Le Désespéré

Chapitre 2

 

Une des pratiques religieuses auxquelles il tenait le plus étaitla grand’messe de paroisse, celle-là qu’on a nommée dans un styleabject, l' »opéra du peuple », probablement par antiphrase, puisqu’ilest interdit au peuple d’y assister.

Il est sûr que les fabriques ne badinent pas avec le pauvremonde, et Jésus lui-même, suivi du Sacré Collège de ses douzeApôtres, serait promptement balayé par le bedeau, – si cettecompagnie s’en venait, guenilleuse, et n’ayant pas de monnaie pourpayer les chaises. Les dévotes riches et notables, qui font graverleurs noms sur leurs prie-Dieu capitonnés, ne souffriraient pas levoisinage d’un Sauveur lamentablement vêtu, qui voudrait assisteren personne au Sacrifice de son propre Corps. Les toutous de cesdames seraient certainement expulsés avec plus d’égards que ceVa-nu-pieds divin.

Cette simonie inspirait à Marchenoir une horreur sans bornes.Aussi, ne le voyait-on jamais parmi la foule des paroissiensendimanchés. Il déposait Véronique au premier rang, devant l’autelqu’elle aimait à voir en face et allait s’installer, à l’abri detous les yeux, dans une chapelle latérale et presque toujourssolitaire, où son âme douloureuse risquait moins d’être coudoyéepar les âmes d’argent ou de boue qui polluent de leurs toilettes lamaison du Pauvre.

Il tâchait aussi de ne pas voir l’architecture de cette églisemoderne, – sous-imitation mal venue d’un art décadent, exécutée parquelque maçon dénué de pulchritude géométrique.

Toute son attention était pour cette Liturgie profonde qui atraversé les siècles, à l’encontre des apostasies du tire-ligne etdes reniements du compas. La compréhension qu’il avait de cettemerveille du Symbolisme chrétien lui procurait un apaisementsurnaturel. Son âme religieuse, aux trois quarts submergée par lediabolisme de la passion, prenait pied, quelques instants, sur cesformes saintes, au-delà desquelles il pressentait la gloire despitiés divines. Il retombait, aussitôt après, dans les vaguesfolles de son délire. N’importe ! il avait une heure deréconciliation sublime, traversée d’éblouissements. Unehypertrophie de joie lui gonflait le coeur, jusqu’à l’éclatement desa poitrine.

La grand’messe est une agonie d’holocauste accompagnée par deschants nuptiaux. Elle résume l’incommensurable des douleurs etl’infini des allégresses. Elle renouvelle, sans lassitude, en descérémonies toujours identiques, l’énorme confabulation du Seigneuravec les hommes :

– Je vous ai créés, vermine très chère, à ma ressemblance troisfois sainte, et vous m’avez payé en me trahissant. Alors, au lieude vous châtier, je me suis puni moi-même. Il ne m’a plus suffi quevous me ressemblassiez ; j’ai senti moi, l’Impassible, unesoif divine de me rendre semblable à vous, pour que vous devinssiezmes égaux, et je me suis fait vermine à votre image.

Vous croupissez, comme il vous plaît, dans la fange rougie demon sang, au pied de la croix où vous m’avez fixé par les quatremembres pour que je ne m’éloignasse pas. Nous voilà donc ainsi,vous et moi, depuis deux mille ans bientôt. Or, ce bois estaffreusement dur et vous ne sentez pas bon, mes enfants chéris…

Je ne vois guère que mon serviteur Elie qui pourrait venir medélivrer, pour qu’il me fût possible, enfin, de vous baptiser et devous lessiver dans le feu, comme je l’ai tant annoncé. Mais ceprophète est endormi, sans doute, d’un puissant sommeil, depuis silongtemps que je l’appelle dans l’angoisse duSabacthani !…

Il viendra, pourtant, je vous prie de le croire, et vousapprendrez alors, imbéciles ingrats, ce que je suis capabled’accomplir.

