Le Désespéré

Chapitre 11

 

Puisqu’il voulait que l’histoire fût un cryptogramme, ils’agissait de lire les lignes et d’en pénétrer les combinaisons.Or, les signes se déroulaient pendant six mille ans, à partir dupremier homme, du haut en bas de la pyramide prodigieusement évaséedu genre humain. Leurs combinaisons étaient innombrables comme lapoussière, compliquées à l’infini, tramées, tressées, imbriquées,repliées les unes dans les autres, entrelacées et embrouillées àtoutes les profondeurs.

Toutes les mains de la nuit avaient tissé ce chaos. Les troisConcupiscences, comme des fileuses infatigables, avaient fournil’écheveau, et les sept Péchés l’avaient dévidé, ventre à terre,dans tous les sens, autour de toutes les générations, à traversl’inextricable tourbillon des épisodes. L’Amour, la Mort, laDouleur, l’Oubli avaient mis en commun leurs paraboles pour unéternel négoce d’errata, où chacun d’eux tirait à lui toutes lesténèbres.

De temps en temps, un excellent historien se présentait pourcontrôler les balances et sa tête gélatineuse se liquéfiait dansles plateaux. L’Hypothèse disait à la Conjecture : Nous allons nousamuser ! et elles se faisaient caresser l’une et l’autre, parun vieux Mensonge tout nu, sur le souple divan de la Critique.L’étonnante route de l’histoire était tout en carrefours, avec despoteaux en girouette, où des dates, peu certaines, indiquaient,dans la direction de quelques événements carrossables, de toutpetits sentiers inexistants, pour aboutir à d’impossiblesvérifications. L’érudition frétait des bibliothèques alexandrinespour le ravitaillement d’innombrables rongeurs à lunettes, dontl’office était de picorer des fétus dans l’énorme amas de crottindocumentaire fienté par de plus grands animaux, en s’interdisantreligieusement jusqu’à la velléité d’une conclusion. Si,d’aventure, l’un d’entre eux s’en avisait, c’était sous l’expressecondition d’insulter à quelque grande chose, en chatouillant de saplume le dessous des pieds de la sainte Canaille, enfin victorieuseet potentate rémunératrice des flagorneurs qu’elle a décrottée.Dieu sait, alors, les jolis travaux qui s’exécutaient et l’abjecteclairvoyance de ces calomniateurs d’ancêtres !

L’esprit de l’homme planant, – comme autrefois celui duSeigneur, – sur cet inexprimable désordre avait dit : – Il n’y en apas encore assez comme cela ! et il avait commandé que lesténèbres fussent, c’est-à-dire que la suie du passé, délayée dansl’encre de nos imprimeurs, devînt indélébile et croûtonnante sur lamosaïque providentielle. On en était venu à tellement effacer lesrudimentaires concepts que les faits les plus énormes, les pluscrevant l’oeil, désormais orphelins de leurs principes et veufs deleurs conséquences, retranchés de l’orbite, excommuniés de toutensemble, acéphales et eunuques, n’existaient plus dans lescervelles qu’à l’état fantastique de postérité du hasard. Et cetteignorance de toute loi était particulièrement attestée, en cesiècle, par la grandissante rage de philosopher sur l’histoire.Obscur témoignage d’une conscience irrémédiablement taillée enpièces et tressaillant, une dernière fois, sous le hachoir descharcutiers de l’intelligence !

Pour commencer, Marchenoir demandait le divorce du Hasard et dela Liberté, absurdement unis sous le régime de l’étripementréciproque. Il jugeait monstrueux cet accouplement qui avait parul’unique ressource de la Raison moderne, affligée du célibat de satrès chère fille universellement décriée pour son incontinence etle malpropre choix de ses concubins. C’était une imposture par tropforte de prétendre que quelque chose de réel fût jamais sorti d’unefaculté, déjà si précaire, prostituée à ce bâtard du néant, et ilambitionnait, – alors que les sociétés agonisantes mettent leursenfants en gage pour obtenir, en payant, qu’on les achèveelles-mêmes – d’affirmer, une bonne fois, avant que tout s’écroulâtet pour l’honneur de l’être pensant, l’irrépréhensible solidaritéde tout ce qui s’est accompli, dans tous les temps et dans tous leslieux, à la honte des artisans de poussière qui pensent exterminerl’unité de l’homme en raclant de vieux ossements !

