Le Désespéré

Chapitre 1

 

A partir de ce jour, le révolté s’enferma dans la plus hautecitadelle de son esprit. Il se remit courageusement à son livre surle Symbolisme. Il se représenta que c’était la dernière ressourcequi lui restait, et calcula qu’avec l’argent du bon général desChartreux il irait quelques mois encore, et pourrait, sans doute,le terminer. Alors, il arriverait ce que Dieu voudrait, mais, dumoins, cette oeuvre, dont il se sentait la vocation et qui criaiten lui pour être enfantée, se trouverait accomplie.

Aucune porte, d’ailleurs, ne paraissait devoir s’entrouvrir. Sonpremier article au Pilate avait été le dernier. Il avait paru,effectivement, le surlendemain du fameux dîner, mais tellementdéfiguré par des atténuations et des retranchements sans nombrequ’il ne le reconnaissait plus, et que le premier chroniqueur venul’aurait pu signer. Il s’y attendait un peu et n’en eut point decolère. Il déplora seulement que son nom même n’eût pas été raturé,comme ses épithètes, et il ressentit de cette lâche sottise, uneamertume poignante qui le paralysa, intellectuellement, tout unjour. Puis, ce fut fini.

Du côté des catholiques, il avait éprouvé, depuis longtemps, detelles aversions, qu’il ne fallait pas même y songer. L’hostilitécafarde de ce groupe était, peut-être, encore plus enragée que lahaine déclarée des mécréants. Il l’avait bien vu pour sa Vie desainte Radegonde, livre exclusivement religieux, s’il y en eutjamais, dont les catholiques eussent dû faire le succès, et qu’ilsavaient éteint, du premier coup, sous un implacable silence. Pources nyctalopes, la pourpre vive du talent de Marchenoir était unscandale d’optique, pouvant mettre en danger la santé de leursméchants yeux, et qu’ils se firent un devoir d’étouffer comme unetentation du Diable. Le nouveau livre qu’il préparait ne lesindignerait pas moins. En supposant qu’il trouvât un éditeur, – cequi paraissait peu probable, – quel moyen aurait son oeuvred’arriver jusqu’au public et d’obtenir ce demi-succès de vente sinécessaire à la subsistance de l’auteur ? Décidément l’avenirétait horrible.

Marchenoir travaillait à corps perdu, écartant, comme ilpouvait, cette vision de désespoir. Mais elle revenait, quand même,s’imposant despotiquement au malheureux homme. Alors, la plumetombait de sa main et, quoi qu’il pût faire, il lui fallaitrepasser toute sa vie et reboire tous les souvenirs amers. C’étaitune mélancolie de damné. Dans ces moments, Véronique s’approchaitet, s’inclinant sur l’épaule de ce porte-croix chargé d’un si durfardeau, s’efforçait de le ranimer, – Pauvre chère âme, disaitelle, que ne puis-je prendre sur moi toute votre peine ! et,souvent, ces deux êtres s’attendrissaient l’un sur l’autre etpleuraient ensemble.

Or, cela même était un autre danger et une source de douleursnouvelles, – incomparables. Marchenoir se sentait plus amoureux quejamais. Avec une terreur immense, il se voyait de plus en pluscaptif et chargé de chaînes. Il avait beau regarder la mutilée,dans l’espérance de recueillir l’horreur dont elle avait prétendumasquer son visage, cette impression salutaire ne venait pas. Il netrouvait en elle qu’un objet de pitiés amollissantes, quis’achevaient en de suggestives incitations. Ce rêveur, chasteautant qu’un moine, brûlait comme un sarment.

