Le Désespéré

Chapitre 6

 

La loi salique ne fut jamais écrite, parce que c’était la loivitale, essentielle, de la monarchie française, et que tout essaide rédaction l’eût délimitée. L’Absolu est intranscriptible.

Pour cette raison, le Crime d’être pauvre n’est mentionnéclairement dans aucun code, ni dans aucun recueil de jurisprudencepénale. Tout au plus, est-il classé parmi les simples délitsrelevant des tribunaux correctionnels et assimilé au vagabondage,qui n’est, lui-même, qu’une conséquence de la pauvreté.

Mais ce silence est une sanction péremptoire de la terreuruniverselle qui refuse de préciser son objet.

Indiscutablement, la Pauvreté est le plus énorme des crimes, etle seul qu’aucune circonstance ne saurait atténuer aux yeux d’unjuge équitable. C’est un crime tel que la trahison, l’inceste, leparricide ou le sacrilège paraissent peu de chose, en comparaison,et sollicitent l’attendrissement social.

Aussi, le genre humain ne s’y est jamais trompé, etl’infaillible instinct de tous les peuples, en n’importe quel lieude la terre, a toujours frappé d’une identique réprobation lestitulaires de la guenille ou du ventre creux.

Puisqu’on ne pouvait édicter aucun châtiment déterminé, pour ungenre d’attentat que les législations épouvantées ne consentaientpas à définir, on accumula sur le Pauvre toutes les formesinfamantes ou afflictives de la vindicte unanime. Pour être assuréde tomber juste, on empila sur sa tête la multitude des expiations,au milieu desquelles il était impossible de faire un choix sansdanger de caractériser le forfait.

Les indigents ne furent condamnés formellement ni au feu, ni àl’écartèlement, ni à l’estrapade, ni à l’écorchement, ni au pal, nimême à la guillotine. Nulle disposition légale ne précisa jamaisqu’on dût les pendre, les émasculer, leur arracher les ongles, leurcrever les yeux, leur entonner du plomb fondu, les exposer, enduitsde mélasse, au soleil de la canicule, ou simplement les traîner,dépouillés de leur peau, dans un champ de luzerne fraîchementfauché… Aucun de ces charmants supplices ne leur fut littéralementappliqué, en vertu d’aucune explicite loi.

Seulement, le génie tourmenteur qui s’est appelé la Forcesociale a su rassembler pour eux, en une gerbe unique detribulation souveraine, toute cette flore éparse des pénalitéscriminelles. On les a sereinement, tacitement, excommuniés de lavie et on en fait des réprouvés. Tout homme du monde, — qu’il lesache ou qu’il l’ignore, — porte eu soi le mépris absolu de laPauvreté, et tel est le profond secret de l’HONNEUR, qui est lapierre d’angle des oligarchies.

Recevoir à sa table un voleur, un meurtrier ou un cabotin, estchose plausible et recommandée, — si leurs industries prospèrent.Les muqueuses de la considération la plus délicate n’en sauraientsouffrir. Il est même démontré qu’une certaine virginité serécupère au contact des empoisonneurs d’enfants, — aussitôt qu’ilssont gorgés d’or.

Les plus liliales innocences offrent, en secret, la rosée deleurs jeunes voeux au rutilant Minotaure, et les mères les plusvertueuses pleurent de douces larmes à la pensée qu’un jour,peut-être, cet accapareur millionnaire qui a ruiné cent famillesaura la bonté de s’employer à l’éventrement conjugal de leur « chèreenfant ».

Mais l’opprobre de la misère est absolument indicible, parcequ’elle est, au fond, l’unique souillure et le seul péché. C’estune coulpe si démesurée que le Seigneur Dieu l’a choisie poursienne, quand il s’est fait homme pour tout assumer.

Il a voulu qu’on le nommât, par excellence, le Pauvre et le Dieudes pauvres. Ce goulu Sauveur, – homo devorator et potator, commele désignaient les juifs, – qui n’était venu que pour se soûler etpour s’empiffrer de tortures, a judicieusement élu la Pauvreté pourcabaretière. Aussi, les gens honorables ont réprouvé, d’une communevoix, le scandale d’une telle orgie, et prohibé, dans tous lestemps, la fréquentation de cette hôtesse divinement achalandée.

Voilà bientôt deux mille ans que l’Église préconise la pauvreté.D’innombrables saints l’ont épousée, pour ressembler àJésus-Christ, et la vermineuse proscrite n’a pas monté d’unmillionième de cran dans l’estime des personnes décentes et bienélevées.

