrevendications et de ses anathèmes.

Et puis, il fallait surtout qu’il changeât d’hygiène morale,s’il tenait à ne pas périr, et l’activité endiablée d’une lutte siterrible découragerait infailliblement l’obsession mortelle quil’assassinait.

Il s’estima sauvé et courut chez Leverdier, qui trembla decrainte, en voyant un semblant de joie sur le visage habituellementdésolé de son ami. Ce fut bien autre chose quand il connut sondessein.

– Mais, insensé ! lui dit-il, tu veux donc tenterDieu ? Ton pamphlet sera étouffé par la presse entière. Tuperdras, sans aucun profit, l’argent que tu viens de recevoir,lequel vous ferait vivre toute une année, Véronique et toi, en tepermettant d’achever ton livre. Il faudrait cinquante mille francsde réclames et la complicité de tous les journaux pour lancer unepareille machine. Le marchand le plus habile et commissionné de lafaçon la plus onéreuse ne t’en vendra pas dix exemplaires surcent.

L’honnête séide, qui ne savait pas la détresse d’âme dudésespéré, épuisa vainement les trésors de sa sagesse. Marchenoiravait pris son parti. Il fallut, en gémissant, préparer encore cenaufrage.

Ils dépensèrent l’un et l’autre une activité si fiévreuse qu’aubout de huit jours, en pleine semaine de la fête nationale, parutle premier numéro du CARCAN hebdomadaire, dans le format del’ancienne Lanterne, à couverture couleur de feu, offrant cetétrange dessin, dicté par l’auteur à Félicien Rops que Leverdierlui avait fait connaître : Un chèvrepieds riant aux larmes, fixépar le cou à un immense pilori noir, allant de la terre au ciel, etses immondes sabots sur un tas de morts.

Ce pamphlet, qui eut le sort annoncé par Leverdier et que lesilence des journaux éteignit sans peine, fut néanmoins remarqué detous les artistes, et son insuccès postiche est encore regardé, parquelques indépendants, comme l’une des iniquités les plusremarquables de ce temps maudit.

Il suffira d’en citer deux articles pour donner l’idée de cetteoeuvre de haute justice et de magnifique fureur qui n’allait à rienmoins qu’à faire dérailler le train des opinions contemporaines, —si n’importe quel effort du Verbe simplement humain pouvaitaccomplir ce désirable prodige !

Voici donc le premier, par lequel Marchenoir ouvrit sa tropcourte campagne :

LE PÉCHÉ IRRÉMISSIBLE

Ce soir, 14 juillet, s’achève enfin, dans les moites clartéslunaires de la plus délicieuse des nuits, la grande fête nationalede la République des Vaincus. Ah ! c’est peu de chose,maintenant, cette allégresse de calendrier, et nous voilàterriblement loin des anachroniques frénésies de la premièreannée ! Ce début, – légendaire déjà ! – de la pluscrapuleuse des solennités républicaines, je m’en suis, aujourd’hui,trop facilement souvenu devant l’universel effort constipé d’unpatriotisme, évidemment indéfécable, et d’un enthousiasme qui sedéclarait lui-même désormais incombustible !

La nuit avait eu beau se faire désirable comme une prostituée,et l’entremetteuse municipalité parisienne avait eu beau multiplierses incitations murales à la joie parfaite, on s’embêtaitmanifestement. Les pisseux drapeaux des précédentes commémorationsflottaient lamentablement sur de rares et fuligineux lampions, dontl’afflictive lueur offensait le masque poncif des Républiques enplâtre que la goujate piété de quelques fidèles avait clairseméessous des frondaisons postiches. Comme toujours, de nobles arbresavaient été mutilés ou détruits, pour abriter, de leurs expirantsfeuillages, les soulographies sans conviction ou les sauteries enplein air achalandées par les putanats ambiants. Nulle invention,nulle fantaisie, nulle tentative de nouveauté, nulle infusiond’inédite jocrisserie dans cette imbécile apothéose de laCanaille.