En ce jour, les épouvantes de Dieu militeront contre les hommes,parce qu’on verra la chose inouïe et parfaitement inattendue, quidoit déraciner jusque dans ses fondements l’habitacle humain,c’est-à-dire la translation des figures en réalité… Je vousaveuglerai, parce que je suis l’auteur de la Foi, je vousdésespérerai, parce que je suis le premier-né de l’Espérance, jevous brûlerai parce que je suis la Charité même. Je serai sanspitié, au nom de la Miséricorde, et ma Paternité n’aura plusd’entrailles, sinon pour vous dévorer.

Ma Croix méprisée éclatera de splendeur, comme un incendie dansla nuit noire, et une terreur inconnue recrutera, dans cetteclarté, la multitude tremblante des mauvais troupeaux et desmauvais pasteurs. Ah ! vous m’avez dit d’en descendre et quevous croiriez en moi. Vous m’avez crié de me sauver moi-même,puisque je sauvais les autres. Eh bien ! je vais combler tousvos voeux. Je vais descendre effectivement de ma Croix lorsquecette épouse d’ignominie sera tout en feu, – à cause de l’arrivéed’Elie, – et qu’il ne sera plus possible d’ignorer ce qu’était,sous son apparence d’abjection et de cruauté, cet instrument d’unsupplice de tant de siècles !…

Toute la terre apprendra, pour en agoniser d’épouvante, que ceSigne était mon Amour lui-même, c’est-à-dire l’ESPRIT-SAINT, cachésous un travestissement inimaginable.

Cette Croix qui me dépasse de tous les côtés, pour exprimer,dans sa Folie, les adorables exagérations de votre Rachat, Elle vadilater sur toute la terre ses Bras torréfiants. Les montagnes etles vallées se liquéfieront comme la cire, et votre Dieu, déclouéde son lit sanglant, posera de nouveau sur le sol d’Adam ses deuxpieds percés, pour savoir si vous tiendrez parole en croyant enlui.

Il vous regardera avec la Face de sa Passion, mais ruisselante,cette fois, de la lumière de tous les symboles préfigurateurs quece prodige allumera, devant lui, comme des flambeaux et, – pouravoir fait, dans le temps des ténèbres, l’usage qu’il vous aura plude votre liberté de pourriture – vous connaîtrez, à votre tour, ceque c’est que d’être abandonné de mon Père, la Soif vous seraenseignée et toute justice sera consommée en vous dans lesépouvantables Mains ardentes que vous aurez blasphémées !

Tel était en Marchenoir l’étrange écho de la liturgie sacrée. Laferveur de ce millénaire tendait sans cesse aux accomplissements dela fin des fins. Tous les desiderata des âmes les plus sublimesaccouraient à cette âme, comme une invasion de fleuves, et saprière intérieure mugissait comme l’impatience des cataractes.

Ce chrétien inouï ne pensait même plus à son triste temps. Lescolères immenses que soulevait en lui la promiscuité des ambiantesturpitudes étaient oubliées. Involontairement, il assumait, en desurhumains transports, la déréliction de tous les âges.

– Vous avez promis de revenir, criait-il à Dieu, pourquoi doncne revenez-vous pas ? Des centaines de millions d’hommes ontcompté sur votre Parole, et sont morts dans les affres del’incertitude. La terre est gonflée des cadavres de soixantegénérations d’orphelins qui vous ont attendu. Vous qui parlez dusommeil des autres, de quel sommeil ne dormez-vous pas, puisqu’onpeut vociférer dix-neuf siècles sans parvenir à vousréveiller ?… Lorsque vos premiers disciples vous appelèrentdans la tempête, vous vous levâtes pour commander le silence auvent. Nous ne périssons pas moins qu’eux, je suppose, et noussommes un milliard de fois plus infortunés, nous autres, lesdéshérités de votre Présence, qui n’avons pas même le décevantréconfort de savoir en quel lieu de votre univers vous dormez votreinterminable sommeil !

