Le Désespéré

Chapitre 9

 

Un éternel mouvement dans le même cercle, une éternellerépétition, un éternel passage du jour à la nuit et de la nuit aujour ; une goutte de larmes douces et une mer de larmesamères ! Ami, à quoi bon moi, toi, nous tous,vivons-nous ? A quoi bon vécurent nos aïeux ? A quoi bonvivront nos descendants ? Mon âme est épuisée, faible ettriste.

Ces lignes furent écrites, dans les dernières années du sièclepassé, par l’historien Karamsine.

On le voit, l’étrange Russie était déjà travaillée de ce célèbredésespoir qui descend aujourd’hui, comme un dragon d’apocalypse desplateaux slaves sur le vieil Occident accablé de lassitude.

Ce Dévorateur des âmes est si formidable, dans sa lente, maisinvincible progression, que toutes les autres menaces de lamétéorologie politique ou sociale commencent d’apparaître commerien devant cette Menace théophanique, dont voici l’épouvante ettrilogique formule inscrite en bâtardes de feu sur le pennon noirdu Nihilisme triomphant :

Vivent le chaos et la destruction ! Vive la mort !Place à l’avenir !

De quel avenir parlent-ils donc, ces espérants à rebours, cesexcavateurs du néant humain ? Ils ne s’arrangent pas des finsdernières notifiées par le catholicisme et protestent avec ragecontre l’intolérable déni de justice d’une imbécile évasion del’âme pensante dans la matière.

Quoi donc, alors ? Nul ne peut le dire, et jamais la pauvremécanique raisonnable n’avait enduré les affres d’une telle agonie.On s’est raccroché autant qu’on l’a pu, on a essayé de toutes lesamarres et de tous les crampons du rationalisme ou du mysticismehumanitaire, pour ne pas tomber jusque-là. Tout vésicatoirephilosophique, supposé capable de ressusciter un instant le soufflede l’Espérance, a été appliqué à cette phtisique, depuisl’hiérophante Saint-Simon qui parlait de rédemption jusqu’aupatriarche des nihilistes, Alexandre Herzen, qui en parlaitaussi.

Prêchez la bonne nouvelle de la mort, dit ce dernier, montrezaux hommes chaque nouvelle plaie sur la poitrine du vieux monde,chaque progrès de la destruction ; indiquez la décrépitude deses principes, la superficialité de ses efforts ; montrezqu’il ne peut guérir, qu’il n’a ni soutien, ni foi en lui-même, quepersonne ne l’aime réellement, qu’il se maintient par desmésentendus ; montrez que chacune de ses victoires est un coupqu’il se porte ; prêchez la Mort comme bonne nouvelle, commeannonce de la prochaine RÉDEMPTION.

Tel est le gravitant Absolu de doctrine que nul cric religieuxne déplacera jamais plus !

Négation absolue de tout bien présent et certitude absolue derécupérer l’Eden après l’universelle destruction. Enthymèmedélateur du néant de la vie par le néant de la mort, dernieracculement de l’orgueil, sommant une suprême fois l’X de laJustice, au nom de toute la douleur terrestre, d’accorder enfinautre chose que le simulacre d’une rédemption ou de raturer, —comme un solécisme, — en même temps que la malheureuse racehumaine, l’inexpiable Infini de notre nature !

Cette pensée terrible, cette convoitise de derrière le coeur,s’est jetée sur la société moderne et l’a enveloppée comme unpoulpe. Les plus myopes esprits commencent à comprendre qu’elle esten train de confectionner un fameux cadavre, — le cadavre même dela Civilisation ! — aussi grand que cinquante peuples, dontles chiens sans Dieu se préparent à ronger le crâne en Occident,pendant que ses pieds putréfiés répandront la peste au fond del’Orient !

Expectans, expectavi, attendre en attendant. Les mille ans duMoyen Age ont chanté cela. L’Église a continué de le chanter depuisl’égorgement du Moyen Age par les savantasses bourgeois de laRenaissance, comme si rien n’avait changé de ce qui pouvait donnerun peu de patience et, maintenant, on en a tout à fait assez.

Attendre cinquante siècles à la marge enluminée d’un livred’heures saturé de poésie, comme un de ces expectants patriarches,au sourire fidèle, qui regardent sempiternellement pousser descèdres sortis de leur ventre, passe encore.