On avait été trop sublime, la première fois ! Chaqueacéphale avait tenu, alors, à se faire une tête pour honorerl’épouvantable salope dont la France moderne fut engendrée. Lanation entière s’était ruée au pillage du trésor commun de lastupidité universelle. Mais, à présent, c’est bien fini, tout cela.On continue de célébrer l’anniversaire de la victoire de trois centmille hommes sur quatre-vingts invalides, parce qu’on a del’honneur et qu’on est fidèle aux grands souvenirs, et aussi, parceque c’est une occasion de débiter de la litharge et du pissatd’âne. On y tient, surtout, pour affirmer la royauté du Voyou quipeut, au moins ce jour-là, vautrer sa croupe sur les gazons,contaminer la Ville de ses excréments et terrifier les femmes deses insolents pétards. Mais la foi est partie avec l’espérance dene pas crever de faim sous une République dont l’affamanteignominie décourage jusqu’aux souteneurs austères qui lui ont livréle plus bel empire du monde.

Ce mensonge de fête idiote, ce puant remous de honte nationaledans le sillage de la banqueroute, me fit venir, une fois de plus,la pensée peu folâtre que cette misérable nation française est biendécidément vaincue de toutes les manières imaginables, puisqu’elleest vaincue même comme cela, dans l’opprobre de ses infertilesréjouissances.

Cette vomie de Dieu n’a même plus la force de s’amuserignoblement. De toutes ses anciennes supériorités qui faisaientd’elle la régulatrice des peuples, une seule, en vérité, lui estdemeurée, mais tellement méconnue d’elle-même, tellement méprisée,décriée, déshonorée, jetée à l’égout, qu’il se trouve que c’estprécisément comme une autre façon d’être vaincue qu’elle ainventée, ayant trouvé le moyen de faire tourner à son irréparabledéconfiture l’unique richesse qui pouvait encore payer sarançon !

La France est vaincue militairement et politiquement, en Orientcomme en Occident ; elle est vaincue dans ses finances, dansson industrie et dans son commerce ; vaincue encorescientifiquement par un tas d’étrangers, dont elle ne sait pas mêmeutiliser les découvertes ; elle est vaincue partout ettoujours, à ce point de ne pouvoir jamais, semble-t-il, serelever.

Elle n’a pas même su conserver la supériorité du Vice. Les plusirréfragables documents attestent que des villes protestantes,telles que Londres, Berlin ou Genève, ont le droit de considérercomme rien la juvénile débauche de Paris, où le voluptueux replid’une savante cafardise est à peine soupçonné.

Ah ! nous sommes fièrement vaincus, archivaincus de coeuret d’esprit ! Nous jouissons comme des vaincus et noustravaillons comme des vaincus. Nous rions, nous pleurons, nousaimons, nous spéculons, nous écrivons et nous chantons comme desvaincus. Toute notre vie intellectuelle et morale s’explique par ceseul fait que nous sommes de lâches et déshonorés vaincus. Noussommes devenus tributaires de tout ce qui a quelque ressortd’énergie dans ce monde en chute, épouvanté de notre inexprimabledégradation.

Nous sommes comme une cité de honte assise sur un grand fleuvede stupre, descendu pour nous des montagnes conspuées de l’antiquehistoire des nations que le genre humain a maudites !…

Mais enfin, une supériorité nous reste, une seule,incontestable, il est vrai, et absolue : la supériorité littéraire.Ascendant tellement victorieux que personne au monde ne prend plusla peine de l’affirmer et que tout ce qui est capable d’unevibration intellectuelle, en quelque lieu que ce soit, sollicitehumblement une niche à chiens sous le gras évier de la cuisine oùse condimente la littérature française.

On pourrait croire que la France, éperdue de gratitude, ne saitplus de quel duvet de phénix renaissant capitonner le lit de lademi-douzaine d’enfants merveilleux qui lui font cette suprêmegloire. On devrait supposer, au moins, qu’elle les comble derichesses et d’honneurs et qu’ensuite elle se déclare tout à faitindigne de lécher la trace de leurs pas.. Elle les fait simplementcrever de misère dans l’obscurité.

Elle n’a pas assez de mépris et d’avanies assez énormes pour lesabreuver. Depuis Baudelaire jusqu’à Verlaine, toutes lesabominations et toutes les ordures ont été versées en cataractes dedéluge sur tous les fronts de lumière. Les journaux, pleins deterreur, se sont barricadés avec furie contre ces pestiférésd’idéal dont le contact épouvantait la muflerie contemporaine.Cette horreur est si grande et la répression qu’elle exige est siattentive qu’on a pu voir d’infortunés imbéciles condamnés à périrde désespoir sur une mensongère inculpation de talent oud’originalité.