C’est qu’en effet la pauvreté volontaire est encore un luxe, et,par conséquent, n’est pas la vraie pauvreté, que tout hommeabhorre. On peut, assurément, devenir pauvre, mais à condition quela volonté n’y soit pour rien. Saint François d’Assise était unamoureux et non pas un pauvre. Il n’était indigent de rien,puisqu’il possédait son Dieu et vivait, par son extase, hors dumonde sensible. Il se baignait dans l’or de ses lumineusesguenilles…

La pauvreté véritable est involontaire, et son essence est de nepouvoir jamais être désirée. Le christianisme a réalisé le plusgrand miracle en aidant les hommes à la supporter, par la promessed’ultérieures compensations. S’il n’y a pas de compensations, audiable tout ! Il est insensé d’espérer mieux de notrenature.

Un plantigrade, doué de raison et contradictoirement privéd’espérance religieuse, est dans l’impossibilité la plus étroited’accepter cette geôle d’immondices et de consentir qu’on le traiteplus durement qu’un parricide pour avoir perdu sa fortune ou pourêtre né sans argent. S’il se résigne sans décalogue et sanseucharistie, on ne peut rien dire de lui, sinon qu’il est un lâcheou un imbécile. A ce point de vue, les nihilistes ont cent foisraison. Que tout tombe, que tout périsse, que tout s’en aille autonnerre de Dieu, s’il faut endurer indéfiniment cette abominablefarce de souffrir pour rien !

Hier soir, un millionnaire crétin, qui ne secourut jamaispersonne, a perdu mille louis au cercle, au moment même où quarantepauvres filles que cet argent eût sauvées tombaient de faim dansl’irrémédiable vortex du putanat ; et la délicieuse vicomtesseque tout Paris connaît si bien a exhibé ses tétons les plusauthentiques dans une robe couleur de la quatrième lune de Jupiter,dont le prix aurait nourri, pendant un mois, quatre-vingtsvieillards et cent vingt enfants !

Tant que ces choses seront vues sous la coupole des impassiblesconstellations, et racontées avec attendrissement par la gueusailledes journaux, il y aura, – en dépit de tous les bavardagesressassés et de toutes les exhortations salopes, – une gifleabsolue sur la face de la Justice, et, – dans les âmes dépossédéesde l’espérance d’une vie future, – un besoin toujours grandissantd’écrabouiller le genre humain.

– Ah ! vous enseignez qu’on est sur la terre pour s’amuser.Eh bien ! nous allons nous amuser, nous autres, les crevantsde faim et les porte-loques. Vous ne regardez jamais ceux quipleurent et ne pensez qu’à vous divertir. Mais ceux qui pleurent envous regardant, depuis des milliers d’années, vont enfin sedivertir à leur tour et, — puisque la Justice est décidémentabsente, – ils vont, du moins, en inaugurer le simulacre, en vousfaisant servir à leurs divertissements.

Puisque nous sommes des criminels et des damnés, nous allonsnous promouvoir nous-mêmes à la dignité de parfaits démons, pourvous exterminer ineffablement.

Désormais, il n’y aura plus de prières marmonnées au coin desrues, par des grelotteux affamés, sur votre passage. Il n’y auraplus de revendications ni de récriminations amères. C’est fini,tout cela. Nous allons devenir silencieux…

Vous garderez l’argent, le pain, le vin, les arbres et lesfleurs. Vous garderez toutes les joies de la vie et l’inaltérablesérénité de vos consciences. Nous ne réclamerons plus rien, nous nedésirerons plus rien de toutes ces choses que nous avons désiréeset réclamées en vain, pendant tant de siècles. Notre désespoircomplet promulgue, dès maintenant, contre nous-mêmes, la définitiveprescription qui vous les adjuge.

Seulement, défiez-vous !… Nous gardons le feu, en voussuppliant de n’être pas trop surpris d’une fricassée prochaine. Vospalais et vos hôtels flamberont très bien, quand il nous plaira,car nous avons attentivement écouté les leçons de vos professeursde chimie et nous avons inventé de petits engins qui vousémerveilleront.

Quant à vos personnes, elles s’arrangeront pour acclimater leurdernier soupir sous la semelle sans talon de nos savates éculées, àquelques centaines de pas de vos intestins fumants ; et noustrouverons, peut-être, un assez grand nombre de cochons ou dechiens errants, pour consoler d’un peu d’amour vos chastescompagnes et les vierges très innocentes que vous avez engendréesde vos reins précieux…

Après cela, si l’existence de Dieu n’est pas la parfaite blagueque l’exemple de vos vertus nous prédispose à conjecturer, qu’ilnous extermine à son tour, qu’il nous damne sans remède, et quetout finisse ! L’enfer ne sera pas, sans doute, plus atroceque la vie que vous nous avez faite.

