Le Désespéré

Chapitre 24

 

J’ai reçu ton argent, mon fidèle, mon unique Georges. Je feraice que tu me conseilles de faire, comme si c’était la TroisièmePersonne divine qui eût parlé, et voilà tout mon remerciement.J’arrive du cimetière et je pars demain pour la GrandeChartreuse.

Je t’écris afin de me reposer en toi des émotions de cesderniers jours. Elles ont été grandes et terribles. Une virginitéde coeur m’a été refaite, je pense, tout exprès pour que je visseexpirer mon père que je ne croyais, certes, pas aimer tant quecela. Tu sais combien peu de place il avait voulu garder dans mavie. Nous nous étions endurcis l’un contre l’autre, depuislongtemps, et je n’attendais rien de plus que cette obscuretrépidation que donne à des mortels la vision immédiate et sensiblede la mort. Il s’est trouvé qu’il m’a fallu prendre une hache ettrancher des câbles pour échapper à ce trépassé qu’on portait enterre…

Je suis saturé, noyé de tristesse, mon ami, ce qui ne me changeguère, tu en conviendras, mais la grande crise est passée et levoyage de demain m’apparaît comme une de ces aubes glacées etapaisantes que je voyais poindre, il y a deux ans, du fond de monlit de fiévreux après une nuit de fantômes. Ils encombrentdésormais ma vie, les fantômes ! ils m’environnent, ils mepressent comme une multitude, et les plus à redouter, hélas !ce sont encore les innocents et les très pâles qui me regardentavec des yeux de pitié et qui ne me font pas dereproches !

Je viens de parcourir, en gémissant, cette pauvre maison de monpère où je suis né, où j’ai été élevé et qu’il va falloir vendrepour payer d’anciennes dettes, ainsi qu’on me l’a expliqué. Lamélancolique sonorité de ces chambres vides, plafonnées, pour monimagination, de tant de souvenirs anciens, a retenti profondémenten moi. Il m’a semblé que j’errais dans mon âme, déserte àjamais.

Pardonne-moi, mon bon Georges, ce dernier mot. Je crois que jene pourrai jamais dire exactement ce que tu es pour le sombreMarchenoir. J’ai eu un frère aîné mort très jeune, dans la mêmeannée que ma mère. Tout à l’heure, j’ai retrouvé des objetsenfantins qui lui ont appartenu. Je t’en ai déjà parlé. Ils’appelait Abel et c’est, sans doute, ce qui détermina mon père àm’accoutrer de ce nom de Caïn dont je suis si fier. Je l’auraispeut-être aimé beaucoup s’il avait pu vivre, mais je ne me lereprésente pas comme toi et je ne te nommerais pas volontiers monfrère.

Tu es autre chose, un peu plus ou un peu moins, je ne sais aujuste. Tu es mon gardien et mon toit, mon holocauste et monéquilibre ; tu es le chien sur mon seuil ; je ne sais pasplus ce que tu es que je ne sais ce que je suis moi-même. Mais,quand nous serons morts à notre tour, si Dieu veut faire quelquechose de nos poussières, il faudra qu’il les repétrisse ensemble,cet architecte, et qu’il y regarde à trois fois avant d’employerl’étrange ciment qui lui collera ses mains de lumière !

Tu as sans doute raison de me reprocher d’avoir écrit àDulaurier et j’ai raison aussi, très probablement, de l’avoir fait.Il a jugé convenable de me répondre par une lettre qui ledéshonore. N’est-ce pas là un beau résultat ? Tout ce que tum’écris de lui, il a pris la peine de me l’écrire lui-même. Lepauvre garçon ! c’est à peine s’il se cache de la terreur queje lui inspire.

Franchement, j’avais cru que ce sentiment bien connu de moi, àdéfaut de magnanimité, vaincrait son avarice et le déterminerait àme rendre le facile service que je lui demandais. Il a eu la bontéde me conseiller la fosse commune, en me rappelant à l’humilitéchrétienne. Pour être si imprudent, il faut qu’il me croie tout àfait vaincu, autrement ce serait par trop bête d’outrager un hommedont la mémoire est fidèle et qui a une plume pour sevenger !

Quant au docteur, je ne l’avais pas prévu dans cette affaire.Ah ! ils sont dignes de s’estimer et de se chérir, cesnégriers de l’amitié qui m’ont jeté par-dessus bord à l’heure deprendre chasse, et qui mettraient à mes pieds les trésors de leurdévouement si j’obtenais un succès qui me rendît formidable !Avec quelle joie je leur ai renvoyé leur argent, tu le devines sanspeine.