Mais cette guerre serait mal faite si elle se contentait d’êtredéfensive. On a donc suscité des catins de lettres pour lasupplantation du génie. Trois cents journaux vont en avant pourleur balayer le haut du pavé, d’une diligente nageoire, et lesuffrage universel est leur dispensaire. Vieilles ou jeunes,croûtonnantes ou chauves, liquides ou pulvérulentes, il suffit queleur bêtise ou leur ignobilité soit irréprochable. On ira mêmejusqu’à leur passer un semblant de fraîcheur, si c’est un ragoût deplus pour les séniles concupiscences dont l’éréthisme estambitionné.

A Baudelaire agonisant dans l’indigence et quasi fou, on oppose,par exemple, un Jean Richepin rutilant de gloire et gorgé d’or.Celui-là, d’ailleurs, parfaitement assuré d’être le premier d’entreles fils de la femme, juge sa part insuffisante et vocifère sous sacasquette contre le client détroussé. Le délectable Paul Bourget,préfacier chéri des baronnes, se dresse en sifflotant sur sa petitequeue contre l’immense artiste Barbey d’Aurevilly qui se couche,formidable, dans le fond des cieux, et… il l’efface. Flaubert, àson tour, est dépecé et grignoté par l’acarus Maupassant engendréde ses testicules magnanimes, lequel, devenu poulain, promulguelittérairement le maquerellage et l’étalonnat.

Nul, parmi les grands, n’est exposé. Le boueur passe dans la rueet réclame les gens de talent. La reine du monde n’en veut plus.Elle a mal au coeur de ces tubéreuses. Il lui faut, à l’heureprésente, exclusivement, l’huile de bêtise et le triple extrait depourrissoir qui lui sont offerts par les tripotantes mains desvendeurs de jus que sa propre déliquescence est en train desaturer.

Il serait long, le défilé des médiocres et des abjects que lefromage de notre décadence a spontanément enfantés pourl’inexorable décoration du sens esthétique !

Et d’abord, le plus glorieux de tous ces élus, – le Jupitertonnant de l’imbécillité française, – Georges Ohnet, le squalidebossu millionnaire, dont la prose soumise opère une succion de centmille écus par an sur l’obscène pulpe du bourgeois contempteur del’art. Immédiatement après, son illustre fils, Albert Delpit, levirtuose du foyer correct et le peseur vanté de féculepsychologique, Lovelace châtré, au strabisme innocemmentdéprédateur.

Puis, une sale tourbe : Bonnetain, le Paganini des solitudesdont la main frénétique a su faire écumer l’archet ; – ArmandSilvestre, l’éternel rapsode du pet, que ses latrinières idyllesont fait adorer des multitudes ; – le virginal Fouquier,moraliste hautain, héritier du bois de lit de feu Feydeau, ferréaux quatre pieds sur toutes les disciplines conjugales et jugerigide en matière de dignité littéraire ; — l’aquatiqueMendès, aux squames d’azur, ami de Judas par charité et lapidateurde l’adultère par esprit de justice, espèce de bifront sémite àdouble sexe, l’un pour empoisonner, l’autre pour trahir ; —Dumas fils, le législateur du divorce et du relevage, qui inventade remplacer la Croix par le speculum pour la rédemption dessociétés ; — Alphonse Daudet, le Tartarin sur les Alpes dusuccès, pour avoir pris la peine de naître copiste de Dickens,eunuque trop fécond qu’il trouve le moyen de tronçonner encoredepuis quinze ans ; — les deux batraciens oraculaires, Wolffet Sarcey, de qui relèvent tous les jugements humains et dont ladisparition calamiteuse, en la supposant conjecturable, produiraitimmédiatement l’universelle cécité ; — enfin, pour n’en pasnommer cinquante autres, Ernest Renan, le sage entripaillé, la finetinette scientifique, d’où s’exhale vers le ciel, en volutesredoutées des aigles, l’onctueuse odeur d’une âme exilée descommodités qui l’ont vu naître, et regrettant sa patrie au sein despapiers qu’il en rapporta, comme des reliques à jamais précieuses,pour l’éducation critique des siècles futurs !..

Après cela, que voulez-vous qu’il fasse, le petit troupeau desvrais artistes, qui ne savent rien du tout que frémir dans lalumière et qui ne furent jamais capables de cuisiner les grosragoûts de la populace ? Ils ne sont pas nombreux,aujourd’hui, cinq ou six, à grand’peine, et l’immonde avalanche apeu de mérite à les engloutir.

