Le Désespéré

Chapitre 10

 

Marchenoir était né désespéré. Son père, petit bourgeois crispé,employé aux bureaux de la Recette générale de Périgueux, l’avaitaffublé, sur le conseil du Vénérable de sa Loge et par manière dedéfi, du nom de Caïn, à l’inexprimable effroi de sa mère quis’était empressée de le faire baptiser sous le vocable chrétien deMarie-Joseph. La volonté maternelle ayant été, par extraordinaire,la plus forte, on l’appela donc Joseph dans son enfance et le nommaléfique, inscrit au registre de l’état civil, ne fut exhumé queplus tard, en des heures de mécontentement solennel.

D’autres ont besoin des déconfitures ou des crimes de leurpropre vie pour en sentir la nausée. Marchenoir, mieux doué,n’avait eu que la peine de venir au monde.

Il était de ces êtres miraculeusement formés pour le malheur,qui ont l’air d’avoir passé neuf cents ans dans le ventre de leurmère, avant de venir lamentablement traîner une enfance chenue dansla caduque société des hommes.

Il fut orné, dès son premier jour, de la déplorable faculté,trop rare pour qu’on ait pu l’observer, de porter, autour de sonintelligence, comme une brume de choses anciennes etindiscernables, comme un halo de rêveries antérieures qui ne luipermirent longtemps qu’une vision réfractée du monde ambiant. Ileut le maillot réminiscent, si l’on veut concéder cette façond’exprimer une chose naturellement indicible.

– Cette anormale disposition extatique, racontait-il, à trenteans, ce prenant despotisme du Rêve qui me faisait incapable detoute application en me livrant à une perpétuelle stupeur, attirasur moi des tribulations et des épouvantes à défrayer unmartyrologe d’enfants. Mon père, endurci par d’imbéciles préjugéssur l’éducation et résolument enfermé dans la forteresseinexpugnable d’un tout petit nombre d’idées absolues, ne voulutjamais voir en moi qu’un paresseux et m’assommait avec une fermetélacédémonienne.

Peut-être avait-il raison. Je suis même arrivé à me persuaderque la culture intensive du roseau pensant est, en général, larésultante spirituelle d’un ascendant épidermique. Malheureusement,le pauvre homme stérilisait ses raclées en ne les faisant jamaissuivre d’aucun retour de tendresse qui en eût intellectualisé lacuisson. Naturellement incliné à chérir, cet éducateur infortunénourri au râtelier de Plutarque avait cru faire des miracles enprenant conseil de cette rosse antique, et, refoulant son coeur, àlui, son moderne coeur scarifié par d’anachroniques immolations, ils’était infligé de n’avoir jamais une caresse de son enfant, dansle civique espoir de sauvegarder la majesté paternelle.

Quand il me mit au lycée, ce fut un enfer. Hébété déjà par lacrainte, méprisé des autres enfants dont la turbulence me faisaithorreur, bafoué par d’ignobles cuistres qui m’offraient en risée àmes camarades, puni sans relâche et battu de toutes mains, je finispar tomber dans un taciturne dégoût de vivre qui me fit ressemblerà un jeune idiot.

Cette parfaite détresse, cette perpétuelle constriction ducoeur, ordinairement dévolue aux enfants mélancoliques dans lespénitentiaires de l’Université, s’aggravait pour moi del’impossibilité de concevoir une condition terrestre qui fût moinsatroce. Il me semblait être tombé, j’ignorais de quel empyrée, dansun amas infini d’ordures où les êtres humains m’apparaissaientcomme de la vermine. Telle était, à quatorze ans, et telle estencore, aujourd’hui, ma conception de la société humaine !

Un jour, cependant, je me révoltai, la malice de mescondisciples ayant dépassé je ne sais plus quelles bornes. Jedérobai un couteau de réfectoire heureusement inoffensif etm’élançai, après une bravade emphatique, sur un groupe de quarantejeunes drôles dont je blessai deux ou trois. On me releva écumant,broyé de coups, superbe ! Mon couteau avait fait peu de mal, àpeine quelques écorchures, mais mon père dut me retirer del’abrutissant séjour et me garder à la maison.

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