Mais attendre sur un trottoir venu de Sodome, en plein milieu dela retape électorale, dans le voisinage immédiat de l’Américain oude Tortoni, avec la crainte ridicule de mettre le pied dans lafigure d’un premier ministre ou d’un chroniqueur, c’est décidémentau-dessus des forces d’un homme !

C’est pourquoi tout ce qui a quelque quantité virile, depuis unetrentaine d’années, se précipite éperdument au désespoir. Cela faittoute une littérature qui est véritablement une littérature dedésespérés. C’est comme une loi toute despotique à laquelle il nesemble pas qu’aucun plausible poète puisse désormais échapper.

Il ne faut pas chercher cette situation inouïe des âmessupérieures en un autre point de l’histoire que cette fin desiècle, où le mépris de toute transcendance intellectuelle oumorale est précisément arrivé à une sorte de contrefaçon dumiracle.

Antérieurement à Baudelaire, on le sait trop, il y avait eu lordByron, Chateaubriand, Lamartine, Musset, postiches lamentateurs quitrempèrent la soupe de leur gloire avec les incontinentes larmesd’une mélancolie bonne fille qui leur partageait ses faveurs.

Or, qu’est-ce que le vague passionnel de l’incestueux René,bâtard de Rousseau, ou la frénésie décorative de Manfred, auprès dela tétanique bave de quelques réprouvés tels queBaudelaire ?…

Ceux-là ne se souviennent plus des cieux, blague lamartiniennetant admirée ! Ils ne s’en souviennent plus du tout. Mais ilsse souviennent de la tangible terre où ils sont forcés de vivre, ausein de l’ordure humaine, dans une irrémédiable privation de la vuede Dieu, — quel que soit leur concept de cette Entitésubstantielle, — avec un désir enragé de s’en repaître et de s’ensoûler à toute heure !…

A cette profondeur de spirituelle infortune il n’y a plus qu’uneseule torture, en qui toutes les autres se sont résorbées pour luidonner une épouvantable énergie, je veux dire : le besoin de laJUSTICE, nourriture infiniment absente !

Parbleu ! ils savent ce que disent les chrétiens, ils lesavent même supérieurement. Mais il faut une foi de tous lesdiables et ce n’est pas la vue des chrétiens modernes qui la leurdonnerait ! Alors, ils produisent la littérature du désespoir,que de sentencieux imbéciles peuvent croire une chose très simple,mais qui est en réalité, une sorte de mystère… annonciateur d’on nesait quoi.

Ce qui est certain, c’est que toute pensée vigoureuse estmaintenant poussée, emportée, balayée dans cette direction, aspiréeet avalée par ce Maëlstrom !

Serait-ce que nous touchons enfin à quelque Solution divine dontle voisinage prodigieux affolerait la boussole humaine ?…

L’un des signes les moins douteux de cet acculement des âmesmodernes à l’extrémité de tout, c’est la récente intrusion enFrance d’un monstre de livre, presque inconnu encore, quoiquepublié en Belgique depuis dix ans : Les Chants de Maldoror, par lecomte de Lautréamont ( ?), oeuvre tout à fait sans analogue etprobablement appelée à retentir. L’auteur est mort dans un cabanonet c’est tout ce qu’on sait de lui.

Il est difficile de décider si le mot monstre est ici suffisant.Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu’unetempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir sabouléle fond de l’Océan.

La gueule même de l’Imprécation demeure béante et silencieuse auconspect de ce visiteur, et les sataniques litanies des Fleurs duMal prennent subitement, par comparaison, comme un certain aird’anodine bondieuserie.

Ce n’est plus la Bonne Nouvelle de la Mort du bonhomme Herzen,c’est quelque chose comme la Bonne Nouvelle de la Damnation. Quantà la forme littéraire, il n’y en a pas. C’est de la lave liquide.C’est insensé, noir et dévorant.

Mais ne semble-t-il pas à ceux qui l’ont lue que cettediffamation inouïe de la Providence exhale, par anticipation, -avec l’inégalable autorité d’une Prophétie, – l’ultime clameurimminente de la conscience humaine devant son Juge ?…

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