Ce serait assez, pourtant, si la France avait un reste de coeur,pour lui restituer, intellectuellement, la première place. L’Europen’a aucun écrivain vivant parmi les jeunes, à mettre en balanceavec deux ou trois romanciers de génie qui périssent actuellementde misère, dans le cachot volontaire de leur probité d’artistes, Lamort de Dostoïewsky a fait l’universel silence autour de Paris, etParis à genoux devant les cabotins qui le déshonorent, n’a pas mêmeun morceau de pain à donner à ceux-là qui empêchent encore sonvieux bateau symbolique de chavirer dans les étrons !

Si ce n’est pas là le Péché irrémissible dont il est parlé dansl’Évangile, je demande ce qu’il peut être, ce fameux péché, ceblasphème contre l’Esprit que rien ne pourra, dit-on, fairepardonner…

Il n’est pas croyable que la Providence ait fait des hommes degénie tout exprès pour être vomis. L’aventure, je le sais bien, estarrivée à un fameux prophète. Mais cette Vomissure s’est ramasséed’elle-même et s’en est allée parler à la plus terrible ville detout l’Orient qui l’a écoutée avec respect. Paris n’aurait écoutéJonas d’aucune manière et cet infortuné serviteur de Dieu eût étépeut-être forcé de supplier son requin de le réavaler.

Les hommes assez malheureux, aujourd’hui, pour être de grandsécrivains doivent attendre la mort et la désirer diligente et sûre,car leur vie est désormais sans saveur comme sans objet. Tout cequ’ils pourraient faire, en les supposant des saints, serait desupplier le Dieu terrible – et trop longanime ! – de lesconsidérer, à son tour, comme moins que rien et de ne pas ouvrir,pour leur vengeance, les stercorales écluses qui menacentévidemment Paris du seul déluge qu’il ait mérité, et qu’on s’étonnede voir si obstinément fermées !

L’autre article qui parut dans le sixième et dernier numéro duCarcan, fut, pour Marchenoir, la plus atroce de toutes lesdérisions de son enragé destin. Cet article eut un succèsretentissant, énorme, et ce succès lui fut inutile. La recette dunuméro, le seul qui se soit vendu, ne couvrit qu’à peine sesderniers frais, sans lui donner aucun moyen de continuer.L’imprimeur, plein de défiance, et peut-être menacé, refusaobstinément tout crédit.

Le pamphlétaire vit-ainsi la fortune se dérober en riant, aumoment même où elle paraissait s’offrir et dut renoncer,définitivement, à toute espérance avec l’aggravation de cettecuisante certitude que son triomphe aurait été assuré, s’il avaiteu la pensée de débuter par ce grand coup.

L’HERMAPHRODITE PRUSSIEN ALBERT WOLFF

Mercredi dernier, je m’excusais de parler d’un subalternechenapan du nom de Maubec, alléguant que nul, dans le monde desjournaux, ne le surpassait en ignominie. Je l’appelais, pour cetteraison : Roi de la presse.

Quelques-uns ont trouvé cela excessif. On m’a reproché de m’êtrelaissé emporter par mon sujet, d’avoir donné trop d’importance à cedrôle chétif, au préjudice d’Albert Wolff et de quelques autres,d’une bien plus aveuglante splendeur de salauderie morale.

Je confesse que le reproche peut paraître fondé. Il estincontestable qu’à ce point de vue le courriériste du Figaro, -pour ne parler, aujourd’hui, que de celui-là, – a plus de crédit etplus d’envergure.

C’est sur le globe qu’il plane, ce condor d’abomination. Ilsoutire si puissamment, à lui seul, l’universelle pourriturecontemporaine qu’il en devient positivement volatile et qu’il al’air de s’enlever dans les nues.

Mais, sans prétendre l’égaler, on peut encore être diablementprodigieux, et c’est le cas du petit Maubec.

D’ailleurs, tous ces monstres engendrés d’un même suintementverdâtre de notre charogne de société en copulation immédiate avecle néant sont tellement identiques par leur origine qu’on croittoujours contempler le plus horrible quand on les regardesuccessivement.

Albert Wolff a eu son Plutarque en M. Toudouze, romanciercynocéphale qui aurait pu se contenter d’être un impuissant delettres, mais qui a choisi de faire bonne garde aux alentours du »grand chroniqueur », comme si la pestilence ne suffisait pas.