Mais, dans ce cas, il sera forcé de confesser devant tous sesanges que nous aurons été ses instrument pour vous consumer, car ildoit en avoir assez de vos visages ! Il doit être, au moins,aussi dégoûté que nous, cet hypothétique Seigneur, il vous a, sansdoute, vomi cent fois, et si vous subsistez, c’est qu’apparemmentil a l’habitude de retourner à ses vomissements !

Tel est le cantique des modernes pauvres, à qui les heureux dela terre, – non satisfaits de tout posséder, – ont imprudemmentarraché la croyance en Dieu. C’est le Stabat desdésespérés !

Ils se sont tenus debout, au pied de la Croix, depuis lasanglante Messe du grand Vendredi, – au milieu des ténèbres, despuanteurs, des dérélictions, des épines, des clous, des larmes etdes agonies. Pendant des générations, ils ont chuchoté d’éperduesprières à l’oreille de l’Hostie divine, et, – tout à coup, on leurdévoile, d’un jet de science électrique, ce gibet poudreux où ladent des bêtes a dévoré leur Rédempteur… Zut ! alors, ils vonts’amuser !

Manger de l’argent. Qui donc a remarqué l’énormité symbolique decette locution familière ? L’argent ne représente-t-il pas lavie des pauvres qui meurent de n’en pas avoir ? La parolehumaine est plus profonde qu’on ne l’imagine. Ce mot estétrangement suggestif de l’idée d’anthropophagie, et il n’est pastout à fait impossible, en suivant cette contingente idée, de sereprésenter un lieu de plaisir comme un étal de boucherie ou unsimple restaurant bouillon où se débiterait par portions la chairsucculente des gueux. Les gourmets, par exemple, choisiraient dansla culotte et les ménagères économes utiliseraient jusqu’auxabatis, tandis que des viveurs délabrés d’une noce récente secontenteraient d’un modeste consommé de leurs frères déshérités. Onest étonné du tangible corps que prend un tel rêve, quand oninterroge ce propos banal.

Tout riche qui ne se considère pas comme l’INTENDANT et leDOMESTIQUE du Pauvre est le plus infâme des voleurs et le pluslâche des fratricides. Tel est l’esprit du christianisme et lalettre même de l’Évangile. Évidence naturelle qui peut, à larigueur, se passer de la solution du surnaturel chrétien.

C’est heureux pour les détrousseurs et les assassins, quel’animal soi-disant pensant soit si réfractaire au syllogismeparfait. Il y a diablement longtemps qu’il aurait conclu àl’étripement et à la grillade, car la pestilence, bien sentie, duriche sans coeur n’est pas humainement supportable. Mais laconclusion viendra, tout de même, et probablement bientôt, – étantannoncée de tous côtés par d’indéniables prodromes…

Les riches comprendront trop tard que l’argent dont ils étaientles usufruitiers pleins d’orgueil ne leur appartenait ABSOLUMENTpas ; que c’est une horreur à faire crier les montagnes, devoir une chienne de femme, à la vulve inféconde, porter sur sa têtele pain de deux cent familles d’ouvriers attirées par desjournalistes et des tripotiers dans le guet-apens d’unegrève ; ou de songer qu’il y a, quelque part, un noble artistequi meurt de faim, à la même heure qu’un banqueroutier crèved’indigestion !…

Ils se tordront de terreur, les Richards coeurs-de-porcs etleurs impitoyables femelles, ils beugleront en ouvrant des gueulesoù le sang des misérables apparaîtra en caillots pourris ! Ilsoublieront, d’un inexprimable oubli, la tenue décente et les airscharmants des salons, quand on les déshabillera de leur chair etqu’on leur brûlera la tête avec des charbons ardents ; – et iln’y aura plus l’ombre d’un chroniqueur nauséeux, pour en informerun public de bourgeois en capilotade ! Car il faut,indispensablement, que cela finisse, toute cette ordure del’avarice et de l’égoïsme humains !

Les dynamiteurs allemands ou russes ne sont que des précurseursou, si l’on veut, des sous-accessoires de la Tragédie sanspareille, où le plus pauvre et, par conséquent, le plus Crimineldes hommes que la férocité des lâches ait jamais châtiés, – s’enviendra juger toute la terre dans le Feu des cieux !

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