Ces objurgations, que les docteurs de la loi eussent condamnées,il ne pouvait s’empêcher de les renouveler sans relâche. C’était larespiration de son âme, quand il s’exhalait vers le ciel, et, -depuis la mort du prêtre qui lui avait autrefois ouvertl’entendement, – il n’avait pu rencontrer que Véronique dont lesimple esprit ne se scandalisât pas de cette impétueuse façon deparler à Dieu.

Le souvenir de la chère créature se mêlait, par conséquent, à saprière et traversait en flèches de flamme ses exaltationsprophétiques. Il s’enroulait à ses pensées les plus hautes etparticipait de leur enthousiasme. Il trouvait, analogiquement, saplace dans les péripéties et les phases liturgiques du vaste dramede propitiation qui s’accomplissait sous les yeux du contemplatifobsédé.

Lorsque, après l’instruction dominicale du curé ou de sonvicaire, – que Marchenoir, au fond de sa chapelle, se félicitait dene pas entendre, – l’orgue venant à tonner à la parole del’officiant, promulguait, une fois de plus, en accompagnant lesvoix des chantres, cet antique Symbole de Nicée dont quinze sièclesn’ont pas encore épuisé l’adolescence, le solitaire était, malgrétout, avec Véronique, dans le houlement grégorien des DouzeArticles incommutables. La chair se taisait, sans doute, et labien-aimée se transfigurait à la lumière des aperceptionsextra-terrestres. L’obsession se faisait divine pour n’être pasexorcisée, mais elle ne s’éloignait pas un instant.

Peut-être fallait-il qu’il en fût ainsi. Les prières canoniquesde l’Église romaine ont un tel caractère d’universalité, une siessentielle vertu de ramener à l’absolu tout réductible sentimenthumain, que Marchenoir, momentanément allégé de tortures, seprenait à considérer cette violence exercée sur lui comme unenécessaire épreuve.

A ce point de vue, l’oblation de l’Hostie et l’oblation duCalice suggéraient à cet exégète enflammé d’immédiates applicationsque les grondements de l’orgue, aux versets incitateurs ducommencement de la Préface, avaient l’air de paraphraser. Sursumcorda ! – Hélas ! je le veux bien, répondait lemisérable, mais ma force est abattue et mon triste coeur pèseautant qu’un monde…

A l’immense éclat du Sanctus, il se redressait, il sebrandissait lui-même jusqu’aux cieux, dans l’ivresse rédemptrice decette louange oecuménique. Il lui semblait, alors, présenter devantle trône de Dieu cette sainte de la terre qu’il avait formée à laressemblance des saintes du Paradis.

– Retirez-la de moi, disait-il, cachez-la de moi dans vosgouffres de lumière, gardez-moi ce pécule de rémission que j’ai silaborieusement conquis !

Un peu plus loin, à l’hymne séraphique de l’O salutaris, il seliquéfiait de mélancolique douceur, et c’était la minute exacte oùil se croyait ordinairement devenu tout fort.

Toutes les cérémonies, tous les actes particuliers de ceSacrifice, que les théologiens regardent comme le plus grand actequi puisse être accompli sur terre pénétraient Marchenoir jusqu’auxintestins et jusqu’aux moelles. Il se saturait de la Dilectionsupérieure et n’en devenait ensuite que plus abordable auxinférieures sollicitations de son animalité…

C’est un lamentable mystère de notre nature que les plus hautesappétences des êtres libres soient précisément ce qui les précipiteà leur perdition, – afin qu’ils tombent sans espérance, commeLucifer. Le malheureux le savait. C’est pourquoi il aurait vouluque cette messe n’eût jamais de fin, et que les chants amoureux oucomminatoires continuassent ainsi, jusqu’à ce que les tièdesfidèles, venus pour faire semblant de les écouter, fussent réduitsen poussière avec lui-même et sa Véronique !…

Il sortait enfin, les nerfs rompus, la tête sonnante, excédéjusqu’à défaillir.

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