A ses yeux, le mot Hasard était un intolérable blasphème qu’ils’étonnait toujours, malgré l’expérience de son mépris, derencontrer dans des bouches soi-disant chrétiennes. – Rien n’arrivesans Son ordre ou Sa permission, disait-il auxblasphémateurs ; il vous a créés, votre Hasard, et il s’estincarné pour vous racheter de son sang ! Est-ce bien là votrepensée ? Alors moi, catholique, je lui crache à la figure, àce rival de mon Christ, qui n’a pas même l’honneur d’exister, commeune idole, dans un simulacre où, du moins, s’attesteraitl’industrie d’un entrepreneur de divinités.

Il était évident pour lui qu’on ne pouvait pas être catholique,ni même se flatter d’une infinitésimale pincée de sentimentreligieux, si on ne donnait pas absolument tout à la Providence,et, dès lors l’idée d’un plan infaillible sautait à l’esprit. Acette hauteur, peu lui importaient les chicanes philosophiques, oumême théologiques, qu’on pouvait lui décocher au sujet du LibreArbitre, laissé sans ressources, par cette invasion d’absolu, dansle pâturage desséché du conditionnel.

– Quand la Providence prend tout, c’est pour se donnerelle-même. Consultez l’Amour, si vous ne comprenez pas, et allez audiable ! Telle était toute la controverse de ce styliteintellectuel qui ne descendit jamais de sa colonne.

Il avait, certes, bien assez du pénitentiel labeur qu’il s’étaitimposé, puisqu’il s’agissait de réduire à un tel raccourci deformules l’universalité des témoignages, qu’ils pussent tenir dansun rais de la pensée. Puisque c’est toujours Dieu qui opère, adnutum, sur toute la terre, il fallait, de toute nécessité, préjugerun acte unique, indéfiniment réfracté dans ses créatures. Qu’onemployât le mot de Paternité ou celui d’Amour, ou tout autrevocable suggestif, la méditation ramenait toujours cette simple vued’un seul GESTE infini, produit par un Etre absolu, et répercutédans l’innumérable diversité apparente des symboles.

En quelque point des temps que s’enfonçât la pointe du compas,que ce fût la prise de Jérusalem ou la Défénestration de Prague,l’angle avait beau s’ouvrir dans de giratoires investigations, cepoint quelconque devenait le centre de l’univers. Le passé etl’avenir irradiaient lumineusement de ce foyer et convergeaient, enfrémissant, vers cet ombilic. Une identité surnaturelle éclataitpartout à la fois. L’homme se dénonçait pour avoir toujours fait lamême chose, dans une circulaire translation de circonstancesperpétuellement analogues, et l’imperceptible atrocité d’unEzzelino ou d’un Halberstadt avait juste autant de force harmoniqueet salariait aussi sûrement l’esprit de synthèse que les colossalesredites du despotisme des Tibère, des Philippe II ou desNapoléon !

L’histoire, telle que la voyait Marchenoir, était d’un tissu sigaranti qu’on pouvait mettre au défi n’importe quel faussaire de ladémarquer dune manière plausible. Les caractères altérés, leslignes déviées de leur sens écorchaient l’oeil et criaient pourqu’on les réintégrât. Le texte symbolique mutilé seulement d’uniota, n’avait plus de sens et divulguait, de son mutisme soudain,la profanation. Ce que la Providence avait écrit dans la rédivivetradition des peuples, avec des pâtés de sang et des chaînes demontagnes de morts, elle l’avait écrit pour l’éternité, sans quenul grattoir ou acide sacrilège eût jamais été capable d’oblitérer,d’un solécisme durable, ce palimpseste de douleur !