Mais laissons cela. J’ai reçu la visite du notaire de lafamille. Je lui suppose d’autres clients, car il est gras etluisant comme un lion de mer. Cet authentique personnagem’apportait d’infinies explications auxquelles je n’ai riencompris, sinon que mon père, vivant uniquement d’une pension deretraite, ne laisse absolument que sa maison et le mobilier, l’unet l’autre de peu de valeur, ce que je savais aussi bien que lui.Mais il m’a révélé certaines dettes que j’ignorais. Il faut toutvendre et l’acquéreur est déjà trouvé, paraît-il. J’ai même crudémêler que je pouvais bien n’en être séparé que de l’envergured’un large soufflet. N’importe, j’ai signé ce qu’il a fallu, ledrôle ayant tout préparé d’avance. Les pauvres n’ont pas droit à unfoyer, ils n’ont droit à rien, je le sais, et je me suis cerclé lecoeur avec le meilleur métal de ma volonté pour signer plusferme.

On me fait espérer un reliquat de quelques centaines de francsqui me seront envoyés, le tripotage consommé. Ce sera mon héritage.Si ton général des Chartreux veut me gratifier de son côté, il m’encoûtera peu de recevoir l’aumône de sa main. Nous pourrons, alors,faire l’acquisition d’un nouveau cheval de bataille pour larevanche ou pour la mort. J’ai le pressentiment que ce sera plutôtla mort et je crois vraiment qu’il me faudrait la bénir, car jecommence à furieusement me lasser de jouer les Tantales de lajustice !

Dis à ma chère Marie l’Égyptienne qu’elle continue de prier pourmoi dans le désert de notre aride logement. Elle ne pourrait rienfaire qui me fût plus utile. Tu ne comprends pas trop bien toutcela, toi, mon pauvre séide. Tu ne sais que souffrir et tesacrifier pour mon service, comme si j’étais un Manitou de premièregrandeur, et la merveille sans rivale de cette fille consumée del’amour mystique est presque entièrement perdue pour toi. Tous lesprodiges de l’Exode d’Égypte se sont accomplis en vain, sous tesyeux, en la personne de cette échappée à l’ergastule des adorateursde chats et des mangeurs de vomissements à l’oignon de laLuxure.

Pour moi, je grandis chaque jour dans l’admiration et jem’estime infiniment honoré d’avoir été choisi pour récupérer cettedrachme perdue, cette perle évangélique flairée et contaminée parle groin de tant de pourceaux.

Il est étrange que je sois précisément l’homme qu’il fallaitpour rapprocher deux êtres si exceptionnels et si parfaitementdissemblables. Dans votre émulation à me chérir, c’est toi, l’hommede glace, qui me brûles et c’est elle, l’incendiée, qui me tempère.Tu ne te rassasies jamais de ce que tu nommes mes audaces et elletremble parfois de ce qu’elle appelle naïvement mes justices. Enmême temps, vous vous reprochez l’un à l’autre de m’exaspérer.Chers et uniques témoins de mes tribulations les plus cachées, vousêtes bien inouïs tous les deux et nous faisons, à nous trois, unassemblage bien surprenant !

Aujourd’hui, tu m’envoies à la Chartreuse du même air d’oracledont tu voulus, autrefois, me détourner d’aller à la Trappe.Seulement, cette fois, je t’obéis sans discussion et même avecautant d’allégresse qu’il est possible. Tel est le progrès de tongénie.

Tu te portes garant de la roborative et intelligente hospitalitédes Chartreux. Je le crois volontiers. Cependant il est peuprobable que j’écrive beaucoup dans leur maison. Mais je ferai del’ordre dans le taudion de mes pensées et je ferai passer le fleuvede la méditation la plus encaissée, au travers des écuries d’Augiasde mon esprit.

Quel livre pourrait être le mien, pourtant, si j’enfantais ceque j’ai conçu ! Mais quel accablant, quel formidablesujet ! Le Symbolisme de l’histoire, c’est-à-direl’hiérographie providentielle, enfin déchiffrée dans le plusintérieur arcane des faits et dans la kabale des dates, le sensabsolu des signes chroniques, tels que Pharsale, Théodoric,Cromwell ou l’insurrection du 18 mars, par exemple, etl’orthographe conditionnelle de leurs infinies combinaisons !En d’autres termes, le calque linéaire du plan divin rendu aussisensible que les délimitations géographiques d’un planisphère, avectout un système corollaire de conjecturales aperceptions dansl’avenir !!! Ah ! ce n’est pas encore ce livre qui mefera populaire, en supposant que je puisse le réaliser !

Je te quitte, mon ami, la fatigue m’écrase et l’heure galopeavec furie. J’ai hâte de fuir cette ville où je n’ai que dessouvenirs de douleurs et des perspectives de dégoût. Or, j’aibeaucoup à brûler, avant mon départ, dans cette maison qu’on vavendre. Je ne veux pas de profanations. Mais ça ne va pas êtrefertile en gaîté, non plus, cette exécution de toutes les reliquesde mon enfance !… Bonsoir, mes chers fidèles, et au revoirdans quelques semaines.

MARIE-JOSEPH CAIN MARCHENOIR

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