Le livre de ce chien, est, en effet, un essai d’apothéosed’Albert Wolff.

Certes, je peux me flatter d’avoir lu terriblement dans monexistence de quarante ans ! Mais, jamais, je n’avais lu unechose semblable.

Ici, la bassesse de la flatterie tient du surnaturel, puisqu’ona trouvé le secret d’admirer un être, soi-disant humain, dont lenom seul est une formule évocatoire de tout ce qu’il y a de plusdéshonorant et de plus hideux dans l’humanité.

Il paraît que M. Toudouze est un riche qui n’a pas besoin defaire ce sale métier que la plus déchirante misère n’excuseraitpas. Mais la vanité d’un pou de lettres est inscrutable et profondecomme la nuit de l’espace, c’est une épouvantable contrepartie dela miraculeuse puissance de Dieu… et celui-là, qui s’en va cherchersa pâture aux génitoires absents d’Albert Wolff, – dansl’inexprimable espérance d’une familiarité à épouvanter desléproseries, – est cent fois plus confondant qu’un thaumaturge quiranimerait de vieux ossements.

Feu Bastien Lepage, que de lointaines ressemblances physiques etmorales rendaient sympathiques à Wolff, le peignit, un jour, dansl’ignoble débraillé de son intérieur.

Ce portrait, aussi ressemblant que pourrait l’être celui d’ungorille, eut un succès de terreur au salon de 1880.

La brutale autant que précieuse médiocrité du peinturier avaittrouvé là sa formule.

Il fut démontré que Bastien Lepage avait été engendré pourpeindre Wolff, et Wolff lui-même pour être étonné du génie deBastien Lepage, dont la destinée fut dès lors accomplie et qui,promptement, s’alla recoucher le premier, dans les puantes ténèbresde leur commune esthétique.

Ce portrait devrait être acquis par l’État et conservé avecgrand soin dans notre Musée national. Il raconterait pluséloquemment notre histoire que ne le ferait un Tacite, à supposerqu’un Tacite français fût possible et que la désespérante platitudede notre canaillerie républicaine ne le décourageât pas !

Il est assez connu des gens du boulevard, ce grand bossu à latête rentrée dans les épaules, comme une tumeur entre deuxexcroissances ; au déhanchement de balourd allemand, qu’aucunefréquentation parisienne n’a pu dégrossir depuis vingt-cinq ans, -dégaine goujate qui semble appeler les coups de souliers plusimpérieusement que l’abîme n’invoque l’abîme.

Quand il daigne parler à quelque voisin, l’oscillation dextralede son horrible chef ouvre un angle pénible de quarante-cinq degréssur la vertèbre et force l’épaule à remonter un peu plus, ce quidonne l’impression quasi fantastique d’une gueule de raie émergeantderrière un écueil.

Alors, on croirait que toute la carcasse va se désassemblercomme un mauvais meuble vendu à crédit par la maison Crépin, et ladouce crainte devient une espérance, quand le monstre est secoué decette hystérique combinaison du hennissement et du gloussement quiremplace pour lui la virilité du franc rire.

Planté sur d’immenses jambes qu’on dirait avoir appartenu à unautre personnage et qui ont l’air de vouloir se débarrasser àchaque pas de la dégoûtante boîte à ordures qu’elles ne supportentqu’à regret, maintenu en équilibre par de simiesques appendiceslatéraux qui semblent implorer la terre du Seigneur, — ons’interroge sur son passage pour arriver à comprendre le sotamour-propre qui l’empêche encore, à son âge, de se mettrefranchement à quatre pattes sur le macadam.

Quant au visage, ou, du moins, ce qui en tient lieu, je ne saisquelles épithètes pourraient en exprimer la paradoxale, laravageante dégoûtation.

J’ai dit un peu inconsidérément que Maubec faisait repoussoir àWolff et le rendait, par là, presque beau.

Je n’avais, alors, que le punais Maubec devant les yeux, et jene démêlais pas très bien mes sensations.

En réalité, ce vomitif gredin est surtout lépreux. Il porte sursa figure, — où tant de claques retentirent, — la purulence infinied’une âme récoltée pour lui dans l’égout, et il tient beaucoup plusde la charogne que du monstre.