Car, telle était sa cédule évocatoire, à ce magicien d’exégèse,qui voulait que tout comparût à la fois devant le tribunal de sonesprit : Toute chose terrestre est ordonnée pour la Douleur. Or,cette Douleur était, à ses yeux, le commencement comme elle étaitla fin. Elle n’était pas seulement le but, le comminatoire proposultérieur, elle était la logique même de ces Écrituresmystérieuses, dans lesquelles il supposait que la Volonté de Dieudevait être lue. La sentence terrible de la Genèse, à la départiede l’Eden, il l’appliquait, dans sa rigueur, à l’enfantementtoujours douloureux des moindres péripéties de l’oecuménique romande la terre.

Alors, sur cette planète maudite, condamnée à ne germiner quedes épines, s’accomplissait, en soixante siècles, pour la racedéchue, l’épouvantable dérision du Progrès, dans le renouveausempiternel des itératives préfigurations de la Catastrophe quidoit tout expliquer et tout consommer à la fin des fins.

Les anges devaient avoir eu peur et pitié de ce spectacle, surlequel on avait sujet de redouter que ne tombât jamais le rideaud’une pudeur divine ! Les générations humaines toujoursdévorées au banquet des forts, sur tous les continent où lesenfants de Nemrod avaient étendu leur nappe, et le Pauvre, dontc’est l’étonnant destin de représenter Dieu même, le pauvretoujours vaincu, bafoué, souffleté, violé, maudit, coupé enmorceaux, mais ne mourant pas, – roulé du pied, sous la table,comme une ordure, d’Asie en Afrique et de l’Europe sur le mondeentier, – sans qu’une seule heure lui fût accordée pour sedésaltérer à ses propres larmes et pour racler les croûtes de sonsang ! Cela, pour toute la durée des sociétés antiques,sculptées en formidable raccourci dans la gouliafrée du roiBalthasar.

Puis, l’avènement du parfait Pauvre, en qui se résumèrent lesabominations les plus exquises de la misère et qui fut Lui-même leBalthasar d’un festin de tortures, où furent conviées toutes lespuissances de souffrir. Rédemption à faire trembler qui transfigurala poétique de l’homme sans rénover son coeur, en dérision de cequi avait été annoncé.

Un second registre de formules fut simplement ouvert, et lagrande liesse des boucs et des vautours recommença. Dans lescontrées immenses inexplorées par le christianisme, la cuisine despasteurs de peuples ne changea pas, mais, dans la chrétienté, lepauvre fut quelquefois invité, charitablement, à se repaître desdéjections de la puissance, dont il était, lui-même, l’aliment. Lefardeau des faibles, désormais aggravé de spiritualisme, fitcraquer les os des neuf dixièmes de l’humanité.

Comme si l’apparition de la Croix avait affolé les nations,l’univers se confondit dans une prodigieuse bousculade. Surl’Empire romain tordu par la colique, goutteux des pieds, avarié ducoeur, et devenu chauve comme son premier César, des millions debrutes à gueule humaine déferlèrent. Les Goths, les Vandales, lesHuns et les Francs s’assirent, en ricanant, sur leurs boucliers, etse laissèrent glisser en avalanches, contre toutes les portes deRome qui creva sous la poussée. Le Danube, gonflé de sauvages, serépandit en inondation sur les latrines du Bas-Empire. Du côté del’Orient, le Chamelier Prophète, accroupi sur la bouse de sontroupeau, couvait déjà, dans son sein pouilleux, les sauterellesaffamées dont il allait remplir les deux tiers du monde connu. Onse battait, on s’éventrait, on se mangeait les entrailles, pendanthuit cents ans, de l’extrémité de la Perse aux rivages del’Atlantique. Enfin, la grande charpente féodale s’installait dansle gâchis des égorgements.

