Le Désespéré

Chapitre 20

 

L’aventure de la seconde morte n’avait pas été moins tragique.Celle-ci, Marchenoir ne l’avait pas épousée sur un grabat dedéjections, dans le gueulement d’épithalame d’une porcheried’ivrognes en rut.

C’était une de ces pauvresses d’esprit de la débauche, – àcasser les bras à la Justice ! – une de ces irresponsableschasseresses, ordinairement bredouilles, du Rognon pensant,sommelières sans vocation, inhabiles à soutirer la futaillehumaine.

Il l’avait trouvée une nuit, dans la rue, désolée et sans asile.Son histoire, infiniment vulgaire, était la navrante histoire decent mille autres. Séduite par un drôle sans visage qued’inscrutables espaces avaient presque aussitôt englouti, chasséede sa pudibonde famille et ballottée, comme une épave, elle étaittombée sous la domination absolue d’un de ces sinistres voyousnaufrageurs, moitié souteneurs et moitié mouchards, quimonopolisent à leur profit la camelote de l’innocence.

Forcée, depuis des mois, de transmuer sa chair en victuaille deluxure, sous la menace quotidienne d’épouvantables volées, lamalheureuse, décidément inapte, mourante d’horreur et n’osant plusréintégrer l’horrible caverne, accepta sans hésitation les offresde service de Marchenoir, exceptionnellement galionné de quelquespièces de cent sous.

Incapable d’abuser d’une pareille détresse et remplid’évangéliques intentions, celui-ci dormit sur une chaise plusieursnuits de suite, cachant dans sa chambre et dans son lit cettedésirable créature qui tremblait à la seule pensée de sortir. Ilfallut devenir amoureux et le devenir passionnément. Le fragilechrétien interrompit, à la fin, ses dormitations cathédrales et unegrossesse imprévue récompensa bientôt sa ferveur.

Il gagnait alors un peu d’argent, aux Archives de l’État, commeharponneur de documents onctueux, pour le compte d’un fabricantd’huile de baleine historique de l’Institut. Cette énormeaggravation de sa misère ne l’épouvanta pas. Praticien duconcubinage héroïque, la circonstance d’un enfant à naître, loin dele troubler, lui parut un bénissable surcroît providentiel detribulations.

Un soir, la grossesse étant déjà fort avancée, on rapporta chezlui sa maîtresse à moitié morte et l’enfant naissant. La mère,étant tombée sur son ancien éditeur, avait été rouée de coups etsauvagement piétinée, au conspect d’un troupeau de boutiquiers dontpas un seul n’intervint. L’infortunée expira dans la nuit, aprèsavoir accouché avant terme laissant au seul ami qu’elle eut jamaisrencontré, le souvenir crucifiant de la plus délicieusement naïvedes tendresses.

Fauvement, il se jeta à son fils. Dans cette âme d’ancêtre,altérée de dilection, le sentiment paternel éclata comme unincendie.

Ce fut une nouvelle sorte de délire, fait de toutes lesagitations précordiales du passé et de toutes les antérieurestempêtes, un épitomé sublime de toutes les procellaires véhémencesde la passion enfin clarifiée, spiritualisée, concentrée et dardéeuniquement sur le berceau de cet enfantelet débile.

Redoutant les meurtrières abominations des nourricerieslointaines, il voulut le garder auprès de lui et, à forced’amoureuse énergie, parvint à le faire vivre jusqu’à l’âge de cinqans. Ce que cela lui coûta, lui-même n’aurait pu le dire !Mais il voulut être heureux de souffrir et se fit une volupté derâler toutes les agonies. Pour son enfant, il aurait accepté decheminer dans une voie lactée de douleurs !

Lorsque, après avoir fait n’importe lequel des quinze ou vingtmétiers humiliants que la nécessité lui suggéra, il venait lereconquérir chez une vieille voisine qui le gardait en son absence,c’étaient un cri et une extase !…

Il prenait ce petit être comme Hercule dut prendre le grandAntée, fils de la terre, avec des bras enveloppeurs quel’écroulement des cieux n’aurait pu désenlacer. Il l’emportait danssa chambre, comme un ravisseur, et le roulait éperdument dans sonsein. C’étaient des baisers de folie, des balbutiements, descataractes de pleurs.

Il sortait de lui de si pénétrants effluves d’amour que l’enfantne sentait aucun effroi de toutes ces furies et ne tremblait que dutremblement de douceur de ces bras terribles !

Voyant son père toujours en larmes, il lui essuyait les yeux dubout de ses faibles doigts, trop pâles. — Pauvre petit père, nepleure pas, tu sais bien que ton petit André ne veut pas mourirsans ta permission, lui disait-il, la dernière fois qu’ils sevirent, avec une précoce et surprenante lumière de pitié dans lesdeux lampes sépulcrales de ses vastes yeux d’enfant marqué pour lamort.

Cette frêle créature devait normalement expirer bientôt sur lecoeur du malheureux homme qui ne pouvait pas être le thaumaturgequ’il aurait fallu pour l’empêcher de mourir. Même cette redoutableconsolation ne lui fut pas accordée ! La destinée, jusqu’alorssimplement impitoyable, se manifesta soudain si noirement atroce,si démoniaquement hideuse, que le hurlement identique d’uneéternité de damnation put être défié d’exprimer la touffeur dedésespoir d’un plus hermétique enfer !

Comment la chose arriva-t-elle exactement ? ce réprouvé neparvint jamais à le savoir. Après trois jours d’une disparition quepersonne ne put expliquer, le corps du pauvre petit fut découvertpar Leverdier, à la Morgue, entre un noyé et une assommée quiressemblait vaguement à sa mère. Il fut établi que le sujet étaitmort d’inanition.

Comment et pourquoi ? Questions sans réponse, mystèreinsoluble que rien ne put éclaircir…

Ce fut le bon Leverdier qui passa de jolis instants !Marchenoir eut quinze jours de frénésie admirablement caractérisée.Il fallut l’intervention du commissaire de police pourl’enterrement et huit paires de robustes bras pour lui arracher lecorps de son fils. Il ne se retrouva lui-même qu’au bout de deuxmois d’une sorte de fièvre turbulente, son organisme puissant ayantvaincu, – pour lui seul, hélas ! – la mort jugée presqueinévitable, une demi-douzaine de fois.

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