Le Désespéré

Chapitre 8

 

– Soit ! conclut Des Bois, après un assez long combat. Parconsidération pour vous, Dulaurier, je consens à faire encore unsacrifice. Mais, songez-y, ce sera le dernier. Je me croiraiscoupable si j’encourageais l’orgueil et la paresse de ce garçon,qui n’est malheureux que par sa faute, vous en convenezvous-même.

Voici trois louis. Je ne puis ni ne veux donner davantage.Envoyez-lui cet argent comme vous le jugerez convenable. Vousm’obligerez en lui faisant comprendre qu’il ne doit plus rienespérer de moi.

En conséquence, le poète sigisbéen des flueurs psychologiques dugrand monde jetait à la poste, le soir même, un message ainsilibellé :

Mon cher Marchenoir,

Votre lettre m’a fait beaucoup de peine. Vous savez combien estvraie mon amitié pour vous, en dépit des superficielles différencesd’opinion qui ont paru l’altérer, et vous ne pouvez pas douter dela part sincère que je prends à votre chagrin. Je sais trop ce quec’est que de souffrir, quoi que vous en pensiez, et personne,peut-être, n’a senti aussi douloureusement que moi, depuis lordByron, le mal d’exister. Je me suis appelé moi-même, dans un poèmedu plus désolant scepticisme, une âme « à la fois exaspérée etlasse ». Rien de plus vrai, rien de plus triste.

Vous m’avez quelquefois reproché, bien à tort, ce que vousappeliez mon indifférence et ma légèreté, sans tenir compte desdéchirements affreux d’une vie écartelée à vingt misères. Votredemande d’argent m’a plongé dans le plus cruel embarras. Vous mecroyez riche sur la foi de succès fort exagérés qui compensent bienfaiblement des années d’obscur labeur et de continuel effort pourimprégner d’idéalisme les plus répugnantes vulgarités.

Apprenez que je suis très pauvre et, par conséquent, trèséloigné de pouvoir, même en me gênant, vous envoyer ce que vous medemandez. Cependant, je n’ai pas voulu vous faire une réponse aussiaffligeante avant d’avoir essayé une démarche. J’ai donc été chezDes Bois, à qui j’ai fait connaître votre situation.

Il vous aime beaucoup, lui aussi, mais vous l’avez froissé commetant d’autres, souffrez que je vous le dise amicalement, mon cherMarchenoir. Votre inflexible caractère a toujours rebuté les gensles mieux disposés. Je vous ai défendu avec toute la chaleur de monamitié pour vous, sans pouvoir surmonter ses préventions.J’espérais obtenir la somme entière et ce n’est qu’à forced’instances et de guerre lasse qu’il a consenti à me remettre pourvous soixante francs, en me chargeant de vous avertir que toutetentative du même genre serait désormais inutile.

Je joins de bon coeur à cet argent les deux louis nécessairespour vous compléter une centaine de francs et je vous jure, qu’il afallu l’horrible urgence du cas pour que je me décidasse, en cemoment, à un pareil sacrifice.

Cependant, je le prévois bien, vous allez dire qu’on marchandeun misérable service et vous ferez d’amères plaintes sur ce quevous ne pouvez réaliser pour votre père les funérailles excessivesque vous aviez rêvées. Mais, mon pauvre ami, nul n’est tenu àl’impossible et il n’y a aucun déshonneur à s’en tenir à la fossecommune quand on ne peut faire les frais d’une sépulture moinsmodeste.

Je sais que je vous afflige en parlant ainsi, mais ma conscienceaussi bien que ma raison me dicte ce langage et, comme catholique,vous n’avez pas le droit de repousser une exhortation à l’humilitéchrétienne.

– Pourquoi, me disait le docteur, Marchenoir ne resterait-il pasà Périgueux ? Il y serait assurément beaucoup mieux qu’àParis, où il est aussi mal que possible. Il y trouveraitinfailliblement des amis de sa famille, d’anciens condisciples quiseront heureux de lui procurer des moyens d’existence…

Je trouve qu’il a raison et je ne puis m’empêcher de vous donnerle même avis. Prenez-le en bonne part, comme venant d’une âme uniede tristesse à la vôtre et qui a renoncé, depuis longtemps, à touteillusion.

La littérature vous est interdite. Vous avez du talent sansdoute, un incontestable talent, mais c’est pour vous unenon-valeur, un champ stérile. Vous ne pouvez vous plier à aucuneconsigne de journal, et vous êtes sans ressources pour subsister enfaisant des livres. Pour vivre de sa plume, il faut une certainelargeur d’humanité, une acceptation des formes à la mode et despréjugés reçus, dont vous êtes malheureusement incapable. La vieest plate, mon cher Marchenoir, il faut s’y résigner. Vous vousêtes cru appelé à faire la justice et tout le monde vous aabandonné, parce qu’au fond vous étiez injuste et sans charité.

Croyez-moi, renoncez à la littérature et faites courageusementle premier métier venu. Vous êtes intelligent, vous avez une belleécriture, je vous crois appelé à un infaillible succès dansn’importe quelle autre carrière. Tel est le conseil désintéresséd’un homme qui vous aime sincèrement et qui serait heureuxd’apprendre que vous avez enfin trouvé votre véritable voie.

Votre dévoué,

ALEXIS DULAURIER

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer