Le Désespéré

Chapitre 4

 

Toutes ces pensées assiégeaient à la fois l’hôte désemparé de laGrande-Chartreuse. Il se souvenait qu’en un jour d’enthousiasme etsans trop savoir ce qu’il faisait, il avait offert à Véronique del’épouser. Celle-ci lui avait répondu en propres termes :

– Un homme comme vous ne doit pas épouser une fille comme moi.Je vous aime trop pour jamais y consentir. Si vous avez le malheurde désirer la pourriture qui me sert de corps, je vais demander àDieu qu’il vous guérisse ou qu’il vous délivre de moi.

Cela avait été dit avec une résolution si nette qu’il n’y avaitpas à recommencer. A la réflexion, Marchenoir avait compris lasagesse héroïque de ce refus, et béni intérieurement la saintefille pour cet acte de vertu qui le sauvait de tourmentsinfinis.

Il ne se sentait pas épris à cette époque. Mais, maintenant,qu’allait-il faire ? Impossible d’épouser la femme qu’ilaimait, impossible surtout de vivre sans elle. Aucun expédient,même très lointain, n’apparaissait. Continuer le concubinagepostiche, en se condamnant au silence, où en prendrait-il laforce ? Même en acceptant cette chape de flammes comme unepénitence, comme une expiation de tant de choses que sa consciencelui reprochait, c’était encore une absurdité de prétendre récolterla palme du martyre chrétien sur la margelle en biseau d’uneciterne de désirs.

Il ne lui serait donc jamais accordé une halte, un repos assuréd’une seule heure, un oreiller de granit pour appuyer sa tête etvraiment dormir ! Et le moyen de travailler avec toutcela ? Car il ne pouvait se dispenser de donner son fruit, cepommier de tristesse qui ne soutirait plus sa sève que du coeur desmorts. Il faudrait, bientôt, comme auparavant, inventer d’écrire enretenant des deux mains plusieurs murailles toujours croulantes,reprendre et remâcher tous les vieux culots d’une misère sansissue, retraîner sempiternellement, avec des épaules en sang, lavoiture à bras du déménagement de ses vieilles illusionsarchidécrépites, crevassées, poussiéreuses, grelottantes, maiscramponnées encore et inarrachables !

La seule abomination qui lui eût manqué jusqu’à cet instant :l’amour sans espérance, ce trésor de surérogatoires avanies,désormais ne lui manquait plus. C’était admirablementcomplet ! Encore une fois, qu’avait-il devenir ? Il pritun marteau pour enfoncer en lui cette question, Jusqu’à se creverle coeur, et la réponse ne vint pas…

La littérature dite amoureuse a beaucoup puisé dans la vieilleblague des délices du mal d’aimer. Marchenoir n’y trouvait que dessuggestions de désespoir. Il avait bien cru, cependant, que c’étaitfini pour lui, les années de servitude, ayant payé de si royalesrançons au Pirate aveugle qui capture indistinctement toutes lesvariétés d’animaux humains ! Il n’était plus d’humeur àpâturer la glandée d’amour. En fait d’élégies, il n’avait guère àoffrir que des beuglements de tapir tombé dans une fosse, et lesseuls bouquets à Chloris qu’on pût attendre de lui eussent étémoissonnés, d’une affreuse main, parmi les blêmes végétaux d’unchantier d’équarrisseur.

A force de piétiner cette broussaille d’épines, il finit parfaire lever une idée trois fois plus noire que les autres, uneespèce de crapaud-volant d’idée qui se mit à lui sucer l’âme. Sabien-aimée avait appartenu à tout le monde, non par le désir ou lecommencement du désir, comme c’était son cas, mais par la caressepartagée, la possession, l’étreinte bestiale.

Aussitôt que cette fange l’eut touché, le misérable amoureux s’yroula, comme un bison. Il eut une vision immédiate du passé deVéronique, une vision bien actuelle, inexorablement précise. Alorslui furent révélés, du même coup, l’impérial despotisme de cesentiment nouveau qui le flagellait avec des scorpions, dès lepremier jour, et l’enfantillage réel des antérieures captations desa liberté.

Il vit, dans une clarté terrible, que ce qu’il avait cru, pardeux fois, l’extrémité de la passion, n’avait été qu’une surprisedes sens, en complicité avec son imagination. Sans doute, il avaitsouffert de ne jamais recueillir que des épaves, et ses fonctionsde releveur lui avaient paru, bien des fois, une destinée fortamère ? Il se rappelait de sinistres heures. Mais, du moins,il pouvait encore parler en maître et commander au monstre de lelaisser tranquille.

Aujourd’hui, le monstre revenait sur lui et lui broyaitdoucement les os dans sa gueule. Ah ! il s’était donné desairs de mépriser la jalousie et il s’était cru amoureux ! Maisl’amour véritable est la plus incompatible des passions inquiètes.C’est un carnassier plein d’insomnie, tacheté d’yeux, avec unepaire de télescopes sur son arrière-train.

