Le Désespéré

Chapitre 2

 

– Oh ! comme vous avez l’air sérieux, ce matin, monsieur lecomte de Pylade, est-ce que nous aurions des inquiétudes sur lachère santé de monseigneur le marquis d’Oreste ?

Tels furent les premiers mots d’Alcide Lerat, la plus décevantecontrefaçon d’imbécile qu’on ait jamais vue. Il avait gardé de sonéducation de séminariste raté tout un stock de ce genre defacéties, insupportablement chantonnées en soprano mineur, avecl’accompagnement ordinaire d’une goguenarde révérence.

– Monsieur Lerat, répondit Leverdier qui se sentait sur le pointde n’avoir plus une goutte de patience dans les veines, je suistrès pressé et incapable, pour l’instant, de savourer vosdélicieuses plaisanteries. Je vous prie de m’excuser et d’aller audiable, s’il vous plaît.

– Nous y sommes tous, au diable, repartit le fâcheux, puisqu’ilest le Prince de ce monde, mais vous me recevez si mal que j’aibonne envie de garder pour moi une communication intéressante dontje voulais vous charger pour votre ami Marchenoir.

A ce nom, Leverdier devint attentif. Certes, il n’attendait, engénéral, rien de bon de son interlocuteur, mais il le savait uneciterne d’informations, souvent étonnantes, et se disait qu’une eautrès pure peut sortir quelquefois des gargouilles les plushideuses, en temps d’orage.

– Vous avez, dit il, quelque chose d’intéressant pourMarchenoir ?

L’autre, s’appuyant alors à deux mains sur la poignée de sacanne, aussi lamentable que lui, et s’infléchissant vers sonauditeur, comme un vieil arbre congratulé, – sans quitter uneseconde son sourire à claques sempiternel, – se mit à zézayer à lafaçon d’un enfant de choeur qu’une circonstance calamiteuse auraitinvesti de quelque secret important pour la prospérité de lafabrique.

– Votre ami aime à se faire désirer autant qu’une jolie femme.Il se cache comme un ours et tout le monde s’en plaint. J’airencontré, cette semaine, Beauvivier qui voudrait le voir. Je croisque son intention est de lui confier l’article de tête du Pilate,pour tracasser un peu les imbéciles de l’Univers. Si votre Caïn neprofite pas de l’occasion, il méritera d’errer, comme son homonymebiblique, « sur la face de la terre », car ils ont besoin de lui auPilate. Vous qui êtes un homme pratique, vous devriez luiconseiller de se limer les ongles et l’empêcher de faire dessottises. Beauvivier a daigné me dire qu’il comptait sur moi pourle lui amener. Il paraît croire que je suis dans les petits papiersde ce riverain du Danube. A propos, est-il revenu, seulement, deson voyage édifiant ?

– Oui, affirma rêveusement Leverdier, mais n’allez pas chez lui,je me charge de votre ambassade.

Cette communication lui donnait fort à penser. Il fallait que letout-puissant Pilate, l’universel journal des gens bien élevés, sesentît diablement anémié pour invoquer le réactif d’un telmoxa ! Dans ce cas..

A ce moment, il s’aperçut que le séduisant Alcide avait pris unepose connue. Ayant, au préalable, inspecté, en sifflotant, l’étatdu ciel et ramené sur ses tempes, du bout des doigts en pincettesde sa main gauche, quelques mèches indisciplinées, il avaitfinalement abaissé cette main à la hauteur présumée de l’organe dessentiments généreux et la tenait maintenant, ouverte et dardéecontre la poitrine, de son adversaire.

– C’est juste, fit celui-ci, j’oubliais ! Et, tirant sonporte-monnaie, il laissa tomber une pièce de cinquante centimesdans cette sébile à remontoir, qui déshonore, avec la plushorologique exactitude, la mendicité chrétienne.

