Le Désespéré

Chapitre 17

 

Marchenoir pleurait auprès du corps de son père, lorsqu’il reçutà la fois deux lettres de Paris : celle de Dulaurier et une autrede son ami le bibliographe. Il ouvrit aussitôt cette dernière :

Mon affligé, voici cinq cents francs que j’ai pu réunir entricotant activement de mes deux jambes de derrière depuis tondépart, et que je t’adresse avec une joie infinie. Pas deremerciements, surtout, n’est-ce pas ? tu sais si je lesméprise.

Cher Coeur souffrant, ne te laisse pas dévorer par ton chagrin.Tu as ton livre à faire. Tu as de grandes choses à dire à certainesâmes à qui personne ne parle plus. Relève-toi. Je n’ai pas d’autreparole de consolation à t’offrir. Ton infortuné père, que tu n’aspas plus tué que je n’ai tué le mien, a beaucoup plus besoin, àcette heure, de tes suffrages actifs que de tes larmes. Tu dois, ceme semble, comprendre ce langage.

Tu ne m’as pas écrit, naturellement ! – et je n’y comptaisguère, malgré ta promesse. Mais, en revanche, tu as écrit àDulaurier pour lui demander de l’argent, comme si je n’existaispas, moi ! Je l’ai rencontré aujourd’hui même, alors quej’étais en course précisément pour t’en procurer, et il m’a toutappris.

Tu es un traître, mon pauvre Caïn, et un imbécile par-dessus lemarché. Comment pouvais-tu espérer que ce fantoche de lettres, cetHarpagon-Dandy, se porterait volontiers à te secourir ? Est-ceque, par hasard, tu tomberais dans le gâtisme définitif de supposerque cette reliure, soi-disant pensante, de tous les lieux communset de toutes les inanités clichées, puisse être capable d’entrevoirseulement l’immense honneur que tu lui fais en l’implorant ?C’est par trop idiot et si tu n’étais pas si malheureux, jet’assommerais d’injures.

Il m’a joué tous les airs de sa mandoline, le misérable !Il s’est attendri, comme toujours, sur tes chagrins, sur tamalchance littéraire, etc. Puis prenant mon silence pour uneapprobation de tout ce qu’il lui plairait de me faire entendre, ceteunuque, – pour qui le fanatisme consiste à dire oui ou non surn’importe quoi, – a parlé, une fois de plus, de ton intolérance siregrettable et de ton injuste rage de dénigrement ; il m’adonné sa parole d’honneur que tes absurdes principes étaientincompatibles avec l’idée qu’on pouvait se faire d’une têtesagement équilibrée et qu’ainsi tu n’arriverais jamais à rien. Aufond, il te redoute terriblement et voudrait bien que tu restassesà Périgueux.

J’ai parfaitement senti qu’il tenait surtout à se justifier paravance du soupçon de ladrerie. Il paraît qu’il a poussé le zèle del’amitié jusqu’à s’en aller demander pour toi l’aumône au docteur,qui s’est fendu de quelques pièces de cent sous, à ce que j’ai pucomprendre. Ça ne doit pas être gros. Une bien jolie pratique,celui-là encore ! J’espère bien que tu vas leur renvoyerimmédiatement leur sale monnaie.

Ce Dulaurier a eu un mouvement admirable : – Voulez-vous prendrema montre ? m’a-t-il dit d’une voix mourante, vous laporteriez au mont-de-piété et vous enverriez l’argent à cemalheureux.

Moi, toujours silencieux, je regardais l’oignon monter etdescendre dans le gousset, puis finalement disparaître, comme unpauvre coeur qu’on dédaigne. Cela tournait au Palais-Royal.

Cette oblation grotesque me rappela, néanmoins, que l’heuregalopait. Je me hâtai de le féliciter sur son ruban rouge et sur leprix de cinq mille francs qu’on vient de lui décerner, en lesuppliant avec douceur de vouloir bien épandre désormais saprotection sur quelques écrivains supérieurs que je lui nommai, etque les récompenses n’atteignent jamais. Il m’a regardé alors avecdes yeux de merlan au gratin et s’est immédiatement faitdisparaître. J’espère que m’en voilà débarrassé pour quelquetemps.

Maintenant, très cher, pleure à ton aise, tant que tu pourras,en une seule fois, et quand ce sera bien fini, fais ce que je vaiste dire.

Va-t’en à la Grande-Chartreuse et demande l’hospitalité pour unmois. Je connais ces excellents religieux ; confie-leur tesidées, tes projets, ils te feront la vie douce, et si tu sais leurplaire, ils ne te laisseront pas revenir à Paris sans ressources.N’hésite pas, ne délibère pas, je sais ce que je te dis. Je vaismême écrire au Père Général pour t’annoncer et te présenter. On tesinapisera le coeur sur cette montagne et tu pourras ensuitereprendre la lutte avec une vigueur nouvelle qui déconcerteraplusieurs sages.

Ne t’inquiète pas au sujet de ta Véronique. La bonne filles’extermine à prier pour toi dix-huit heures par jour. Tu peux teflatter d’être aimé d’une bien extraordinaire façon. Sa hâte de terevoir est extrême, mais elle comprend que je te donne un bonconseil en t’envoyant à la Chartreuse.

Rien à craindre pour le pot-au-feu. Je suis là et tu dois un peume connaître, n’est-ce pas ? Je te serre dans mes bras.

GEORGES LEVERDIER

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