Le Désespéré

Chapitre 1

 

Le surlendemain, Marchenoir commençait à pied l’ascension duDésert de la Grande-Chartreuse. Lorsqu’il eut franchi ce qu’onappelle l’entrée de Fourvoirie, rainure imperceptible entre deuxrocs monstrueux, au-delà desquels la vie moderne paraît brusquements’interrompre, une sorte de paix joyeuse fondit sur lui. Il allaitenfin savoir à quoi s’en tenir sur cette Maison fameuse dans laChrétienté, — si bêtement entrevue, de nos jours, à travers lesfumées de l’alcoolisme démocratique, — ruche alpestre des plussublimes ouvriers de la prière, de ceux-là qu’un vieil écrivaincomparaît aux Brûlants des cieux et qu’il appelait, pour cetteraison, les « Séraphins de l’Église militante ! »

Les gens badigeonnés d’une légère couche de christianisme quiveulent que les pèlerinages soient commodes, affirment sous sermentque le monastère est inaccessible dans la saison des neiges.L’effet heureux de ce préjugé est une restitution périodique del’antique solitude cartusienne tant désirée par saint Bruno pourses religieux !

L’énorme affluence des voyageurs, dans ce qu’on est convenud’appeler la belle saison, doit être, pour les solitaires, une bienpesante importunité. La foi du plus grand nombre de ces curieuxn’aurait certainement pas la force évangélique qui fait bondir lesmontagnes, et beaucoup viennent et s’en vont qui n’ont pas d’autrebagage spirituel que le très sot journal d’un touriste sansingénuité. N’importe ! ils sont reçus comme s’ils tombaient duciel, aérolithes mondains de peu de fulgurance, qui ne déconcertentjamais l’accueillante résignation de ces moines hospitaliers

La Grande-Chartreuse doit donc être visitée en hiver par tousceux qui veulent se faire une exacte idée de cette merveilleusecombinaison de la vie érémitique et de la vie commune quicaractérise essentiellement l’Ordre cartusien, et dont latriomphante expérience accomplit, tout à l’heure, son huitièmesiècle.

Fondée en 1084, la famille de saint Bruno, – rouvre glorieux quicouvrit le monde chrétien de sa puissante frondaison, – seule entretoutes les familles religieuses, a mérité ce témoignage de laPapauté : « Cartusia nunquam reformata, quia nunquam deformata,l’ordre des Chartreux, ne s’étant point déformé, n’a jamais eubesoin d’être réformé. »

Dans un siècle aussi jeté que le nôtre aux lamproies ou auxmurènes de la définitive anarchie qui menace de faire ripaille dumonde, il est au moins intéressant de contempler cet uniquemonument du passé chrétien de l’Europe, resté debout et intact,sans ébranlement et sans macule, dans le milieu du torrent dessiècles.

D’où cela vient-il ? – dit un auteur chartreuxcontemporain. – De la sagesse qui accompagne nécessairement lesrésolutions du Définitoire, puisque ses Ordonnances n’obligentqu’après avoir été mises à l’essai ; puisque ces Constitutionsdoivent être approuvées par ceux qui ne les ont pas faites. Ce quinous a sauvés, c’est ce Définitoire libre, impartial, toujoursindépendant, puisque les religieux qui peuvent et doivent lecomposer arrivent en Chartreuse ignorants ou incertains de leurnomination ; ils y viennent alors sans idées préconçues, sansparti pris : la brigue et la cabale seraient impossibles.

Dans les séances annuelles du Chapitre Général, la premièreoccupation de cette assemblée est de former le Définitoire, composéde huit Définiteurs nommés au scrutin secret et n’ayant point faitpartie du Définitoire de l’année précédente. Ce Définitoire, sousla présidence du R. P. Général, est chargé du bien de tout l’Ordreet exerce, conjointement avec le chef suprême, la plénitude dupouvoir, en vue d’ordonner, de statuer et de définir.

Ce qui nous a sauvés, c’est l’énergie de cette espèce deconcile, composé de membres de différentes nations qui, pour laplupart, n’ont point vécu et ne doivent point se retrouver avecceux qu’ils frapperont d’une juste sentence. Parfaitement libre, iln’a jamais reculé, en aucune occasion, devant un coup d’énergie.Jamais, dans l’Ordre entier, jamais, dans une Province un abus n’aété approuvé, même tacitement ; nous pouvons même dire,histoire en main, que jamais un manquement grave aux Règlesfondamentales de la vie cartusienne n’a été toléré dans aucuneChartreuse. Le Définitoire a averti, patienté, insisté,menacé ; enfin, il a pris un moyen extrême, mais décisif, envue du bien commun : il a rejeté telle maison qui n’observait plusla Règle dans son entier et refusait de s’amender et de sesoumettre ; il l’a rejetée, déclarant que ni les personnes niles biens n’appartenaient plus à l’Ordre, laissant auxréfractaires, édifices, rentes, propriétés, tout, excepté le nom deChartreux et la Règle de saint Bruno. Cartusia nunquam deformata,parce que dès que l’Ordre prit de l’extension, au commencement dudouzième siècle, nos ancêtres surent nous donner une Constitutionaussi forte qu’elle était large, aussi sage qu’elle était gardiennede la seule vraie liberté qui consiste, non point à pouvoir fairele mal ou le bien, mais, au contraire. à être dans l’heureusenécessité de ne faire que le bien, tout en choisissant, parmi cequi est bien, ce qui nous paraît le meilleur.