L’Orgueil et sa bâtarde, la Colère, se laissent brouter parleurs flatteurs ; la pacifique Envie lèche l’intérieur despieds puants de l’Avarice, qui trouve cela très bon et qui luidonne des bénédictions hypothéquées avec la manière de s’enservir ; l’Ivrognerie est un Sphinx toujours pénétré, qui s’enconsole en allant se soûler avec ses Oedipes ; la Luxure, auventre de miel et aux entrailles d’airain, danse, la tête en bas,devant les Hérodes, pour qu’on lui serve des décapités dont elle abesoin, et la Paresse, enfin, qui lui sort du vagin comme unefilandre, s’enroule avec une indifférence visqueuse à tous lespilastres de la vieille cité humaine.

Mais l’Amour écume au seul mot de partage et la jalousie est samaison. C’est un colimaçon sans patrie, qui se repaît, sansconvives, dans sa spirale ténébreuse. Il y a des yeux à l’extrémitéde ses cornes et, si légèrement qu’on les effleure, il rentre enlui-même pour se dévorer. En même temps, il est ubiquitaire, quantau temps et quant à l’espace, comme le vrai Dieu dont il est laplus effrayante défiguration.

Avec une angoisse sans nom ni mesure, Marchenoir s’aperçut quecette diabolique infortune allait devenir la sienne. Il n’y avaitdéjà plus de passé pour lui. Tout était présent. Tous lesinstruments de sa torture pleuvaient à la fois, autour de lui, dansl’humble chambre de ce monastère où il avait espéré trouver lapaix.

La pauvre fille, il la voyait vierge, tout enfant, sortant duventre de sa mère. On la salissait, on la dépravait, on lapourrissait devant lui. Cette âme en herbe, cette fille verte,comme ils disent dans la pudique Angleterre, était bafouée par unvent de pestilence, piétinée par d’immondes brutes, contaminéeavant sa fleur. Toute la basse infamie du monde était déchaînéecontre cette pousse tendre de roseau, qui ne pensait pas encore,qui ne penserait sans doute jamais.

Puis, une sorte d’adolescence venait pour elle, comme pour uneinfante de gorille ou une archiduchesse du saint Empire, et, de laruche ouverte de son corsage, se répandait tout un essaimd’alliciantes impudicités. On se faisait passer à la chaîne et demains en mains, comme un seau d’incendie, ce corps impur, ce vasede plaisir, irréparablement profané. L’existence n’était plus pourelle qu’une interminable nuit de débauche qui avait duré dix ans,et qui supposait la révocation de tous les soleils, l’extinction àjamais de toutes les clartés, célestes ou humaines, capables de ladissiper !

Confident épouvanté de ce cauchemar, Marchenoir percevaitdistinctement les soupirs, les susurrements, les craquements, lesrâles, les goulées de la Luxure. Encore, si cette perdue n’avaitété qu’une de ces lamentables victimes, – comme il en avait tantconnu ! – tombées, en poussant des cris d’horreur, du ventrede la misère dans la gueule d’argent du libertinage !… Maiselle s’était pourléchée dans sa crapule et, gavée d’infamies, elleen avait infatigablement redemandé. Sa robe de honte, elle en avaitfait sa robe de gloire et la pourpre réginale de son allégresse deprostituée !

Il n’y avait pas moyen d’en douter, hélas ! et c’était bience qui crucifiait le plus le malheureux homme ! Il avait beause dire que toutes ces choses n’existaient plus, que le repentirles avait effacées, raturées, grattées, anéanties, qu’il se devaità lui-même, comme il devait à Dieu, aux anges pleurants, à tout leParadis à genoux, d’oublier ce que la Miséricorde infaillible avaitpardonné. Il ne le pouvait pas, et son âme, dépouilléed’enthousiasme, mais invinciblement enchaînée, demeurait là, nue etfrissonnante devant sa pensée…

C’était à l’école de cette agonie qu’il apprenait décidément ceque vaut la Chair et ce qu’il en coûte de jeter ce pain dans lesordures ! Pour la première fois, son christianisme se dressaiten lui pour la défendre, cette misérable chair que nul mysticismene peut supprimer, qu’on ne peut troubler sans que l’esprit soitbouleversé et qu’aucun émiettement de la tombe n’empêchera deressusciter à la fin des fins.

Il la voyait investie d’une mystérieuse dignité, précisémentattestée par l’ambition de continence de ses plus ascétiquescontempteurs. Évidemment, ce n’était pas des sentiments ou despensées d’autrefois qu’il pouvait être jaloux. L’irresponsableNéant serait descendu de son trône vide pour déposer sur ce point,en faveur de cette accusée, devant le plus rigoureux tribunal. Ellene s’était douté de son âme qu’en ressaisissant son corps. C’étaitdonc uniquement la chair souillée de ce corps qui le faisait tantsouffrir ! Un inexplicable lien de destinée, contre lequel ilse fût vainement raidi, le faisait époux de cette chair qui s’étaitdébitée comme une denrée et, par conséquent, solidaire de la mêmebalance, dans la parfaite ignominie des mêmes comptoirs..

En ce jour, Marchenoir assuma toutes les affres de la Jalousieconjugale, — impératrice des tourments humains, — que les êtressans amour ont seuls le droit d’ignorer, et qui peut magnifierjusqu’à des passions ordurières, dans des coeurs capables de laressentir !

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