Le Désespéré

Chapitre 8

 

Comme il ne me reste plus que quelques instants à vivre, montrès cher ami, venez vous asseoir sur mon lit, posez ma tête, cettetête qui vous est si chère, sur vos genoux et mettez vos mains surmes yeux. Je m’imagine que cette position m’épargnera une partiedes peines que l’âme éprouve, lorsqu’elle sort de sa demeure.Quoique la mienne doive souffrir un double tourment, l’un enquittant ce corps qu’elle habite et l’autre en me séparant de vous,soyez persuadé qu’elle ne vous oubliera jamais, s’il reste quelquesouvenir à ceux qui descendent chez les morts.

Ainsi parlait à son fidèle Cantacuzène l’empereur Andronicmourant.

Marchenoir, à son lit de mort, était obsédé de ce souvenir, enattendant son ami, dont l’arrivée venait de lui être annoncée parun télégramme.

Puisqu’il fallait considérer Véronique comme n’existant plus,Leverdier résumait pour lui, désormais, toutes les directions de laterre. Il aurait voulu réellement, comme cet empereur de l’extrêmedécadence, poser sa tête, ainsi qu’un enfant, sur les genoux del’homme qui lui avait valu presque autant qu’un père et sentir surson visage cette main fidèle, qui l’eût protégé contre les visionspossibles de la dernière heure…

Il attendait aussi le prêtre. Il l’attendait vainement depuis laveille. Certes ! il pouvait l’attendre, sa portière, qu’ilavait chargée de l’aller chercher, ayant jugé à propos de n’en rienfaire.

Ce n’était pourtant pas une méchante femme. Elle l’avait mêmesoigné avec une évidente sollicitude, et avait passé une partie desnuits dans la chambre de ce malade que le médecin avait condamné,dès le premier jour, — comptant un peu, à la vérité, sur l’arrivéede Leverdier bien connu d’elle pour être payée de sa peine, maiscapable, néanmoins, d’une certaine réalité de désintéressementaffectueux.

Elle appartenait à ce peuple de Paris que la sottise bourgeoisea plus profondément pénétré qu’aucun autre, et qui la reproduit enrelief, comme l’empreinte du cachet reproduit le creux del’intaille. Il n’était pas nécessaire de la faire bavarderlongtemps pour voir défiler tous les lieux communs et toutes lesrengaines qui constituent, depuis cent ans au moins, le trésorpublic de l’intelligence française : « Dieu n’en demande pas tant. -La religion, c’est de ne faire de tort à personne. – Quand on esthonnête, on n’a pas besoin de se confesser. – Quand on est mort, onn’a plus besoin de rien. » Etc. Elle allait très régulièrement aucimetière, le Jour des Morts, avec cent mille autres qui neconnaissent pas d’autre pratique pieuse et qui vont, une fois l’an,porter des couronnes à leurs défunts, pour lesquels ils n’auraientjamais la pensée de réciter une prière, dans l’inébranlableconviction que les chers absents sont tous « au ciel ».

– Plus souvent, avait-elle dit en s’en allant, que j’iraischercher un curé pour lui donner le coup de la mort, à ce pauvremonsieur !

En conséquence, elle n’avait pas bougé de la maison, répondantd’heure en heure à Marchenoir que ces messieurs de la paroisseétaient fort occupés, mais qu’elle avait fait la commission, etqu’on allait, pour sûr, en voir abouler quelqu’un, d’une minute àl’autre…

La matinée avait été d’un tragique formidable. N’ayant pu rienavaler le jour précédent et tourmenté d’une fièvre étrange, ilavait demandé à boire.

La vieille, qui somnolait au coin du feu, lui tendit une tassede tisane, en glissant nom oreiller sous sa tête, et, gémissantd’une douleur inaccoutumée qui le mordait à la gorge, il essaya deboire.

Ce ne fut pas long. Dès la première gorgée, il rejeta leliquide, la tasse fut lancée à l’extrémité de la chambre et lemoribond, poussant une espèce de rugissement, se dressa, terrible.Il prit sa tête à deux mains, comme s’il eût voulu se l’arracher,par un geste de détresse si effrayant que la portière, déjàpétrifiée, tomba sur ses genoux.

Puis, il sortit complètement de ses draps, et, se précipitant del’une à l’autre extrémité du lit, se roula, se tordit, se débattiten râlant comme un démoniaque, faisant éclater ses bandages, sedéchirant à nouveau, se rebroyant lui-même, dans des convulsionsomnipotentes qu’aucun bras d’homme n’eût été capable deréprimer !

Cette agitation ayant duré près d’une demi-heure, il retombaenfin, comme une masse de chair souffrante écrasée, et la vieillegoujate n’entendit plus rien qu’un sifflement.

Elle ralluma, en tremblant, la bougie éteinte qui avait roulépar terre à côté d’elle, et trembla bien plus, quand elle vit, danssa réginale horreur, l’épouvantable simagrée du Trismus destétaniques.