Wolff est le monstre pur, le monstre essentiel, et il n’a besoind’aucune sanie pour inspirer l’horreur. Il lui pousserait deschampignons bleus sur le visage que cela ne le rendrait pas plusépouvantable. Peut-être même qu’il y gagnerait…

L’aspect général rappelle immédiatement, mais d’une manièreinvincible, le fameux homme à la tête de veau, qu’on exhiba l’anpassé, et dont l’affreuse image a souillé si longtemps nosmurs.

Je connais un poète qui avait entendu : l’homme à la tête deWolff, et qui n’en voulut jamais démordre. Il trouvait, peut-être,un peu moins de vivacité spirituelle dans l’oeil du chroniqueur. Acela près, il les aurait crus jumeaux.

La face entièrement glabre, comme celle d’un Annamite ou d’unsinge papion, est de la couleur d’un énorme fromage blanc danslequel on aurait longuement battu le solide excrément d’untravailleur.

Le nez, passablement osseux, comme il convient aux gibbosiaques,sans finesse ni courbure aquiline, un peu groïnant à l’extrémité,solidement planté d’ailleurs, mais sans précision plastique,éveille confusément l’idée d’une ébauche de monument religieux quedes sauvages découragés auraient abandonné dans une infertileplaine.

En haut, des sourcils en forme de cirrus s’envolent dans unfront de Tartare, au-dessus d’une paire d’yeux cupides, bridés etpochetés de vieille catin, devenue entremetteuse et patronneachalandée d’un bas tripot.

La bouche est inénarrable de bestialité, de gouailleriepopulacière, de monstrueuse perversité supposable.

C’est un rictus, c’est un vagin, c’est une gueule, c’est unsuçoir, c’est un hiatus immonde. On ne peut dire ce que c’est…

Les images les plus infâmes se présentent seules à l’esprit.

On ne peut s’empêcher de croire que cette bouche de mauvaisesclave, ou d’espion décrié, fut exclusivement faite pour engloutirdes ordures et pour lécher les semelles du premier maître venu quine craindra pas de décrotter sa chaussure à ce mascaron vivant.

Et c’est tout. il n’y a pas de menton. La lippe pendante de cegâteux de demain ne recouvre rien que le fuyant dessous d’entonnoirde son museau de poisson, qui disparaît ainsi, pour notre subiteconsternation, dans le plus ridicule accoutrement de cuistresordide qu’on ait jamais rencontré sur nos boulevards.

Le moral du sire est en harmonie parfaite avec le physique. Savie dénuée de toute péripétie juponnière, — pour l’excellenteraison d’un hermaphrodisme des plus frigides, — est aussi plate quecelle du premier cabotin venu dont la carrière aurait été sansorages.

Albert Wolff est né Juif et Prussien, à Cologne, dans les brasde la « grand-mère » de Béranger.

Parvenu à l’âge viril, – pour lui dérisoire, – on le trouvecopiste d’actes chez un notaire, à Bonn, mêlé aux étudiants del’Université, dont il partage les études de physiologie.

Il s’amuse même, dit son biographe, à décapiter des grenouilles,- en attendant celles qu’en des jours meilleurs il devramanger.

Puis, la vocation littéraire s’allumant tout à coup en lui,comme une torche, il écrit Guillaume le Tisserand, conte moral quifit pleurer des familles, assure-t-on.

Seulement, ces choses se passaient en Prusse et son ambition nepouvait se satisfaire à si peu de frais.

Il lui fallait Paris et le Café de Mulhouse, où se réunissaitalors, vers 1857, la rédaction du Figaro hebdomadaire, foetus pleinde santé du puissant journal qui règne aujourd’hui sur les cinqparties du monde.

Il ne s’agissait pas précisément d’avoir du génie pour êtreadmis à partager la fortune de ce perruquier.

Il s’agissait, surtout, de faire rire Villemessant et le balourdy parvint.

Dès ce jour, il fut jugé digne d’entrer dans le groupe desfarceurs, par qui la France est devenue, intellectuellement, ce quevous savez, et il ne s’arrêta plus de monter lentement, sans doute,à cause de la pesanteur de son gros esprit, mais avec l’infailliblesécurité du cloporte.

L’héroïque Toudouze raconte, sans aucun agrément cette plateOdyssée de journaliste, jugée par lui cent fois plus épique quel’Odyssée du vieil Ulysse.