On crut que c’était l’étançon d’une Jérusalem quasi célestequ’on allait construire, et il se trouva que c’était encore unéchafaud. Même la Chevalerie, La plus noble chose que les hommesaient inventée, ne fut pas souvent miséricordieuse aux membressouffrants du Seigneur, qu’elle avait mission de protéger. Même lesCroisades, sans lesquelles le passé de l’Europe serait un peu moinsqu’un amas d’immondices, ne furent pas sans l’horrible traînée detoutes les purulences de l’animal responsable. Pourtant c’étaitl’adolescence au coeur brûlant, c’était le temps de l’amour et del’enthousiasme pour le christianisme ! Les Saints, il y en eutalors, comme aujourd’hui, une demi douzaine par chaque centmillions d’âmes médiocres ou abjectes, – à peu près, – et l’odieuxbétail qui les vénérait, après leur mort, fut quelquefois obligéd’emprunter de la boue et de la salive pour les conspuer à sonplaisir, quand il avait l’honneur de les tenir vivants sous sessales pieds.

Deux choses, à peine, paraissaient à Marchenoir mériter qu’onsurmontât la nausée de cette abominable contemplation :l’indéfectible prééminence de la Papauté et l’inaliénablesuzeraineté de la France. Rien n’avait pu prévaloir contre ces deuxprivilèges. Ni l’hostilité des temps, ni le négoce des Judas, ni lasurpassante indignité de certains titulaires, ni les révolutions,ni les défaites, ni les reniements, ni les inconscientesprofanations de la sacrilège bêtise !… Quand l’une ou l’autreavait menacé de s’éteindre, le monde avait paru en interdit. LaBulle Unam Sanctam, de Boniface VIII, la fameuse bulle des DeuxGlaives, n’avait plus de croyants, il est vrai, et la France étaitgouvernée par des goujats… N’importe ! quelques âmes savaientqu’il existe, en leur faveur, une prescription contre toutes lespoursuites revendicatoires du néant, et Marchenoir était une unitédans le petit nombre de ces âmes malheureuses, charriées sur unglaçon fondant, au milieu d’un océan de tiédeur, vers un tropiqued’imbécillité !

Mais, avant de sombrer, ce millénaire voulait assigner les Tempsmodernes, les plus iniques temps et les plus bêtes qui furentjamais, devant un Juge dont il pressentait la prochaine Venue,quoiqu’il ait l’air de dormir profondément depuis tant de siècles,et qu’il espérait, à force de clameurs désespérées, faire, unebonne fois, crouler de son ciel ! Ces clameurs, il les avaitramassées de partout, accumulées, amalgamées, coagulées en lui.Écolier sublime de ses propres tortures, il avait syncrétisé, enune algèbre à faire éclater les intelligences, l’universelletotalité des douleurs.

De cette forêt sortait, en rugissant, une Symbolique inconnuequ’il aurait pu nommer la symbolique des Larmes et qui allaitdevenir son langage pour parler à Dieu. C’était comme une rumeurinfinie de toutes les voix dolentes miraculeusement abréviative quiexpliquait, – par la nécessité d’une manière de rançon divine, -les interminables ajournements de la Justice et l’apparenteinefficacité de la Rédemption.

Voilà ce qu’il prétendait mettre sous les yeux de sescontemporains inattentifs, d’abord ; ensuite sous le clairregard de Celui dont il appelait l’avènement, comme un témoignageaccablant de la fangeuse apostasie d’une génération, qui serapeut-être la dernière avant le déluge, — si sa monstrueuseindifférence l’a faite émissaire pour assumer l’opprobre de sesaînées, moins abominables qu’elle, dont l’histoire écrite a silâchement balbutié l’inculpation !

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