Rapidement, elle rejeta les couvertures sur le corps rompu del’agonisant et courut chez le médecin. Ce personnage, ami ancien deLeverdier, et qui, pour cette raison, faisait crédit à Marchenoirde sa science et de ses pansements, trouva son client dans l’étatoù la garde l’avait laissé. A cet aspect, il haussa les épaules ensouriant, rajusta précairement les bandages, parut donner uneordonnance, fit entendre quelques paroles vaines tendant àdémontrer au mourant qu’il méprisait les signes manifestes de safin prochaine, comme de nuls symptômes, et se retirant, dit à lacommère qui le reconduisait :

– Ma chère dame, il n’y a plus rien à faire. Notre malade n’irapas jusqu’à demain. Il était déjà perdu. La moitié des côtesfracturées, un poumon en charpie et, maintenant, le tétanostraumatique, c’est complet. Il a dû prendre froid hier ouavant-hier…

C’était vrai. Le malade était resté à peu près sans feu, commeil convient aux agonisants privés de monnaie.

Mais il s’était passé une chose affreuse pendant la visite.Marchenoir avait regardé le guérisseur avec des yeux fous dontcelui-ci se souvint plus tard. Le malheureux, dont les dents noyéesd’écume étaient serrées, à faire éclater l’émail, par le cabestande la contracture, faisait des efforts désespérés pour parler. Seslèvres retroussées et violettes essayaient en vain de configurerles deux syllabes qu’il aurait voulu faire entendre. Comprenant quesa portière avait été infidèle, il désirait, — d’un désir suprême,— que le docteur se chargeât lui-même d’envoyer un prêtre. Dans sonimpuissance, il montra le crucifix, désigna une feuille de papier,fit à moitié le geste d’écrire. Tout fut inutile.

Il fallut boire cette dernière amertume qu’il n’aurait jamaisprévue. Lentement, il sombra dans le plus bas gouffre des douleurs.Tous les vieux supplices de sa vie resurgirent…

– Mourir ainsi ! criait-il au fond de son âme, moichrétien ! Est-il possible, après tant de maux, que je soisprivé de cette consolation ?

Il ne pouvait, il ne voulait pas le croire et il attendait,quand même, un prêtre, se disant qu’à défaut de message humain lapitié du ciel en aurait, sans doute, suscité quelque autre… Unprêtre quelconque pour l’absoudre et le visage aimé de sonLeverdier pour le fortifier !

A huit heures du matin, la vieille femme mit devant ses yeux unedépêche annonçant l’arrivée de son ami dans quelques heures.

– Il arrivera trop tard ! pensa-t-il. Mon Dieu !exigerez-vous cela encore de ma pauvre âme !… Les heuressonnèrent, – toutes les heures de cette journée de trépassement… Niprêtre, ni ami, personne ne venait.

Marchenoir, un peu détendu par l’approche visible de Celle quiallait décidément l’élargir, put enfin articuler quelques mots. Lepremier usage qu’il fit de sa voix revenue fut de commanderpositivement à la créature imbécile qui tricotait en le regardantmourir, d’aller lui chercher ce récalcitrant ecclésiastique quis’obstinait à ne pas venir.

– Si vous n’obéissez pas, fit-il, je le dirai à Leverdier quivous le fera payer cher.

Elle avait donc obéi, mais en vain. Le bedeau de la paroisse luirépondit avec majesté que M. le vicaire de service, seul présent,irait probablement voir le mourant quand il aurait fini lesconfessions qui l’occupaient en cet instant, mais qu’il ne fallaitpas songer à le déranger. L’ambassadrice ne poussa pas plus avantet revint avec cette réponse.

Marchenoir jeta un regard de désolation infinie sur l’image deson Christ et deux larmes, les dernières, sortirent de ses yeux etroulèrent avec lenteur sur ses joues déjà froides, comme si elleseussent craint de s’y glacer.

Que se passa-t-il dans cette âme abandonnée ?Entendit-elle, comme il est raconté de tant d’autres, ces Voixcruelles de l’agonie, qui parlent aux mourants du mal qu’ils ontfait et du bien qu’ils auraient pu faire ? Dut-elle subir lespectacle, illustré par les vieilles estampes, du combat desmauvais et des bons esprits, acharnés à sa déplorableconquête ? Les morts qui l’avaient précédée dans ce passagelui apparurent-ils plus sensiblement que dans les rêves de sa fortevie, pour la désoler de leurs annonces d’une sentenceeffroyablement incertaine ? Ou bien, de paniques images,lancées, autrefois, par le pamphlétaire, sur un monde détesté,revinrent-elles, pour l’obscurcir, à ce lit de mort où se tarissaitleur source ?… Enfin le Christ Jésus, resplendissant delumière et environné de Sa multitude céleste, voulut-Il descendre àla place d’un de Ses prêtres, vers cet être exceptionnel qui avaittant désiré Sa gloire et qui L’avait cherché Lui-même, toute savie, parmi les pauvres et les lamentables ?…

– Tiens ! il a passé, ce pauvre monsieur, dit la conciergeen entrant, un seau de charbon à la main. Ce n’est pas trop tôt,tout de même, quand on souffre tant !…

L’église voisine sonnait l’angélus de la fin du jour.

Leverdier arriva à onze heures du soir.

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