Du reste, il suffit de franchir les limites de ce célèbre Désertpour sentir l’absence soudaine du dix-neuvième siècle et pouravoir, autant que cela est possible, l’illusion du douzième. Maisil faut que la route ne soit pas encombrée par les caravanestapageuses de la Curiosité. Alors, c’est vraiment le Désertsourcilleux et formidable que Dieu lui-même, dit-on, avait désignéà son serviteur Bruno et à ses six compagnons pour que leurpostérité spirituelle y chantât, pendant huit cents ans, au moins,dans la paix auguste des hauteurs, la Jubilation de la terre devantla face du Seigneur Roi. Jubilate Deo omnis terra… Jubilate inconspectu Regis Domini !

Marchenoir n’avait jamais savouré si profondément la beautéreligieuse et pacifiante du silence que dans cette montée de laGrande-Chartreuse, entre Saint-Laurent-du-Pont et le monastère. Lanuit avait été fort neigeuse et le paysage entier, vêtu de blanccomme un chartreux, éclatait aux yeux sous la mateur grise d’unciel bas et lourd qui semblait s’accouder sur la montagne. Seul, letorrent qui roule au fond de la gorge sauvage tranchait par sonfracas sur l’immobile taciturnité de cette nature sommeillante.Mais, – à la manière d’une voix unique dans un lieu très solitaire,- cette clameur d’en bas, qui montait en se dissolvant dansl’espace, y était dévorée par ce silence dominateur et le faisaitparaître plus profond encore et plus solennel.

Il se pencha pour regarder en rêvant cette eau folle etbondissante, qu’on appelle si improprement le Guiers-Mort, et dontla couleur, pareille au bleu de l’acier quand elle se précipite,ressemble à une moire verte ondulée d’écume, quand elle serecueille, en frémissant, dans une conque de rochers, pour un élanplus furieux et pour une chute plus irrémédiable.

Il se prit à songer à l’énorme durée de cette existence detorrent qui coule ainsi, pour la gloire de Dieu, depuis desmilliers d’années, bien moins inutilement sans doute, que beaucoupd’hommes qui n’ont certes pas sa beauté et qu’il a l’air de fuir engrondant pour n’avoir pas à refléter leur image. Il se souvint quesaint Bernard, saint Franchis de Sales et combien d’autres, aprèssaint Bruno, étaient venus en ce lieu ; que des pauvres ou despuissants, évadés du monde, avaient passé par-là, pendant unemoitié de l’histoire du christianisme, et qu’ils avaient dû êtresollicités, comme lui-même, par cette figure, perpétuellementfuyante, de toutes les choses du siècle…

Une méditation de cette sorte et dans un tel endroit estsingulièrement puissante sur l’âme et recommandable aux ennuyés etaux tâtonnants de la vie. Marchenoir, aussi blessé et aussisaignant que puisse l’être un malheureux homme, sentit une douceurinfinie, un calme de bonne mort, insoupçonné jusqu’à cet instant.Il se baigna dans l’oubli de ses douleurs immortelles, hélas !et qui devaient, un peu plus tard, le ressaisir. A mesure qu’ilmontait, sa paix grandissait en s’élargissant, tout son être sefondait et s’évaporait dans une suavité presque surhumaine.

Une page adorable de naïveté qu’il avait autrefois apprise parcoeur, tant il la trouvait belle, lui revenait à la mémoire etchantait en lui, comme une harpe d’Eole de fils de la Vierge animéepar les soupirs des séraphins.

Cette page, il l’avait trouvée dans une ancienne Vie de cecélèbre père de Condren, dont la doctrine était si sublime,paraît-il, que le cardinal de Bérulle écrivait à genoux tout cequ’il lui entendait dire. Voici en quels termes cet étonnantpersonnage s’exprimait sur les Chartreux :

Ce sont des hommes choisis de Dieu pour exprimer, le plusnaïvement et exactement qu’il est possible à des créatureshumaines, l’état de ceux que l’Écriture appelle les enfants de laRésurrection, et pour vivre dans un corps mortel, comme s’ilsétaient de purs esprits immortels. Ils sont donc sans cesse élevéshors d’eux-mêmes dans une contemplation des choses divines ;il n’y a point de nuit pour eux, puisque c’est durant les ténèbresde la terre qu’ils font les saintes opérations des enfants delumière. Ils sont tous honorés du saint caractère de la Prêtrise,comme saint Jean témoigne que tous les saints seront prêtres dansle ciel. Leurs habits sont de la couleur de ceux des Anges,lorsqu’ils apparaissent aux hommes ; leur modestie et leurinnocence est un tableau de la sage simplicité et de la droituredes Bienheureux.

Leur habitation dans les montagnes de la Grande-Chartreusen’est point un séjour pour des personnes du monde ; il fautn’avoir rien que l’esprit pour subsister dans une telle demeure.Aussi, peut-on sortir des tombeaux de toutes sortes de monastèrespour aller revivre parmi ces saints ressuscités, mais lorsqu’on estparvenu dans ce Paradis, il n’y a plus rien à espérer sur la terre.On y peut venir de tous les endroits du monde, même des plussacrés, mais lorsqu’on est arrivé dans cette Maison de Dieu etcette Porte du Ciel, il faut être saint ou on ne le deviendrajamais !

– Etre saint ! cria Marchenoir, comme en délire, quipeut l’espérer ?… Job, dont on célèbre la patience, a mauditle ventre de sa mère, il y a quatre mille ans, et il faut descentaines de millions de désespérés et d’exterminés pour faire labonne mesure des souffrances que l’enfantement d’un unique élucoûte à la vieille humanité !… Sera-ce donc toujours ainsi, ôPère céleste, qui avez promis de régner sur terre ?…

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