Il s’arrête çà et là, – comme un âne gratté, – pour exhalerd’idiotes réflexions admiratives, à propos d’Aurélien Scholl, deJules Noriac, d’Alexandre Dumas, père et fils, ou de tout autredécrocheur de l’ arrivage parisien.

Au fond, toute cette histoire n’est rien de plus qu’un livre decaisse, où le comptable inscrit exactement les recettes de sonhéros.

On voit bien que c’est là l’essentiel pour le narré et lenarrateur.

Aussi, quelle exultation pour celui-ci, quand il relate lesuccès d’argent de cette honorable brochure : les Mémoires deThérésa, écrits par elle-même, mémoires inventés par Wolff, encollaboration avec Blum et Peragallo, et quels lyriques accentsdésolés, quand sa conscience implacable le force à mentionner uneperte de jeu de_ cent quatre-vingt-quinze mille francs.

Cette catastrophe, arrivée en 1877, fut, sans doute, pourbeaucoup dans la vocation de Salonnier de l’hermaphrodite duFigaro.

Il avait, une minute, pensé au suicide, mais il se tint ceraisonnement lucide, qu’après tout il serait bien imbécile de sefaire périr, comme un vulgaire décavé, quand il avait sous la mainla riche mamelle de la vache à lait d’un Salon sincère.

La Fortune recommença donc à rouler vers lui, à dater de cetteréflexion salvatrice.

Il devint très puissant, sa sincérité prussienne n’ayant plus debornes et, du même coup, le malheur ayant fait tomber les squamesqui enténébraient son génie, le simple pitre qu’il avait étéjusque-là fit enfin place au grand moraliste que consultent, avecrespect, les magistrats les plus sévères et qui tient l’humanitécontemporaine sous son arbitrage.

Telle est sa dernière et, probablement, définitive incarnation.Albert Wolff crèvera dans la peau d’un moraliste révéré.

Nous en sommes venus à ce point.

Ce semblant d’homme, raté même comme eunuque, ce bas-bleugermanique, – suivant l’expression de Glatigny, – dispose d’uneautorité si grande que le plus sublime artiste du monde relèveraitde son bon plaisir, et qu’il a le pouvoir de faire tomber des têtesou de déterminer des verdicts d’acquittement.

Ce vermineux juif de Prusse est le roi que nous avons élu dansnotre inexprimable avilissement, roi respecté de l’opinion, commeLouis XIV ne le fut pas, et devant qui bave de peur toute larampante crapule des journaux.

Bismarck peut dormir tranquille.

Son bon lieutenant est le maître en France.

Il se charge de nous émasculer, comme il est émasculé lui-même,et de tellement nous mettre par terre qu’il ne reste plus qu’à nouspiétiner comme un fumier de peuple, bon à engraisser le sol del’universelle Allemagne de l’avenir.

Lorsque la guerre de l870 éclata, la situation de l’horribledrôle, non assise comme elle l’est aujourd’hui, ne fut plustenable.

Il se vit forcé de disparaître ainsi que la plupart de sescompatriotes. Il erra, dit-on, par toute l’Europe comme un chacalinassouvi, attendant que le Belluaire de Prusse eût achevé sabesogne et que le vieux lion français, épuisé de vieillesse, fûtabattu pour venir l’achever de sa lâche gueule.

Il n’osa pas immédiatement reparaître après la Commune. Il yavait encore, pour lui, trop de bouillonnement et trop de calottesdans l’air parisien.

Il se fit imperceptible, il s’aplatit sous les meubles comme unepunaise, il se coula dans la boiserie.

Avec la ténacité d’acarus de sa double race, il se cramponna aubitume, essuyant les crachats et l’ordure dont l’inondait lepassant stupéfait de son impudence, voulant, quand même, s’imposerà Paris, qu’un atome de fierté lui eût conseillé de fuir.

Humble, mais inarrachable d’abord, victorieux et superbe, à lafin des fins.

Il ne lui suffisait pas d’être implanté parmi nous. Il luifallait régner par le Figaro, et Villemessant fut assez infâme pourle lui abandonner.

On sait, d’ailleurs, la reconnaissance du légataire et le mot,révélateur de la beauté de son âme, qu’il laissa tomber, en manièred’oraison funèbre, sur la montagneuse charogne de sonbienfaiteur.

Il venait de rembourser quatorze cent cinquante francs à lacaisse du journal pour dette de jeu contractée envers lepatron.