Lerat ne voulut pas s’éloigner, pourtant, sans avoir compisséson bienfaiteur d’un dernier avis. En conséquence, il exhala cesprototypiques admonitions :

– Si votre ami veut réussir au Pilate, il faudrait luirecommander de ne plus tant faire la bête féroce. S’il sait plaireà Beauvivier, sa fortune est faite. Il ne manque pas de talent,quand il veut se modérer et ne pas employer continuellement sesabominables expressions scatologiques. C’est ce qui a perdu cebutor de Veuillot, qui a toujours rebuté mes réprimandes et quis’en trouve joliment bien, n’est-ce pas ? aujourd’hui qu’ilest crevé de son venin ! Voyez Labruyère et Massillon. Ils endisent plus en une seule phrase décente que tous vos épileptiquesen deux cents lignes. Persuadez-lui donc de lire mon livre sur laTable chez tous les peuples, que vous devez avoir dans votrebibliothèque. Il apprendra ce que c’est que la vraie force unie àla distinction.

L’odieux personnage avait cessé de sourire. Il flottait endérive sur son propre fleuve, avec la majesté d’un Dieu. Ayantenvoyé, du bout de ses doigts exorables, un tout petit gestemiséricordieux, il s’éloigna, plein de sa puissance, la canne sousl’aisselle, les deux mains cléricalement croisées dans l’intérieurde ses manches et le buste jeté eu avant, à la remorque de sonmuseau, ayant lair, parfois, de soubresauter proditoirement, de sonlamentable derrière.

– Dans ce cas, poursuivit en lui-même Leverdier, pour qui cetteretraite savante avait été une beauté perdue, Marchenoir pourrait,en un instant, reconquérir la grande publicité. Ne parvînt-il àlancer qu’un tout petit nombre d’articles, il ressaisirait bientôt,par le moyen d’un journal si retentissant, le groupe intellectuelameuté naguère par ses audaces et que son silence, depuis tant demois, a dispersé. Puis, quelle revanche contre tous les lâches quile croient vaincu ! Cette vermine de Lerat doit avoir dit lavérité. Il a les plus basses raisons du monde pour désirer detoutes ses forces qu’un brûlot formidable soit lancé, n’importe dequelle main, sur les cuisines de la presse catholique. Il a même dûtravailler fortement Beauvivier dans ce sens et lui faire gober lanécessité d’être l’inventeur de Marchenoir. Properce, d’ailleurs,en sage roublard, s’est soigneusement préservé d’écrire, et s’estcontenté de nous décocher cet éclaireur qui pouvait, à toutefortune, encaisser les rentrées de coups de semelle d’uneindignation présumable et qui allait, évidemment, rue desFourneaux, quand je l’ai rencontré.

Leverdier résolut de voir, le jour même, Properce Beauvivier, lepoète-romancier sadique, devenu depuis peu, directeur et rédacteuren chef du Pilate. Il le connaissait à peine, mais il voulait,autant que possible, pénétrer son jeu et préparer, avec un extrêmesoin, la négociation, — Marchenoir ayant plusieurs fois exprimétrès haut son mépris pour ce marécagier superbe, lequel devaitavoir un fier besoin de pimenter son limon pour s’être déterminé àfaire des avances à ce cormoran. Il était à craindre, aussi, qu’onne tendît l’échelle au désespéré que pour l’induire à se rompredéfinitivement la barre du cou sur quelque échelon pourri. Sansdoute, il eût été fort imprudent de chercher à pressentir cetinfâme juif sur la vitale question d’argent. Ses pratiques, à cetégard, devaient ressembler à celles de son prédécesseur, le fameuxMagnus Conrart, dont le répugnant suicide fit tant de bruit, et quifrappait d’une énorme redevance de prélibation les émoluments desrédacteurs de passage, qu’il savait crevants de faim et réduits àse contenter d’un salaire quelconque.

Mais, à défaut d’une sécurité budgétaire immédiate, il étaitabsolument indispensable d’assurer, au moins, l’indépendance del’écrivain, Marchenoir n’étant plus du tout le petit jeune hommetrop heureux d’acheter l’insertion de son vocable patronymique dansun grand journal, au prix de n’importe quelle charcutièreémasculation de sa pensée.

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