Tel était le résultat définitif, l’aboutissement suprême de tantd’efforts, de si complètes victoires antérieures sur sa chair etsur son esprit. A quarante ans, il revenait aux troubles del’adolescence. Il lui fallait, déjà brisé tant de fois, résisterencore à cet effrayant retour de jeunesse qui déracine les âmes lesmoins entamées et les plus robustes. Et il ne voyait pas d’issuepour fuir. Le travail, la prière même, ne le calmaient pas. Tout letrahissait. Les eucharistiques tendresses de sa foi ne servaientqu’à pencher un peu plus son coeur sur cet abîme du corps de lafemme, où vont se perdre, en grondant, les torrents humains dévalésdes plus hautes cimes. Le Christ saignant sur sa Croix, la Viergeaux Sept Glaives, les Anges et les Saints lui tendaient l’identiquetraquenard de liquéfier son âme à leurs fournaises…

La situation morale de Marchenoir était épouvantable. Aucun êtrehumain ne saurait s’arranger de la privation perpétuelle de toutbonheur. Les plus misérables n’acceptent pas cet inacceptabledénûment. On peut toujours se donner un vice, une manie, ou seprécipiter au suicide. Ces trois solutions révoltaient égalementl’amoureux mystique, sans qu’il fût plus capable que le derniervagabond d’en dénicher une quatrième. Le bonheur ! il en avaitété affamé toute sa vie, sans espoir de rassasiement. Personne nel’avait jamais cherché avec une telle furie… et une si parfaiteincrédulité. Et encore, il l’avait cherché trop haut, dans un éthertrop subtil, même pour l’illusion.

Maintenant, par une dérision satanique, cet éternel désir d’êtreheureux, – cette inapaisable soif d’une fontaine qui n’existe paspour les êtres supérieurs, – se précisait, à deux pas de lui, sousla forme d’un objet palpable, dont la possession l’eût combléd’horreur. Il se tordait de rage, il se souffletait lui-même, à lapensée que cette sainte, – qui était sa gloire et sa rançon, – illa convoitait charnellement comme une maîtresse vulgaire !Ah ! c’était bien la peine d’endurer quarante martyres, des’exténuer par tant de labeurs, de se consumer au pied des autelset de laver les pieds de Jésus d’un million de larmes, pour aboutirfinalement à la saleté de cette obsession…

Il s’enfuyait loin de la maison, forcé d’abandonner son travail,et marchait hors de Paris, sur les routes et par les cheminsdéserts, en criant vers Dieu dans d’interminables perambulationssolitaires. Mais la Tentation ne le lâchait pas et souvent, même,en devenait plus active. Elle se perchait comme un aigle sur cemarcheur, les ongles plantés dans son cou, l’aveuglant des ailes,le déchiquetant du bec, ici dévorant la cervelle, et dominant deses cris de victoire la clameur de détresse du Désespéré.

Des frénésies soudaines le saisissaient, le rendant vraimenténergumène. Il se jetait, en mugissant comme un buffle pourchassé,dans les taillis, au risque de se déchirer le visage ou de secrever les yeux, insensible aux écorchures et aux meurtrissures, -quelquefois aussi se roulait sur l’herbe en écumant à la façon desépileptiques, appelant à son secours, indistinctement, lespuissances de tous les abîmes. Un soir, il se réveilla dans unfourré du bois de Verrières, glacé jusqu’à la moelle des os, ayantdormi de ce perfide et profond sommeil des épuisés de chagrin, quiles réconforte pour qu’ils puissent un peu plus souffrir.

Dans l’accalmie nerveuse qui suivait ces crises, sonimagination, toujours inquiète, lui représentait, pour varier sonsupplice, Véronique telle qu’elle avait été, hier encore, avant dese massacrer elle-même, pour l’amour de lui. Alors, il se laissaitaller à des calculs de marchand d’esclaves, se disant qu’après toutle mal n’était pas irréparable, que les cheveux et les dentspeuvent s’acheter et qu’il ne tenait qu’à lui de restaurer l’idolede sa perdition. Puis, le sentiment revenait, aussitôt, de sonéternelle indigence, — ramenant cette âme malheureuse au centre leplus désolé de ses infernales douleurs !

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