Presque aussitôt, le télégraphe apporte la nouvelle de la mortde Villemessant.

Après la première émotion, Wolff dit à ses camarades :

– Je n’ai jamais eu de chance avec notre rédacteur en chef. Sila nouvelle était arrivée quelques heures plus tôt, je ne payaispas les quatorze cent cinquante francs et la famille ne les auraitjamais réclamés.

Il ne reste plus qu’à rapprocher de cette anecdote le cantiqued’allégresse des journaux allemands, apprenant la sinistre farce denaturalisation du chroniqueur, et félicitant l’Allemagne d’êtredébarrassée d’une fière canaille aux dépens de cette imbécileFrance qui s’empressait de la recueillir.

J’ai parlé de pertes au jeu. Une étude sur Albert Wolff neserait pas complète si on oubliait de mentionner ce traitessentiel.

Fort tranquille du côté des femmes, il se rattrape autripot.

Paris ne connaît pas de plus forcené joueur.

Cette passion est telle qu’il fuit d’instinct tout cerclehonorable, – s’il en existe, – et ne fréquente que d’infâmestripots où il lui est plus aisé de la satisfaire.

Détesté des autres joueurs, redouté des directeurs et prêteurs,à cause de sa formidable situation au Figaro, il règne en despote,là comme ailleurs, abhorré, mais inexpulsable.

Profitant de la terreur qu’il inspire, il se fait ouvrir dedémesurés crédits. Quand il a pris sa culotte, ainsi qu’ils’exprime, le prêteur est obligé, neuf fois sur dix, d’attendrequ’il ait regagné, pour rattraper son pauvre argent, sans aucunespoir de retour du même service, — Wolff ayant affiché sonprincipe d’emprunter toujours et de ne jamais prêter.

L’argent gagné, d’ailleurs, s’éloigne très promptement de nosrivages.

Le bon Prussien envoie fidèlement son numéraire chez un banquierberlinois, et s’empresse de brûler les reçus, – ou de faire croirequ’il les brûle, – pour se mettre hors d’état de retirer les sommesou d’en négocier les titres, avant l’échéance, complexe turpitudeque je livre à de compétentes méditations.

Rien n’égale la morgue insolente de ce dégoûtant, vis-à-vis desmisérables qu’il peut se flatter de terrifier par sa plume, etrien, non plus, ne saurait être comparé à son humble réserve, quandil est en présence d’un véritable homme que ses vils potins nesauraient atteindre.

On raconte qu’il a eu des duels. Je n’y étais pas, hélas !mais je doute fort qu’il en accepte désormais.

Le temps n’est plus où il avait besoin de réclame.

Puis, l’âge descend sur ce monstre, comme il descendrait sur lefront auguste d’un patriarche, certaine chose qu’il sait bien va,peut-être, s’aggravant de jour en jour, et, plus que personne, leVIRGINAL Albert Wolff doit craindre d’être enfilé.

On sait que je n’ai pas l’âme ouverte à de bien enivrantsespoirs et que je n’attends aucune propre chose d’un avenir mêmeéloigné.

Pourtant, s’il nous venait une seule minute d’énergie et degénéreuse révolte contre l’effroyable vermine qui nous dévore, ilme semble qu’on la devrait employer, cette bienheureuse minute, àl’expulsion immédiate de ce Prussien de malheur, qui nousempoisonne, qui nous souille, qui nous conchie à son plaisir ;qui ose se permettre de nous moraliser et de nous juger ; -comme si ce n’était pas assez de la rage d’avoir été vaincu etpiétiné par un million d’hommes, et qu’il nous fallût encore avalerla suprême honte d’être opprimé, par cette vieille SALOPE, sansesprit, ni coeur, ni sexe, ni conscience, plus pestilentielle, ensa personne, que les croupissants détritus de tout un peuple enputréfaction !

S’il arrive enfin, le trois fois désirable hoquet du dégoûtsauveur, il faudra se jeter sur les balais, sur les pelles, sur leschenets, sur les fouets et les fléaux, sur tout objet propre àl’extirpation d’un vénéreux malfaiteur, et rejeter par-dessus lafrontière, – avec d’irrémédiables malédictions, – cette vomissureallemande, cette ordure de l’ennemi, cette ineffable monstruositéphysiologique et morale, qu’un siècle de gloire ne nous absoudraitpas d’avoir supportée !

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